celles qui marchent longtemps ont toujours le dos courbé
Des fois, Maisy avait l’air triste, raconte Lisa. Des fois, elle disait qu’elle ne méritait pas d’être aimée. Je lui répondais toujours qu’elle avait le droit d’être aimée. Et que s’il lui arrivait quelque chose, notre cœur allait se briser.
Walter, Emmanuelle. 2014. Sœurs volées. Enquête sur un féminicide au Canada, Montréal : Lux Éditeur, p.19 [224p].
celle qui revient à val d’or
Tu marches, tu continues de marcher encore et encore, sans arrêt dans le froid et de fois en fois tu te dis que ça doit cesser, que tu dois arrêter de faire ça, de marcher et de t’asphyxier, mais tu continues cette longue marche dans la nuit. Le vent est celui qui te dérange, il te rappelle que parfois ta volonté faillit et c’est pour ça que tu dois l’affronter encore, parce que tu as été vaine. Tu ne sais pas ce qu’il y a de réconfortant dans espérer mourir de froid, peut-être que c’est parce que tu sais sentir la mort arriver et tu sens qu’elle est douce, tu sais qu’à cette température elle vient quand on est déjà endormi. Il paraît que quand on meurt noyé, dès la deuxième fois que l’on respire de l’eau, les endorphines sont libérées et on devient euphorique, qu’on en vient à souhaiter la mort simplement pour en vivre l’expérience. Tu y penses mais au final, tu rentres toujours à la maison, tu marches droit et tu ne fais aucun détour, tu te diriges vers chez toi parce que c’est ce que tu préfères parmi tout le reste, être à la maison, donc c’est là que tu vas, parce que tu n’as pas encore respiré l’eau, tu n’es pas noyée complètement, parfois tu sors ta tête de l’eau et tu respires, tu es asphyxiée par moments mais tu respires quand même et tu sais que la ligne est mince entre la noyade et la survie, tu ne l’as pas encore franchie, tu as seulement envie de terminer ta longue marche et tu sais que tu as encore assez de force pour espérer entrer au chaud.
celle qui ricane comme le coyote avec le caribou
Je me rappelle, dans ce rêve, j’avais une longue barbe qui me poussait, puisque ma vie avait été très longue et remplie de toutes sortes de personnes bienveillantes et d’événements heureux, sans que je puisse les nommer ou m’en rappeler exactement. J’avais une longue barbe blanche et soudain je pleurais parce que j’allais mourir, je sentais la fin de mon corps, mes doigts étaient gelés dans le froid et je marchais sans cesse, sans m’arrêter parce que je chassais le caribou, et je pleurais si fort que je sentais que quelqu’un m’entendait, je ne savais pas qui, ni d’où il venait, mais j’étais bien consciente que quelqu’un m’entendait et qu’il ressentait de la pitié pour moi et, dans ce rêve, je me transformais soudainement en caribou, je n’étais plus sur le point de mourir, je pouvais bien respirer, je n’avais plus froid et je galopais très vite, j’étais heureuse. Je n’avais gardé de mon ancien corps que ma longue barbe qui était la preuve de ma grande sagesse, mais aussi de l’immense peine que je portais en souvenir du temps où j’étais une humaine.
Ce rêve je l’ai fait tant de fois que je me rappelle de chaque détail qui le forme, mais surtout je me rappelle de l’écart entre l’immense tristesse qui me dévore au tout début et de la joie, presque effervescente, que j’éprouve quand je me suis transformée. C’est d’abord un affreux cauchemar qui me fait trembler même si mes couvertes sont empilées et qu’aucun froid ne s’immisce dans mon lit, puis un rêve, où, en galopant, je me sens comme si je flottais et que rien ne pouvait plus me détruire.
Quand j’étais plus petite, et que je faisais ce rêve chaque nuit, il m’arrivait de penser que je devais aller marcher en forêt et chasser le caribou pendant des jours et des semaines, peut-être même des mois. Pendant tout ce temps, graduellement, je réussissais à me changer en animal et découvrir tout le plaisir que j’avais la capacité de ressentir, mais qui n’existait que pendant mon sommeil, durant ces rêves. Je me souviens quand je suis partie dans l’intention d’aller le chasser un jour, je m’étais perdue, c’était durant le mois de novembre et il faisait si froid. Le froid ne me dérangeait pas mais le vent me faisait faillir, je tombais parfois parce que je ne sentais plus mes jambes et je laissais mon corps s’enfoncer dans la neige, je n’avais plus la force de me soulever et de continuer et je pleurais si fort, je me rappelle avoir eu honte de le faire, mais en même temps d’être réconfortée de pousser tous ces cris. J’étais jeune à cette époque et nous vivions près d’une petite forêt, il avait fallu beaucoup de temps à mes parents avant de me retrouver, probablement quelques heures, dans le noir, c’est un des souvenirs qui est encore très clair dans ma mémoire. Je ne me souviens plus de ce qui est arrivé quand je suis retournée à la maison, je ne sais même pas si mes parents avaient été fâchés contre moi.
celle qui se fait dicter par le président
Après avoir entendu cette fameuse phrase de l’homme que tu détestes profondément, mais que tu n’arrêtes pas de suivre partout sur Internet et à la radio, d’ailleurs ce n’est pas très difficile, il est partout, tout le monde en parle, il te semble même qu’il te suit jusque dans ton lit, tu n’as pas réagi comme il te semblait bon de le faire, c’est-à-dire que tu n’as pas relevé, tu as arrêté d’y penser et tu es passée à autre chose. Les États-Unis sont pour toi une infinité de personnages, de lieux et de possibilités qui te désarçonnent, tu t’abreuves de l’art de ce pays et des anecdotes qui le construisent avec une soif proche de la démesure. Tu aimes tout de ce pays, avec ses autoroutes qui n’en finissent plus, avec ses films, avec toutes ses causes perdues et ses artistes inconnus.ues en fait ce n’est pas tellement de l’amour, c’est plutôt une fascination sans exutoire qui t’accroche à ce pays. Peut-être que maintenant tu es simplement déçue, tu aimerais plutôt penser à quelque chose d’autre parce que tout ça n’en vaut plus vraiment la peine.
La nuit dernière, tu as fait un rêve. Tu jouais à un sport avec d’autres filles dehors, tu ne sais même pas quoi exactement, mais vous étiez bien équipées pour être protégées des coups, comme au hockey. À la fin de la partie, vous étiez comme transportées dans des douches, c’était les douches de la piscine de ton école secondaire, tu te rappelles très bien cet endroit toujours humide. Tu n’arrivais pas à enlever ton bas, c’était un genre de culotte lacée et ça recouvrait ton pubis, ça avait pour fonction de t’assurer que seulement toi pourrais l’enlever, mais tu n’en étais pas capable, et les filles venaient t’aider, elles étaient au moins quatre à essayer de te détacher, mais ça ne fonctionnait pas. Elles continuaient tout de même de se débattre et, tout d’un coup, ça t’a excitée, elles te touchaient, elles frottaient, elles donnaient des petits coups, et tu les laissais te toucher, même si tu savais que personne n’était censé le faire, le vêtement était conçu pour ça. Ça te faisait vraiment plaisir qu’elles y mettent tellement d’énergie, c’était juste pour toi qu’elles le faisaient, pour t’aider, et elles réussissaient finalement, elles enlevaient tous les lacets et tu étais toute nue, mais elles continuaient de te frotter, elles enfonçaient leurs doigts l’une après l’autre et tu jouissais souvent.
Tu t’es réveillée en sueur, au son de ton alarme qui était programmée sur le poste de Radio-Canada. On parlait encore de cette phrase qui date de 2005 à l’émission du matin, grab ’em by the pussy, et tu n’es pas sortie du lit sans t’être masturbée trois fois.
les dimensions de mon orgueil
Je ne sais toujours pas, malgré tout ce à quoi j’ai pu réfléchir, si ressentir tout ce que je ressens me délivre ou me fais souffrir encore plus, de jour en jour. J’ai essayé de me creuser la tête, mais je crois toujours que les trous sont visibles, qu’ils sont béants, et qu’ils ne cesseront de grandir. Quelque chose me fait défaut, je ne sais pas ce que c’est, j’ai perdu mes points de repères quand j’ai déménagé dans cette maison qui est si grande. Je croyais qu’être seule démystifierait tous mes idéaux, que je me sentirais ancrée dans ma solitude mais non, je dérive toujours. Je me compare à toutes ces filles qui traînent un poids beaucoup plus lourd dans leur tête, et moi je n’ai que des trous, et j’aimerais être forte mais ce n’est pas le cas. Il me semble que parfois je suis gouvernée par des mouvements imperceptibles.
Je pense souvent aux bateaux qui naviguent sur l’océan et je m’entoure de toutes les couvertures que je peux trouver, et je me sens bien. Je n’ai encore trouvé aucun trou plus gros dans mon cerveau que celui de mon orgueil.
celle qui parle
Tu ne sais plus rien tu n’as jamais su grand-chose, ça ne t’a jamais frappée à quel point tu étais ignorante de tes propres sentiments et en plus maintenant, avec ce qui est arrivé, tu te mets à croire que tu veux certaines choses alors que ça te fait sentir toujours plus petite à l’intérieur de toi-même. Tu n’es certaine de rien, tu es l’ignorance par excellence et c’est pour ça que cette fois-là, tu t’es laissée guider par son avis, lui il est plus vieux, il est intelligent, il a une carrière et tout le monde l’écoute, il a des amis, il est attirant, tu étais attirée par lui, tu le voulais sûrement pour de mauvaises raisons, en tout cas c’est ce que tu te dis parfois. Tu n’étais pas apte à survivre, à ce moment-là, dans cette situation-là, parce que tu étais mélangée et je ne crois pas qu’il y ait autre chose à dire pour te justifier. Tu avais tellement le goût de rentrer à la maison quand c’est arrivé, tu te sentais comme une petite fille qui avait voulu quelque chose à l’épicerie, mais après en avoir goûté un peu, elle décidait qu’elle n’aimait pas ça, et sa mère l’obligeait à finir. Tu te sentais comme l’adolescente qui avait réussi à attirer le garçon le plus populaire de l’école dans son lit, mais qui réalisait finalement qu’elle n’était qu’une fille un peu naïve, et qu’elle n’avait aucune envie de faire toutes ces choses que le garçon lui proposait. Tu te sentais un peu comme ça, mais tu pensais aussi à lui, et dans ta tête, tu ne pouvais pas t’empêcher de le considérer comme un gros porc sale et répugnant, et encore maintenant, quand tu le vois ou quand tu entends parler de lui quelque part, tu l’imagines avec un groin et des yeux de bête, roulé dans la boue et ayant perdu toute capacité cognitive.
celle qui, devenue animal
Tu ne réussis pas à te faire croire, à te convaincre définitivement que tu n’es plus rien, que tu as été transformée en quelque chose qui ne pense pas, qui ne peut pas marcher, toucher, frapper et crier. Tu aurais voulu que tout soit tellement différent, tu aurais voulu pouvoir tout prévoir, mais tu constates simplement que tu n’es rendue presque rien, tu ne veux pas accepter que ta chair ait été donnée à un porc obèse, qui a lui-même été tué et vendu. Tu penses à autre chose, tu ne veux plus penser à toutes ces choses mauvaises qu’ont été ta vie, puis ta mort. Tu rêves que tout s’est passé différemment, que tu t’es toi-même glissée dans la peau du cochon, que c’est toi-même qui en a décidé ainsi, pour le libérer, lui, de son propre corps, puis qu’il ne s’est plus attaqué aux employés de la ferme pour les mordre, mais plutôt que son corps a été utilisé pour te procurer une petite maison. Il s’est transformé en une bête d’un rose floral, et sa peau est devenue douce tout à coup, ses jambes ont poussé pour devenir immenses, et il pouvait courir et sauter les barrières.
Maintenant c’est toi qui saute les barrières de la ferme et ta peau n’est presque plus palpable, elle est devenue une sorte de voile rose et tes pattes ne touchent plus le sol, ta vitesse n’est comparable à rien qui existe. Tu voles et tu oscilles entre la terre et le ciel et tu es libre, et tous les animaux se sont transformés comme toi, tu le sais mais tu ne les vois jamais, tu ne vois jamais personne, tu es seule avec tes pensées et c’est très bien comme ça. Tu ne descends plus jamais pour boire de l’eau, tu n’en as plus besoin, tu atteins parfois la couche la plus élevée du ciel, puis tu regardes en bas et il n’y a pas vraiment grand-chose, mais tu admires le presque rien et tu es calme, tu es très calme, tu respires et il n’y a rien d’autre.
celle qui arpente la montagne
Tu marches sans cesse sur la montagne et tu te sens reine de cette ville qui n’est plus rien pour toi, seulement le souvenir d’une vie qui était pleine de promesses et tu pensais que ta vie serait longue et que tu mourrais pleine de sagesse et de savoir, sauf que maintenant tu sais encore plus de choses que tu n’aurais jamais pu imaginer, tu sais tout, car tu n’es plus rien. Tu connais cette science que tu étudiais, la chimie, tu sais que ton corps s’est transformé en autre chose, que ton corps a servi de carburant pour brûler, puis carboniser pour devenir une poussière noire, puis qu’enterrée dans le sol, cette poussière formée de milliards de molécules de carbone attachées les unes aux autres se sont séparées pour sortir du sol et tu n’es devenue que de l’air, presque rien. Tu sais que grâce à ce procédé assez simple que tu appelais craquage thermique dans tes examens à l’université, tu peux te déplacer librement sur la montagne et tu te dis que tu aurais aimé devenir un animal, mais c’est impossible parce que tes molécules sont plutôt devenues comme un souffle. Parfois, quand le soleil plombe, tu suspends ton périple pour laisser les rayons te submerger, tu te sens presque dans le néant, tu sens que tu possèdes la liberté de devenir un rayon, et c’est ce que tu fais.
Tu changes, tu prends une autre forme et tu comprends toute cette énergie que tu es devenue grâce à ta simple volonté. Tu te promènes et cette marche nouveau genre est ton seul loisir, car il te permet d’apprendre encore toujours plus, toi qui était assoiffée de connaissances à l’université, tu peux enfin t’abreuver sans arrêt de cette marche qui relie toutes les sciences. Cette pensée te revient souvent, tu es un seul carré d’une immense courtepointe, tu es la reine de la montagne et parfois en pensant à tout ça, il te vient à l’esprit que tu étudies ces sciences en faisant l’étude de ta propre mort, et même parfois tu te dis que tu n’aurais jamais souhaité mieux.
les dimensions de ma courtepointe
Dans ma maison il n’y a rien d’autre que des couvertes partout et des oreillers, parce que j’ai souvent très froid, surtout aux mains et aux épaules. J’ai collectionné toutes ces couettes avec le temps, car j’habite cette maison depuis assez longtemps, mais j’ai remarqué seulement récemment que les motifs n’ont rien à voir les uns avec les autres, les couleurs non plus, il y a au moins mille couleurs différentes qui forment le paysage du salon, mais l’ensemble est quand même parfait, parce que tout se recoupe, étonnamment. Le plancher n’est plus visible, c’est comme si le plancher était toute cette collection, une immense courtepointe sans début ni fin, et j’adore m’enfermer dans cette couverture durant mes journées de congé et y rester, et je m’imagine que je suis un renard et que ces couvertures sont mille petits collets auxquels je suis pendue confortablement, et j’imagine que la mort est proche et qu’il n’y aura pas de suite à ce repos. À ce moment-là, je me sens vraiment reposée, je me sens renouvelée, presque rapiécée, et quand vient le moment de sortir du cocon, je me sens prête à affronter tout ce qui m’attends.