Zine
Corps étranger
Le soleil brille sur ma peau de lait. Déjà, je commence à rougir sous les rayons qui me forcent à plisser les yeux. Il fait chaud. Je sens les gouttes de sueur descendre le long de mon dos, me faisant frissonner de chaleur.
J’attends l’autobus depuis une bonne dizaine de minutes. J’ai un travail important à remettre pour mon cours d’économie et j’ai peur d’être en retard. Je tente de voir si l’autobus tourne le coin de la rue, mais je n’y arrive pas. Le soleil m’aveugle. Je crois que la chaleur me monte à la tête. Tout semble tourner autour de moi.
Je m’assois sur le banc sous l’abribus, la tête entre les mains. Ma vision s’embrouille, mais ce n’est pas le soleil. Je vois des points noirs. Je connais ces symptômes. Ce sont les mêmes que lorsque je n’ai pas assez mangé et que je fais le moindre effort physique. Je vais m’évanouir. J’ai chaud. Très chaud. Le bus n’arrive toujours pas. J’ai la gorge serrée. Je ne sais pas si je vais vomir. Je sue énormément. Je suis incapable de me lever, ni même de bouger. Je flotte. Je plane. Au loin, je vois l’autobus s’approcher. J’espère que le bus sera vide. J’espère qu’il y aura une place près de la fenêtre. J’espère que je n’aurai à parler à personne.
L’autobus s’arrête. Je tente d’agir normalement. Par miracle, je réussis à me lever. J’entre dans l’autobus, confuse. Je salue le chauffeur et trouve une place près de la fenêtre. À bout de force, je réussis à l’ouvrir. L’autobus reprend la route. Le vent me souffle au visage. Je me sens molle. Trempée de sueur, je fonds sur mon banc. Je ne serai bientôt qu’une flaque gisant sur le sol de l’autobus. Par chance, ce n’est pas bondé. Je peux respirer. J’ai l’impression que je vais m’endormir. Je m’affaisse lentement sur mon banc. J’oublie que je ne suis pas seule. Il faut que je me ressaisisse. Je ne peux rester immobile. J’ouvre mon sac et y sors une bouteille d’eau. Je l’ouvre, de peine et de misère. Une gorgée. Je renverse l’eau un peu partout sur moi. Je ne contrôle pas mes mouvements. Je n’ai aucune force. Je ne sais pas si les gens me regardent, mais je m’en fous. Tout s’efface graduellement. Je ferme les yeux. J’ouvre les yeux. J’ai l’impression de porter les lunettes de quelqu’un d’autre. Elles me donnent un énorme mal de tête. Les points noirs reviennent. Ils sont accompagnés de vagues qui brouillent mon champ de vision. Cette fois, ce n’est pas le soleil. J’en suis certaine. Mon arrêt est le prochain. Je ne veux pas m’évanouir. Je ne veux pas m’évanouir. Je ne veux pas m’évanouir.
L’autobus ralentit. Puis s’immobilise.
Je me lève. Je ne sais pas comment, mais je me lève. Mes jambes, amorphes, ne m’appartiennent plus. Elles tremblent. Je m’agrippe aux parois de l’autobus. Je tente d’y trouver appui. Les portes s’ouvrent. Tout devient noir.
J’ouvre les yeux. Je ne suis plus dans l’autobus. Je regarde autour de moi : du gazon, des arbres, des gens qui marchent; des gens qui m’ignorent. Je suis agenouillée par terre et j’observe mes mains : on dirait celles de quelqu’un d’autre. Reprenant lentement mes esprits, je fonds en larmes.
***
Des migraines avec aura. Heureusement que je suis venue consulter parce que des épisodes comme les miens précèdent souvent la formation d’un caillot au cerveau. C’est ce que mon médecin m’a dit. Il paraît que certaines filles ne peuvent tolérer la prise d’œstrogènes, hormones qui se trouvent dans la majorité des pilules contraceptives. Mais ça, il ne faut pas trop en parler. Je me sens toute petite dans le fauteuil rouge du cabinet. Je regarde mon médecin, sans mot. J’ai dix-huit ans. Depuis maintenant trois ans, j’avale cette pilule quotidiennement. Chaque jour, à neuf heures précises, mon téléphone sonne m’indiquant qu’il est temps de prendre ma pilule. Chaque soir, je sors cette petite plaquette de mon sac, sans me questionner sur ce que j’ingère. Après tout, c’est normal. Toutes les filles le font.
***
Je pensais connaître mon corps. Je pensais connaître ma pilule. Après trois ans, je réalise que chaque fille est différente; que chaque corps a ses caprices. Je réalise surtout que chaque femme doit trouver le moyen de contraception qui lui convient et qu’il n’est pas obligatoire de prendre quoi que ce soit non plus. Je réalise aussi qu’il faut cesser d’avoir peur d’en parler. La douleur, les effets secondaires, les options; il faut briser le silence. Mon corps m’appartient et le choix me revient. Chaque femme devrait pouvoir faire un choix éclairé, poser des questions, se renseigner, décider de la méthode qui lui plaît. Pour ma part, je reprends lentement le contrôle, explorant mes options. Anneau, implant, patch, injections, stérilet, je magasine. Je tente de retrouver mon corps, de reconnecter avec lui. J’apprends à l’écouter. J’apprends à le respecter.