Pour un futur plus inclusif
Café de fin de décennie
Mallory et Nolwenn sont amies. Elles se sont rencontrées au lycée et Mallory adore raconter l’histoire de cette rencontre. Comme dans les meilleures amitiés, elles ont eu des hauts et des bas, et ça repart à chaque fois. C’est le dernier Noël de la décennie et Mallory, étudiante en lettres, et Nolwenn, étudiante en sciences politiques, vont boire un café au sarrasin. L’occasion de revenir sur le projet de vie en collectif de Nolwenn — quelque part en France avec des camarades de son école unis par l’amour du travail manuel, agricole ou non, du participatif et l’envie de vivre en créant du sens — et de faire un pas de côté hors de la folie du monde des grandes personnes.
Ceci est la retranscription de leur après-midi d’entretien.
Nolwenn : Parlons futurs !
Mallory : Futurs au féminin ? Par rapport à l’écologie, l’avenir de la planète, j’ai vu la vidéo1Coline, J’en ai marre d’être écolo, 20 janvier 2020 : https://www.youtube.com/watch?v=tFK_wFQMRoo. que Coline a sortie…
En cœur :… « J’en ai marre d’être écolo » !
M : Et je trouvais ça intéressant de voir que même si on est féministe et « réveillée », la charge mentale semble nous retomber dessus.
N : Y’a eu un super article sur Slate sur l’impératif écologique et les femmes2 Bouazzouni, Nora. (22 août 2019). Comment l’impératif écologique aliène les femmes ?, Slate, récupéré de : http://www.slate.fr/story/180714/ecologie-feminisme-alienation-charge-morale., mais je l’avais trouvé un peu mou parce que, ayant déjà eu cette réflexion, le propos ne semblait pas être si révolutionnaire. Mais je n’avais pas réalisé que beaucoup d’écologistes rêvaient encore une planète en meilleur état grâce à des petits gestes. Certes, cela change ta vie de faire avec plaisir ces activités eco-friendly. Mais cela dure rarement car l’impact sur la planète est minime et donc frustrant, et ces petits gestes écolo peuvent reproduire une forme d’oppression déjà existante, ici patriarcale dans le cas exprimé par Coline. De fait, la charge mentale tombe trop souvent sur la même catégorie de personnes, c’est-à-dire les femmes, ce sont elles qui sont le plus rapidement épuisées. Je l’avais observé avec ma mère, par exemple, qui s’intéresse dernièrement plus au sujet et qui fait concrètement des efforts pour notre famille. Ce n’est peut-être pas pour rien que dans toutes les associations environnementales, c’est une forme de care3 « Le terme de care désigne une attitude envers autrui que l’on peut traduire en français par les termes d’attention, de sollicitude ou de soin. Chacune de ces traductions renvoie potentiellement à un aspect du care : le terme d’attention insiste sur une manière de percevoir le monde et les autres ; ceux de souci ou de sollicitude renvoient à une manière d’être préoccupé par eux ; enfin, celui de soin, à une manière de s’en occuper concrètement ». Définition tirée de : Marie Garrau et Alice Le Goff (dir.), Care, justice et dépendance. Introduction aux théories du Care, Paris, PUF, 2010. éloignée, il n’y a que des meufs4 « Meufs » signifie « femme » en verlan français et représente toute personne s’identifiant comme femme. , et c’est d’autant plus le cas parce que c’est précaire comme emploi ! C’est un temps partiel ? Boom ! À coup sûr ça tombe sur une femme ! En voyant la vidéo de Coline, je me suis dit : « OK, donc je ne suis pas toute seule à le penser ! »
M : Tu as un projet de vie, mais il a changé de nom récemment, c’est ça ?
N : C’était le projet de ferme collective et désormais c’est le projet collectif, puisque l’activité agricole ne serait plus au centre du projet. On est un groupe de camarades de différentes promotions de notre école, uni·es par le wwoofing, mais aussi par le participatif, la lutte.
M : Comment vois-tu la création de cette communauté écologique, anarchique ? Et la place des femmes là-dedans, pour que ce ne soit pas encore une répétition, par exemple, du care, des stéréotypes, des boîtes dans lesquelles les femmes sont enfermées ?
N : Ce n’était pas dans mes premiers soucis, en fait. Toi, tu as beaucoup d’espoir dans la cause féministe, mais dans l’écologie tu vois un tunnel sans sortie. Pour moi c’est l’inverse : je suis pessimiste quant à l’amélioration rapide du sort des femmes et plus optimiste sur la tournure de la lutte écologiste. Je pense qu’une partie de l’humanité va vivre (des chanceux·ceuses et des personnes préparées), une autre très bien vivre (les riches), et une autre encore va souffrir euh… beaucoup (les habitant·es des pays en voie de développement, les minorités opprimées, etc.). * rires * !
M : C’est parti dark là !
N : Dans l’urgence, on va faire appel aux schémas qu’on connaît parce qu’on n’aura pas eu le temps de changer nos imaginaires, nos façons d’agir et tous nos comportements intrinsèques. Du coup, on risque de repartir sur des schémas d’oppression des femmes, conscients ou inconscients, à la Handmaid’s Tale5 Margaret Atwood, The Handmaid’s Tale, Toronto, McClelland and Stewart, 1985, 324 pages. dans le pire des cas. Mais ça peut être quelque chose de plus subtil, comme vivre dans une ZAD6 Zone à défendre. et se retrouver, en tant que meuf, à faire la cuisine parce que tu la fais bien, tu la fais vite, dans les bonnes quantités et parce que ce que tu prépares n’est pas dégueu. Parce que la lutte doit être efficace, on va faire le raccourci habituel : les femmes en cuisine, les hommes à la construction de cabanes.
Dans notre projet collectif, c’est un enjeu dont on n’a pas trop parlé quand on s’est vu·es, même si on s’est rendu compte qu’on était relativement paritaires, sans que ce soit un choix, sans qu’on y fasse vraiment attention. Par moment et malgré, on reproduit certains scripts genrés à cause de nos biais respectifs. On a eu, par exemple, cette dynamique où toutes les filles se retrouvent d’un même côté de la table et les garçons de l’autre. Et à d’autres moments, nos préjugés s’envolent. Un jour, les garçons aidaient un copain malheureux dans son travail. Et c’était trop mignon parce qu’ils le soutenaient, lui disaient « on ne se voit plus beaucoup, mais tu sais que tu peux toujours nous appeler ». Ça ne correspondait pas à l’idée que j’avais d’une discussion entre garçons, que j’imaginais virile, pas sentimentale, pendant lesquelles ils parlent de trucs « de bonhomme » comme dans les films, le tout en parlant en mal des femmes. Dans cette situation, le revirement de réflexion vient de moi : j’avais des clichés sur les garçons et ça avait un impact sur ma façon de les voir et d’être avec eux. Ça reste une opportunité de remettre en cause nos préjugés. Jusqu’à présent notre dynamique de groupe est agréable, mais c’est un cas particulier : c’est juste nous, quatorze ami·es qui partageons une même façon de voir les choses. À plus grande échelle, je ne sais pas à quel point ça va durer, ce sera en fonction de qui rejoindra le groupe au fil du temps.
Si le groupe atteint une majorité féminine, personnes trans et non binaires inclues, voire si on instaure une non-mixité choisie, à quel point serons-nous soutenu·es par les voisin·es, par les institutions, par toute personne entrant en contact avec le projet ? Cet été, par exemple, j’étais en stage chez un maraîcher et j’avais une collègue avec qui on s’est occupé de la ferme pendant les congés du patron. En son absence, des amis, des clients, sont venus pour nous aider parce qu’ils savaient qu’il n’était pas là, ils se sont dit : « on va venir vous aider les filles ! ». Mais merci, on arrive à porter les caisses de pastèques, en fait ! C’est gentil de vouloir donner un coup de main, mais l’aide est salie puisqu’on sent qu’il y a un manque de confiance envers nous ou nos capacités. Heureusement, au sein du projet collectif, c’est une petite bulle trop magique dans laquelle cette question n’est pas un problème, mais je pense qu’à partir du moment où on sera confronté à d’autres, la dynamique sera différente. Sauf si on a un renouvellement de génération assez stylé qui amène un changement important dans les comportements. Comme tu le dis : hâte que les 2000 soient les nouveaux papas, quoi !
M : Tu m’as également parlé d’une formation de doula7 Voir à ce sujet : Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sage-femmes et infirmières : une histoire des femmes soignantes, Paris, Cambourakis, collection Sorcières, 2016, 128 pages ; Apfel, Alana, Donner naissance : doulas, sages-femmes et justice reproductive, Paris, Cambourakis, collection Sorcières, 2017, 144 pages., et je l’imaginais centrée dans le projet que vous essayez de mettre en place ! Qu’est-ce qui t’a poussé à réfléchir à cette formation ?
N : Je peux me revoir terminer la lecture de The Handmaid’s Tale et me dire « c’est fini ». L’once d’espoir que j’avais pour l’avenir de notre planète ainsi que pour la condition féminine dans le futur n’est plus, et même si ça ne finit pas dans ces conditions, ça ne sera pas beau à voir, je pense… Enfin je n’arrive pas à concevoir que ça se passera bien, à un moment ça va forcément péter pour nous, les personnes qui se considèrent comme femme (cisgenre ou trans) ou qui sont perçues comme femme (personnes non binaires) ! Ma sœur me disait : « c’est ridicule de vouloir être doula ! Même si le futur est catastrophique pour les femmes, elles pourront aller à l’hôpital pour accoucher et prendre la pilule ! Et l’adoption sera toujours une option alors ! » Mais d’où ? Ils vont venir au monde comment ? De quels hôpitaux et adoptions tu parles, sans pétrole et sans électricité ? À ce que je sache, les gens ne s’arrêteront jamais de fourrer, même pendant l’effondrement. Et avec la réduction de l’accès à la contraception, il y aura forcément des grossesses, voulues ou non. Donc même si les gens, contre leur gré ou de façon consentante, font des enfants, il va falloir les mettre au monde, sinon ça va finir en bain de sang, enfin, en bain d’utérus ! Et je refuse ! C’est ce sens-là que je donne à la formation de doula. C’est trop trash ce que je dis…
M : C’est trash, mais tu te permets de penser que ça peut très bien ou très mal se passer, et que tu es prête ou dois l’être !
N : Dans le fond, penser la catastrophe, c’est de la philo. C’est pensé par plein de gens depuis au moins soixante-dix ans. Dans la gestion des risques de base, dans toutes les usines Seveso, dans les centrales nucléaires, les installations dangereuses, on fait des études pour savoir comment gérer le risque. Et on intègre maintenant le facteur humain, ce qu’on ne faisait pas avant alors qu’on sait qu’on fait des erreurs, l’histoire nous l’a dit ! Les philosophes, dont Jean-Pierre Dupuy8 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé : quand l’impossible est certain, Seuil, collection Points, 2004, 224 pages., l’ont dit : pour préparer une catastrophe ou un événement, il faut croire qu’il peut arriver, et regarder, à rebours, ce qu’il faut faire pour qu’il n’arrive pas. Et c’est exactement la même chose pour l’écologie. Je crois profondément qu’un jour, ça va péter. Ce ne sera pas forcément d’un coup, ce sera peut-être par petits stades. J’ai comme l’impression que Trump a lu Effondrement9 Jared Diamond, Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard, collection Folio Essais, [2005] 2009, 880 pages. de Jared Diamond et coche sur sa to-do list ce qu’il faut faire pour provoquer un effondrement de la civilisation. Bon, peut-être qu’il ne le fait pas, mais inconsciemment, il y contribue !
Bref, ce que je veux dire, c’est qu’inconsciemment, maintenant, je fais pareil, j’essaye de réfléchir au futur souhaitable pour le concrétiser dans le présent. Imaginons que dans quarante ans, il n’y a plus de pétrole, plus d’électricité. Je n’imagine pas les guerres, les conflits, tout ça, mais plutôt comment seront nos vie au quotidien, localement. Imagine le monde sans pétrole. Donc, ça veut dire que tu n’as plus de voiture, comment tu te déplaces ? Qu’est-ce qui fonctionne sans pétrole ? Comment tu manges ? Une fois que tu as passé les trucs de survie, tu dépasses un peu : tu as ton poney, tu as ton jardin, ta réserve en eau, ton charbon pour la traiter, tu vis dans un endroit un peu protégé. Et on continue de tirer les ficelles, parce que la vie, ça ne s’arrête jamais à manger, boire et dormir ! Si tu tombes malade, tu te soignes comment ? Si un jour, il y a un trou dans mon toit ? Il faut que j’apprenne à réparer mon toit, et si je ne peux pas le faire seule, c’est là que tu comprends l’importance de l’entraide et de la solidarité que les gens développent un peu dans les milieux collapso10 Abréviation de collapsologue, une personne sensible à la collapsologie, terme inventé par Pablo Servigne et Raphael Stevens pour désigner l’étude de l’effondrement des sociétés, c’est-à-dire l’état d’une société où les besoins de base de l’être humain ne sont plus subvenus dans le cadre de la loi.. Tout·e seul·e, on n’y arrivera jamais.
Comme je le disais plus tôt, il y a une petite partie de moi qui est anxieuse et qui réfléchit à la manière dont on va mettre au monde des enfants, et dont on va soigner des femmes quand on n’aura plus de quoi leur faire fermer leur gueule (comme on fait maintenant avec la surmédicalisation des accouchements11 Voir à ce sujet : Ehrenreich, Barbara et Deidre English, Fragiles et contagieuses : le pouvoir médical et le corps des femmes, Paris, Cambourakis, collection Sorcières, 2016, 160 pages. , etc.). On ne se pose pas assez la question et pourtant, ça va être une bonne partie de plaisir…
Puis comment on va faire pour éduquer les enfants ? Est-ce qu’il y aura des écoles ? On n’a pas eu le temps de l’évoquer avec la gang parce qu’on s’est vu que quatre jours pour discuter du projet collectif. Mais on s’est demandé : « est-ce qu’on collectivise les enfants » ? Est-ce qu’un enfant appartient à ses parents ou est-ce que sa vie lui appartient ? Est-ce qu’il a, en plus des parents, des sortes de guides ou des modèles qu’il pourrait aller voir ? Les adultes seraient là dans le fond pour l’aider, et les enfants aideraient les adultes aussi parce qu’on a plein de choses à apprendre d’elleux. L’enfant aurait ses parents, mais en plus la communauté dans laquelle il vit sur laquelle s’appuyer.
M : Une autrice qui a pas mal exploré ça, c’est Octavia Butler, avec son livre La parabole du Semeur12 Octavia Butler, The Parable of the sower, New York, Grand Central Publishing, [1993] 2019, 345 pages.. Dans un monde post-apocalyptique, on suit une jeune fille, Lauren, dont le rapport au monde et à la spiritualité est différent des autres parce qu’elle est « hyperempathique ». Elle est capable de ressentir les émotions et les blessures physiques des autres, à tel point qu’elle peut mourir par empathie. Dans le monde tel qu’Octavia Butler l’imagine, on se cloisonne chez soi, les quartiers sont barricadés derrière des murs ou des barbelés. Lauren a appris que ce qui est à l’intérieur de son quartier représente ce qui est bien, et ce que ce qui est en dehors c’est mal, sans nuance. À l’extérieur, on ne trouverait que des gens qui sont complètement perdus, qui ont pété un câble, des drogués, des cannibales, etc. Malgré une vision du monde réduite à l’opposition bien/mal, le quartier lui permet de vivre son « hyperempathie » de la manière la plus sécuritaire possible. Après une attaque, la jeune fille est la seule survivante de son quartier, et elle va essayer de recréer une petite communauté à l’extérieur. Au lieu d’être sur la défensive et de perpétuer les croyances qu’on lui a enseigné sur le monde, elle décide de faire confiance aux gens qu’elle rencontre. C’est sa confiance et son ouverture d’esprit qui va permettre la création d’une communauté, et qui développeront sa croyance en son nouveau Dieu : le Changement. Et le Changement, selon Lauren, commence par toi : « All that you touch, you Change ; all that you Change, Changes you ; the only lasting truth is Change ; God is Change13Butler, Octavia, ibid. ».
N : Et ça, c’est une forme d’empowerment, comme l’est à mes yeux la communication non violente (ou CNV). La CNV te fait prendre conscience du mal que peuvent faire tes mots à tes interlocuteurs·rices et à toi-même. Lorsque tu commences une démarche pour changer ta façon de parler dans la logique de la CNV, tu essayes de te donner les moyens d’être une meilleure personne. C’est une philosophie qui est très utile tout au cours de ta vie, pour penser ton rapport avec la planète et ton bilan carbone par exemple, pour penser le militantisme, ton métier, etc. Bref, revoir sa façon d’être avec autrui, vivant ou non-vivant, c’est le premier pas vers le changement.
M : Et sinon le féminisme en 2040 tu le vois comment ?
N : Hmmm. Je ne sais pas. J’ose espérer, j’ai envie de croire que ce ne sera plus une lutte à plein temps, que je ne serai pas dans une résistance comme dans un monde à la Handmaid’s Tale où on devra se battre pour survivre. Mais là tout de suite, l’image qui m’est venue c’est : « OK c’est dans 20 ans, donc on est dans le projet collectif : artisanat, production agricole, bibliothèque associative, etc. ». Genre l’utopie, l’ensauvagement, on est retourné à ce qu’il y a de mieux, on a laissé le pire et on continue de réfléchir à comment améliorer le monde. Et le petit détail serait que si j’ai un garçon ou une fille, j’essaierai de ne pas perpétuer les miasmes du patriarcat qui seraient venus avec moi dans le futur. Voilà, tout de suite c’est ça qui est venu. Après, si on commence à creuser, et ben j’ai peur que ce soit un monde dystopique où, politiquement, on aura tendu vers des extrêmes plus autoritaires. Mais ce sera peut-être le cadet de mes soucis, alors que la résistance le premier ! Et toi, le féminisme en 2040 ?
M : Je ne sais pas non plus. J’aimerais bien qu’on arrive à fonder une communauté bienveillante, avec que des gens comme Diglee14 Maureen Wingrove, dit Diglee, est une artiste, autrice et influenceuse française. https://www.instagram.com/diglee_glittering_bitch/ .. Elle est hyper ouverte d’esprit, spirituelle, littéraire, bienveillante, et elle essaie de s’améliorer constamment. Je pense que ce serait ça le féminisme en 2040 : on aurait atteint une communauté bienveillante, dans laquelle tout le monde se sentirait inclus, où on n’aurait plus besoin d’essuyer les larmes des fragiles (i.e des hsbc, des hommes straight blancs cisgenres).
N : On échangerait même leurs mouchoirs jetables par des mouchoirs en tissu. Comment mélanger l’écologie et le féminisme en une allégorie ! « Men are trash, but my tissues are not ! » Et tu te verrais dans un projet collectif ? Pas nécessairement de production agricole ou avec moi, mais en général ?
M : Agricole, je ne sais pas, parce que je dois dire que je ne raffole pas du travail manuel. Je ne sais pas si j’arriverais à m’investir et à mettre autant la main à la pâte que les autres !
N : Le projet collectif, ça ne veut pas dire juste travailler pour le projet. Certain·es veulent d’abord tester le monde professionnel, voir ce qui leur plaît. Pour toi, ça pourrait vouloir dire habiter dans notre communauté et continuer tes études en même temps, sachant que tes études s’inscrivent dans une démarche collective : tes recherches sont faites pour être lues, pour inspirer à améliorer le monde dans lequel on vit. On lirait tes recherches et tu aurais un endroit pour faire un break et où te ressourcer.
M : Ce qui est sûr, c’est que ton projet me vend du rêve. Clairement, je ne sais pas si je serais capable de le faire. M’imaginer vivre en communauté dans une ferme, c’est facile, m’occuper des animaux, je peux le faire, mais bêcher ça reste à prouver ! Faire le potager et le jardin avec les plantes médicinales, je peux le faire aussi. En fait, comme tout le monde, je me verrais bien comme une sorcière !
N : J’allais le dire ! Avec la cabane au fond du champ !
M : Allez. Imagine : je débarque avec le contenu de mes bibliothèques, je m’installe, j’ai des chèvres, etc. En fait, maintenant, oui, je me projette clairement dans un projet où on crée une micro-communauté dont on aimerait reproduire le fonctionnement à l’échelle planétaire, mais je ne peux me projeter qu’avec des cheveux blancs ! Comme ma grand-mère qui habite seule chez elle, avec son jardin, son figuier, ses framboisiers, ses courges, ses herbes, son mortier sur sa cheminée, etc. Je n’arrive à me projeter dans ce projet qu’en tant que femme âgée parce que je n’ai pas encore assez déconstruit l’idée que ma vie peut être autre chose que métro-boulot-dodo. Je pense que c’est ce qui me bloque aujourd’hui.
N : Au sein du projet collectif, ce que tu fais consciemment a du sens, ne requiert pas de s’entasser dans les transports en commun, et le sommeil n’est plus un échappatoire au métro-boulot-dodo. Il y aurait des hommes, des femmes, des personnes trans et des personnes non-binaires, et ce serait la galère entre les problèmes de communication et les tensions. Mais tout bêtement, on pourrait envisager des droits de veto, voire l’expulsion des connards irrécupérables. On a eu ce débat avec une pote : « Est-ce que les mecs, étant les dominants, ne devraient pas se prendre en main, ou est-ce que nous, en tant que femmes woke15 Être woke signifie être particulièrement conscient·e, attentif·ve et vigilitant·e vis-à-vis des faits et questions raciales et de justices sociales. Traduction libre de la définition du dictionnaire Meriam-Webster en ligne, consulté le 9 mai 2020 : https://www.merriam-webster.com/dictionary/woke., on ne devrait pas les aider à se sensibiliser à la cause féministe ? ». Ça m’embête de refuser automatiquement d’aider les hommes à s’éduquer, donc je fais au cas par cas. Par exemple, à celleux qui se prétendent woke, je ne leur donne pas plus de temps, car ielles ne sont pas prêts à travailler. J’ai rencontré deux hommes (seulement deux !) woke, qui font des efforts. Le deuxième, P, est parti de loin. Ma pote qui me l’a présenté l’a connu avant son éveil, le genre de mec que tu fuis dans la rue, tu le vois et tu fais « oh non ». Et quelle transition, quelle belle personne ! C’est allé de pair avec un gros changement sur l’écologie, la spiritualité et des réflexions sur une reconversion professionnelle. Et c’est fou, il a tiré un bout de la pelote de laine et le tapis rouge de la belle personne est arrivé. Lui, dans ses actes et ses pensées, c’est woke.
Si les hommes sont ouverts à l’idée de communiquer et qu’ils acceptent de réfléchir sur leurs comportements (ce qui est le plus difficile), j’ai envie de les prendre par la main et de les amener vite dans notre camp. Si des dominants, soit des hsbc, sont avec nous, ce serait magique : ce projet-là voudrait dire que tu peux réapprendre à vivre avec tout le monde !
M : Je pense comme toi, c’est du cas par cas, mais (et c’est peut-être horrible de le dire) j’ai davantage de patience et d’énergie pour celleux de la génération 2000 que pour la génération de mes parents ! Je ne me prive pas de débats ou de simples conversations avec leur génération, à partir du moment où on ne me demande pas de réexpliquer l’histoire de la domination masculine !
N : Je sais que c’est horrible à dire, mais j’ai hâte au renouvellement des générations, de voir que ce ne sont plus celleux qui n’en ont rien à foutre des autres et de l’état du monde qui vont prendre les décisions pour nous. Est-ce qu’il y a déjà eu des générations comme la nôtre qui se sont autant questionnées sur la philosophie, l’écologie, la spiritualité qu’à notre époque ? Qui sont prêtes à faire péter les barrières de la tradition, les frontières de genre, de ce que c’est d’être animal, de manger, de voir les conséquences de nos actions ? Ça nous renverse le cerveau clairement, on n’arrive pas à tout comprendre. Je ne veux pas hiérarchiser les douleurs, mais le monde n’a jamais été aussi complexe. La remise en question des barrières par notre génération et les suivantes vient avec beaucoup de souffrance, mais aussi avec une lucidité. Du coup, hâte à dans vingt ans ou pas hâte ?
M : Hâte quand même. Après, peut-être que dans vingt ans je regretterai d’avoir dit ça ! D’un point de vue personnel, j’ai hâte de voir où j’en serai.
Du point de vue de la planète, je ne suis pas sûre. Je n’arrive pas à être dans le concret comme toi. J’aime me réfugier dans la fiction, comme Dans la forêt16 Hegland, Jean. (2018). Dans la forêt, Gallmeister, collection Totem, [1996], 320 pages. de Jean Hegland, La Parabole du Semeur de Octavia Butler ou Le Mur invisible17 Haushofer, Martha, Le Mur invisible, Arles, Actes Sud, collection Babel, [1968] 1992, 352 pages. de Martha Haushofer. Ça me rassure de voir dans ces livres, assez sombres et violents, l’espoir et la résilience. Par exemple la manière dont les deux sœurs de Dans la forêt s’aident pour survivre à leurs traumas et à cette espèce d’apocalypse (qui n’est pas spectaculaire, mais qui est un effritement, comme du vieux papier). Le pire est toujours là, le danger n’est pas évacué, mais il y a quand même une foi dans l’humanité présente dans ces livres.
Comme dans la saga fantasy de La Terre fracturée18 Jemisin, N.K., The Fifth season, Londres, Orbit, 2015, 512 pages. de N. K. Jemisin. C’est l’apocalypse, le Dieu c’est la Terre, et la Terre veut anéantir l’Humain qui lui a pris son enfant, la Lune. La Terre veut t’exterminer, ça prend la forme de saisons qui ne sont plus printemps, été, automne, hiver, mais des saisons de cataclysmes. Pendant deux cents ans tu vas avoir des tsunamis constants, puis pendant cent cinquante ans ça va être des pluies acides, etc. Ce qui est malade c’est de voir que 40 000 ans après l’effondrement de notre monde tel qu’on le connaît, 40 000 ans plus tard, les dominations et les violences sont toujours là. Et pourtant il y a des gens, comme la personnage principale (une femme racisée bisexuelle disabled de 40 ans), qui y croient et qui tentent de placer leur foi dans l’autre, d’avoir confiance en l’humanité pour dépasser tout ça. C’est peut-être dangereux parce que ça peut nous pousser à croire qu’on est surpuissant alors qu’on devrait se dire « on est tous·tes foutu·es » ! J’évite de trop y penser, ça me fait paniquer… Et en même temps, j’ai hâte de voir où on en sera dans vingt ou quarante ans, grâce à ces fictions qui me rassurent sur le fait que ça peut bien se passer, que c’est une opportunité de recommencer à zéro en mille fois mieux.
N : Je ne sais pas pourquoi, mais je lie les deux. Ce n’est pas un truc de colibri19 Référence ici au mouvement Colibris fondé par Pierre Rabhi : « Colibris tire son nom d’une légende amérindienne, racontée par Pierre Rabhi, son fondateur : Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! » Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part ». Définition récupérée de : https://www.colibris-lemouvement.org/mouvement/legende-colibri?fbclid=IwAR1V6_yOCjV_9yKf8f2myZj-EtaG3_3cKPoXtE48UIhbVgJ0Nliard8asno . de merde, genre chacun·e fait sa part et on va sauver le monde. Tout ce que je peux faire et changer, c’est-à-dire moi-même, tout ce que je vais faire d’un point de vue personnel, spirituel, professionnel ou intellectuel, je le guide vers la lutte et la résilience. Quand tu agis, et pas que sur la déprimante question écologique, chaque coup dur te fait grandir et je trouve ça trop chouette. J’ai hâte de me voir dans vingt ans en train de couvrir la maison de mes voisins (parce que oui j’aurai des skills de couvreuse !). Et du coup, j’ai hâte, mais surtout à chaque minute et chaque mois d’ici-là, à tout ce que je vais apprendre.
J’adore fantasmer sur ce que je serai en 2040, j’aurai peut-être adopté trois enfants, peut-être que cela se fera plus tôt, dans trois ans. J’ai hâte de profiter de chaque instant à venir, parce que tout ne va pas toujours être joli. Tout ça me donne envie paradoxalement de vivre « plus ». Jamais l’avenir n’a eu autant de possibilités d’être dark, on a que des raisons d’être triste, et, pourtant, je vois tous les chemins à prendre pour qu’il soit beau. Peut-être que ça vient de nos formations de littéraires d’avoir envie de réécrire un futur qui n’existe pas encore. Quand on voit la complexité du monde et de ce qu’il faudrait faire pour le changer, on se dit que ça peut prendre des dizaines d’années. Hâte d’en vivre toutes les étapes, on va se régaler. Peut-être.
Bibliographie
Apfel, Alana. 2017. Donner naissance : doulas, sages-femmes et justice reproductive. Paris : Cambourakis, collection Sorcières.
Atwood, Margaret. 2017 [1985]. La Servante écarlate. (Sylvie Rué, trad.). Paris : Robert Laffont, Pavillon poche.
Bouazzouni, Nora. 2019 (22 août). « Comment l’impératif écologique aliène les femmes ? ». Slate. Récupéré de http://www.slate.fr/story/180714/ecologie-feminisme-alienation-charge-morale.
Butler, Octavia. 2019. Parable of the Sower. Grand central publishing edition.
Coline. 2020 (2 janvier). J’en ai marre d’être écolo. Youtube. Récupéré de https://www.youtube.com/watch?v=tFK_wFQMRoo.
Diamond, Jared. 2009 [2005]. Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Paris : Gallimard, collection Folio Essais.
Dupuy, Jean-Pierre. 2004. Pour un catastrophisme éclairé : quand l’impossible est certain. Seuil, collection Points.
Garrau, Marie et Alice Le Goff (dir.). 2010. Care, justice et dépendance. Introduction aux théories du Care. Paris : PUF.
Haushofer, Martha. 1992 [1968] Le Mur invisible. (Liselotte Bodo et Jacquelin Chambon, trad.). Arles : Actes Sud, collection Babel.
Hegland, Jean. 2018 [1996]. Dans la forêt. (Josette Chicheportiche, trad.). Gallmeister, collection Totem.
Jemisin, N.K. 2015. The Fifth season. Londres : Orbit.