Chassé-croisé
Les muscles de son dos se nouent et se dénouent dans l’attente. Ses doigts caressent inconsciemment le pendentif à son cou alors que ses yeux me cherchent. Elle ne sait pas que je suis déjà arrivée ou ne m’a pas reconnue. Je l’ai tout de suite aperçue, elle porte la même chemise échancrée que sur sa photo de profil. Elle est plus petite que ce que les autres clichés laissent croire, plus ronde d’ailleurs. Ça lui va bien, elle fait femme. Elle demande au serveur de lui apporter un shooter. Ses doigts continuent à triturer son collier alors qu’elle se tord le cou dans l’espoir de me voir arriver. Je vais la faire patienter encore un peu avant de la rejoindre. Le serveur revient avec son once de courage momentané et elle se commande un second verre, du vin cette fois. Sa main lâche le collier et se pose sur la table. Elle mouille discrètement un doigt dans l’alcool et commence à faire des ronds sur les rebords du shooter en essayant de produire un son, n’importe lequel, tant qu’elle réussisse à en faire un. Elle abandonne plutôt rapidement ses tentatives de musicienne de cristal et prend le verre d’un geste résolu. Les sourcils froncés et la bouche frémissante, elle renverse la tête alors qu’elle s’envoie l’alcool en pleine gueule. En se fermant les yeux aussi durs et se secouant ainsi, elle ressemble à une jument qui s’ébroue.
J’en ai assez vu. Lors de nos premiers échanges elle m’a répété, rebattu les oreilles, endormie à coup d’incertitudes : elle n’a jamais fait ces choses, elle ne sait pas à quoi s’attendre, elle n’est pas ce genre de fille. J’achève la torture et m’approche de sa table. Elle lève vers moi de grands yeux, biche effarouchée aux lèvres carmin. Elle esquisse un mouvement de recul alors que je m’assois en face d’elle. Le feu se prend à ses joues et elle bégaie ce qui peut ressembler à un vague bonsoir. Tout doux, beauté, je ne mords pas. Je ne dis pas un mot alors qu’elle essaie maladroitement d’entamer la conversation. Ses mains s’agitent, son pouls bat la chamade et je reste de marbre. Ses bras font de grands gestes pendant qu’elle parle, ses seins bougent au même rythme. Je saisis une main qui passe un peu trop proche de la mienne. Elle me fixe stupéfaite et tente de la retirer. Tu ne peux pas m’échapper, petit oiseau. Je resserre ma prise et caresse du bout des doigts sa paume. Son corps se raidit, elle commence à paniquer. Et si quelqu’un nous voyait ? Qu’ils regardent, qu’ils apprennent. Laisse-les être jaloux. Elle s’adoucit tranquillement, hypnotisée par la danse de mes doigts sur les siens. Mon autre main se glisse sous la table et va rejoindre ses cuisses. Mon pouce fait de petits cercles sur sa chair fraîche. Ma peau brûle la sienne, il n’y a pas de doute. Elle me brûle aussi, mais comme le ferait de la glace. Ses dents s’attardent sur sa lèvre inférieure tandis qu’elle scrute mon visage. Elle y cherche peut-être les réponses qu’elle désespère à trouver, à y déceler une forme d’écriture qu’elle seule réussirait à décoder. Je la laisse faire, soutenant son regard pour lui indiquer que je n’ai rien à cacher et que je lui offre, lui dévoile, tout, sans réserve. Elle se lève finalement et quitte le bar sans se retourner. Cette fois-ci, je sais que ça sera moi qui vais la guetter, impatiente de la retrouver.
***
Une semaine s’est écoulée depuis notre première rencontre. Je suis assise à la place qu’elle occupait la dernière fois. Je me dévisse le cou en essayant de surveiller les allées et venues, mais je ne parviens pas à la voir. Les deux bières prises plus tôt m’éclaircissent les idées, enfin, je pense. On ne s’est pas écrit de la semaine jusqu’à ce qu’elle brise son silence et me donne rendez-vous. Même jour, même heure, même emplacement. Je suis arrivée plus tôt, ça me permet d’avoir le contrôle de la situation. Je l’aperçois finalement accoudée à la fenêtre sirotant du vin. Je me lève et vais la rejoindre. Une fois à sa hauteur, je n’initie pas le contact. Elle viendra à moi et je viendrai à elle. Son pied tape le plancher, impatient. Après quelques secondes d’hésitation, elle glisse sa main dans la mienne. Elle effectue la même danse des doigts que j’avais faite avec elle. D’abord un peu maladroite, puis plus en confiance. C’est qu’elle apprend vite. Ses hanches s’accotent contre moi. D’abord doucement, puis plus violemment. C’est le signal qu’elle ne partira pas cette fois.
Nos lèvres se mordent, nos mains fouillent les vêtements, nos corps claquent l’un contre l’autre jusqu’à ce que son dos bute contre la porte. Elle entre en trébuchant dans la chambre, je la suis d’un pas assuré. Elle me repousse au bout de ses bras et me contemple. De haut en bas, sous toutes les coutures. Ses yeux me déshabillent alors qu’elle reste immobile à me regarder comme si je n’étais pas moi. Je ne sais pas comment faire qu’elle me dit. Tout va bien, chérie, il n’y a rien de sorcier. Vois-tu, la nature n’a pas de mystère qu’on ne peut apprivoiser. Nous nous mettons en marche, son pas chasse le mien. Son regard dévore ma bouche, mes seins, mes fesses. Je fais le premier bond dans sa direction et elle referme la distance d’un geste leste. Sa bouche s’empare de la mienne me coupant le souffle, ses doigts tripotant maladroitement l’agrafe de mon soutien-gorge. J’aspire sa langue, tente de prendre en moi tout ce qu’il y a à obtenir d’elle. Une fois libres, mes tétons s’érigent vers elle, érections agressives qui tendent le tissu fin de ma chemise. C’est à mon tour de la débarrasser de ses vêtements. Nos mouvements s’accordent et se suivent comme le feraient des instruments dirigés par un chef d’orchestre particulièrement rigoureux. Sans hésitation, elle lève les bras vers le ciel pour m’aider à lui retirer son chandail. J’aurais aimé le lui arracher avec mes dents et la baiser avec la même vigueur qu’elle s’attend à trouver chez ses amants habituels, mais c’est encore trop tôt. Son corps apprend à en apprivoiser un autre si semblable au sien, à aimer des courbes qu’elle retrouve chez elle, à embrasser des zones qu’elle n’a jamais réussi à approcher du bout des lèvres.
Une fois nue, elle se lance sur le lit et forme un S avec son corps. Un bras en dessous de la tête, elle contemple le plafond alors que je retire le reste de mes vêtements. Un brin d’eczéma rougit la peau de ses biceps et quelques cicatrices ornent ses joues, souvenirs d’une adolescence aux violentes poussées d’acné. Je m’allonge doucement à ses côtés et passe ma main dans ses cheveux. Je les regarde s’écouler comme des grains de sable entre mes doigts. Ses yeux rencontrent les miens. Et puis quoi maintenant ? On profite du moment, c’est tout. Sens mes lèvres se poser sur toi, mes mains parcourir ton corps et nos jambes s’emmêler. Ce n’est peut-être que cela la raison de notre rencontre si tu dois absolument en trouver une. Les peaux qui claquent les unes contre les autres, les coups portés pourraient nous être fatals, la mécanique des fluides implacable. Une petite mort n’en attend pas une autre. Je me glisse dans les eaux de ses cuisses pour y boire à la source. Sa peau résiste d’abord et puis je sens sa chair s’abandonner à la mienne. Sa résistance existe dans la rencontre de cet autre corps sensuel pourtant si semblable, de l’exotisme qu’elle ne parvient plus à trouver chez elle. Ses gestes réapprennent lentement mais sûrement à m’apprivoiser et à retrouver en elle-même ce qui la rendait exotique. Ses formes épousent enfin les miennes alors que notre danse ne fait que commencer.
Après son ultime soubresaut, je remonte m’emparer de sa bouche. Sa langue fouille, palpite, s’érige contre la mienne. Sa crinière bouclée chatouille le bout de mes seins et atteint par je ne sais quel détour cette chose qui remue en moi. Elle s’attèle à moi, essaie de reproduire les mêmes mouvements, prodiguer les mêmes caresses que je lui ai accordées. Je ne te suis pourtant pas si étrangère, tu sais déjà quoi faire. Nul besoin d’imiter ce qui est toi. Sa bouche prend sans en redemander, ses cuisses s’éperonnent aux miennes m’emprisonnant dans leur étreinte. Elle m’envahit de son amour mégalomane et se déverse en moi à nouveau. Elle devient prédatrice. Elle chasse méticuleusement mes gémissements, mes frissons et les capture dans l’enclos que forme nos deux corps assoiffés. Elle me garde encore un peu dans le creux de ses bras et puis se retourne. Sans un regard dans ma direction, elle se lève, reprend ce qui est à elle et me quitte.
Il faut maintenant que je ramasse les petits bouts de moi qui restent éparpillés. Je récupère mes vêtements, mes membres, mes sens et mon amour, sauf qu’il manque quelque chose. Il y a un peu de moi en elle et ça me rassure d’y croire. J’arriverai, sans doute, à l’oublier, mais je serai toujours le symbole de la perte ou du gain pour elle. Tant qu’elle pense à moi, tant qu’elle pense à moi…