Corps-femmes, corps-résistances : les corps féminins entre contrôle et réappropriation dans The Liveship Traders de Robin Hobb
Cet article est une version réécrite et remaniée de la communication que nous avons coprésentée dans le cadre du colloque « Femmes ingouvernables : corps et communauté », qui s’est tenu à l’UQAM les 10 et 11 mai 2017.
Dans son article sur The Liveship Traders, de l’autrice américaine Robin Hobb, le critique britannique Floresiensis (nom de plume) avance que la moralité est l’un des thèmes principaux de la trilogie, « one that makes the reader think deeply about the issues that are raised1 Puisque nous désirions conserver les connotations initiales des extraits en anglais dans le présent article, nous avons choisi de les laisser en langue originale. Toutefois, par souci d’accessibilité, nous avons traduit chaque passage tiré du corpus à l’étude et des textes théoriques et critiques utilisés. »2 Notre traduction : « lequel incite le lectorat à réfléchir aux problématiques soulevées. » (Floresiensis, nous soulignons). En effet, la narration et les discours structurant la série produisent un positionnement moral à plusieurs niveaux. Notamment, ils s’érigent contre les violences sexuelles, dont ils visibilisent les rouages et conséquences. Prenant place dans un univers fantasy, la trilogie The Liveship Traders met ainsi en scène les membres féminins de la famille Vestrit, laquelle est tronquée de ses héritiers mâles dès le début du récit. Suite à la mort prématurée du patriarche Ephron, puis à la perte en mer du petit-fils et héritier Wintrow, Ronica, Keffria, Althea et Malta se retrouvent livrées à elles-mêmes, tentant de se protéger, individuellement et mutuellement, dans la société patriarcale de Bingtown. Au sein de celle-ci, les femmes subissent un contrôle disciplinaire et institutionnel de leur corps par la régulation morale de leur sexualité, et par la menace des violences sexuelles.
Selon Liz Kelly, lesdites violences sexuelles peuvent être définies comme un continuum de violences qui objectifient ou attaquent l’intégrité sexuelle d’un individu (Kelly, 1988, p. 41); elles incluent entre autres le commentaire dégradant et l’agression physique. Le concept de continuum n’implique pas une gradation de ces actes violents et de leurs impacts sur les gens qui les subissent, mais désigne plutôt une série d’actes ayant une base commune et pouvant difficilement être distingués les uns des autres (Kelly, 1988, p. 76). Ces violences sont expérimentées à travers une multitude de formes dans la vie quotidienne des femmes (Kelly, 1988, p. 97), et s’accompagnent d’une limitation de la mobilité féminine, à des degrés divers en fonction de l’environnement culturel et socioéconomique (Kelly, 1988, p. 31). Cette diminution de la liberté de mouvement entraîne à son tour une réduction volontaire de l’occupation de l’espace par les femmes, qui cherchent de cette façon à éviter les rencontres non désirées (Kelly, 1988, p. 31).
Toutefois, la menace et la réalité des violences sexuelles sont parallèlement susceptibles d’engendrer une résistance individuelle et collective face au pouvoir patriarcal (Kelly, 1988, p. 31). Celle-ci, ainsi que le souligne Patricia Waugh dans Feminine Fictions, peut prendre forme par l’instrumentalisation du corps féminin3 Notre traduction : « Le corps féminin est un espace où la lutte pour le contrôle peut être mise en acte, car il en est venu à représenter la menace de l’incorporation et de la perte de l’identité. […] [Les discours] régulent, contrôlent et construisent le corps féminin de diverses manières. Les corps des femmes sont presque littéralement submergés de significations sociales, d’interdictions et de contradictions. » :
The female body is an area where struggle for control is likely to be enacted because it has come to signify the threat of incorporation and loss of identity […]. [Discourses] regulate, control, and construct the female body in various ways. Women’s bodies are almost literally burdened down with social meanings, proscriptions, and contradictions (Waugh, 1989, p. 174, l’autrice souligne).
Ces discours régulateurs, parce qu’ils contrôlent et (re)produisent les corps des femmes, parce qu’ils sont contradictoires et multiples, peuvent être resignifiés afin d’incorporer la résistance. Cette dernière, en effet, « est contenue dans le pouvoir » (Bourcier, 2006, p. 134). En ce sens, le corps, lieu de l’identité, de l’incorporation et de la perte de celle-ci, devient espace de lutte et de révolte, un espace malléable, changeant. Comme le mentionne Waugh, changer son identité, son «soi », « self », signifie notamment changer son corps (Waugh, 1989, p. 191).
Cette résistance corporelle n’est pas étrangère aux femmes mises en scène dans The Liveship Traders. Dépossédées de leur corps par une société patriarcale primant une féminité fragile qui les réduit aux seuls rôles de Mère, de Vierge ou de Putain, et où la hausse de la qualité de vie bourgeoise semble aller de pair avec le commerce des corps (tant ceux des esclaves étrangers que des jeunes filles à marier), elles tâchent de louvoyer entre les mailles du pouvoir. Il s’engage alors, dans la trilogie, une valse entre contestation et contrôle, où les corps, en tant qu’espaces et incarnations du pouvoir, sont tant lieux de réappropriation que d’assujettissement à la domination masculine.
Par conséquent, dans le cadre de cet article, nous tâcherons de dégager les façons dont les corps féminins en tant qu’espaces de contestation et de réappropriation sont représentés et, plus spécifiquement, la manière dont la trilogie met en scène et performe la résistance. Pour ce faire, nous étudierons le cas de deux jeunes filles à marier, Althea et Malta Vestrit. Nous postulerons que celles-ci ont recours à la stratégie de la performance de genre, soit à la (re)production et à la mise en acte des genres féminin et masculin, afin de reprendre le contrôle de leur corps sexué. Cette contestation corporelle commune, ainsi que le vécu de l’agression sexuelle, deviendrait un vecteur de solidarité et permettrait de démontrer que les corps de ces femmes sont les lieux d’une résistance individuelle, collective et diversifiée.
Marchandisation des corps féminins : des femmes sans propriétaire
Dans Trouble dans le genre, la philosophe Judith Butler décrit le concept de genre comme un
appareil de production et d’institution des sexes eux-mêmes. […] [L]e genre, c’est […] l’ensemble des moyens discursifs/culturels par quoi la « nature sexuée » ou un « sexe naturel » est produit et établi dans un domaine « prédiscursif », qui précède la culture […] (Butler, 2010, p. 69).
En ce sens, le genre précède le sexe : il contribue à la production des corps sexués en donnant des significations culturellement et socialement situées à des traits physiques, anatomiques, mais qui ne peuvent être interprétés sans la médiation discursive et institutionnalisée du genre (Butler, 2010, p. 71). Selon Butler, le genre est ainsi performatif, (re)produit par un ensemble de pratiques, de gestes et de discours régulateurs (Butler, 2010, p. 96). Il fabrique donc « l’identité qu’il est censé être » (Butler, 2010, p. 96). Dans cette perspective, l’identité est une production intimement liée au corps :
Le genre, c’est la stylisation répétée des corps, une série d’actes répétés [gestes, mouvements, inflexion de la voix] à l’intérieur d’un cadre régulateur des plus rigides, des actes qui se figent avec le temps de telle sorte qu’ils finissent par produire l’apparence de la substance, un genre naturel de l’être (Butler, 2010, p. 109-110).
Dans le cadre restrictif de la domination masculine représentée dans The Liveship Traders, les corps des femmes et leur identité féminine sont régulés et fabriqués en fonction de différents signes normés s’opposant à ceux produisant les hommes et le genre masculin. La socialisation de Malta Vestrit, qui est instruite sur ce que doit être une femme « adéquate », illustre de façon particulièrement saisissante cette production sociale du genre, féminin dans ce cas-ci. Ce dernier doit être appris, incorporé, et s’impose comme « une performance aux conséquences clairement punitives [:] […][sont puni.e.s] celles et ceux qui n’arrivent pas à faire leur genre comme il le faut » (Butler, 2010, p. 264). La punition, dans ce contexte, relève des violences sexuelles.
Néanmoins, Malta ne se révèle en rien satisfaite de son apprentissage, percevant celui-ci comme une violence qu’on tente de lui faire subir, et à laquelle elle entend résister4 Notre traduction : « Trop tôt, les femmes étaient mariées et engrossées. Malta ne rêvait pas d’un époux solide et d’un berceau bien rempli. Elle avait soif de ceci, de l’ombre de ces nuits, de ces désirs dévorants de l’âme et de l’attention d’hommes qui ne pouvaient clamer la posséder. » :
All too soon women married and grew fat with babies. Malta did not dream of a solid husband and a well-filled crib. She hungered for this, these nights in the shadows, these hungers of the soul, and the attention of men who could not claim to possess her (Hobb, 2014 [1998], p. 438).
En refusant de porter des enfants, en tournant le dos au solide époux auquel elle aurait dû rêver, la jeune fille se rebelle contre le destin féminin normatif que la société patriarcale cherche à lui imposer. Non seulement conteste-t-elle le pouvoir masculin, mais aussi cherche-t-elle à en détourner les règles. Elle ne veut, en effet, appartenir à personne : aucun homme ne pourra se targuer de l’avoir conquise et possédée (« men who could not claim to possess her »). Ce faisant, ce n’est pas uniquement contre le destin de mère que Malta se révolte, mais également contre le statut d’objet d’échange. Lorsque sa mère Keffria lui reproche d’avoir désobéi, elle lui réplique en ces termes : « « […] I bet you’ve always been mousy and silent and obedient. Like a cow. Shown one year and wed the next, like a fine fat cow taken to auction. One season of dancing and fun, and then married off to have babies with whatever man offered the best bargain to your parents »5 Notre traduction : « « Je paris que tu as toujours été timide et silencieux et obéissante. Comme une vache. Paradée une année et mariée la suivante, comme une belle vache grosse et grasse menée aux enchères. Une saison de danse et de plaisir, et ensuite, on te marie pour avoir des bébés avec l’homme qui a offert le meilleur marché à tes parents ». » » (Hobb, 2014 [1998], p. 448). Ici, la répétition, se manifestant tant à travers la composition des phrases que dans la reprise des motifs (« like a cow » / « like a fine fat cow » ; « one year » / « one season »), permet à la colère de la jeune fille de se répercuter à même la structure de son discours. La fureur qui y pulse est exacerbée par la comparaison établie entre la vache, the fine fat cow, et la demoiselle de bonne famille à marier, et par l’emploi du champ lexical de la marchandisation et de l’échange. Dans cette perspective, le bal des débutantes, car c’est lui que Malta qualifie d’« auction », devient une gigantesque foire où les adolescentes, les vaches, sont présentées et vendues au plus offrant. La présentation et le potentiel mariage de la jeune fille relèvent donc d’une dynamique mercantile.
Ceci évoque la théorie de la marchandisation des corps. Dans Le viol, Susan Brownmiller indique que les femmes, sous le joug des forces masculines qui les entourent, se soumettent, de peur d’être agressées sexuellement, à l’autorité de celui qui clamera pouvoir les protéger (Brownmiller, 1975, p. 26). Cette protection, toutefois, n’est pas gratuite : la sexualité et les capacités reproductives des femmes sont, en échange, étroitement contrôlées par leurs protecteurs, ou maris (lesquels deviennent les « propriétaires » des corps féminins) (Brownmiller, 1975, p. 26). Les rapports sociaux de sexe évoquent alors une transaction économique, laquelle est légitimée par l’institution du mariage et régulée par une distribution inégale des gains entre les deux parties. Comme le souligne Paola Tabet dans La grande arnaque. Sexualité des femmes et échange économico-sexuel, ces échanges se déroulent dans un contexte de rapports de pouvoir (Tabet, 2004, p. 51) : la femme, lorsqu’elle se marie, devient dépendante de son protecteur (Tabet, 2004, p. 8). Elle est destinée à perdre le contrôle de sa sexualité, de sa capacité de reproduction et de sa force de travail (Tabet, 2004, p. 42).
Dans ce contexte, la sexualité féminine peut devenir une monnaie d’échange institutionnalisée et socialement légitimée pour lier les familles entre elles. Pour cette raison, la virginité des filles à marier, garantie de la pureté de la lignée, revêt une importance particulière dans The Liveship Traders. Cependant, loin d’être uniquement un outil d’oppression des femmes et de leur corps, ces transactions sexuelles peuvent aussi être synonymes d’agentivité, en leur donnant un certain contrôle ou une certaine influence sur leur vie et leur environnement. Comme l’indique Trachman, « […] le sexe est le capital des femmes, leur terre […]. Ce « capital » peut être géré, donné en échange par la famille, par le père […], ou […] par la fille elle-même » (Trachman, 2009, p. 2-3).
Ainsi, lorsque Malta instrumentalise le rapport économique lié à son corps et à sa sexualité, elle fait preuve d’agentivité dans une société s’évertuant à lui retirer tout pouvoir d’agir. Suite à la disparition des héritiers mâles, ses « protecteurs légitimes » dont le rôle socialement institué consistait à veiller sur elle (et sur sa virginité) avant son mariage, la jeune fille doit continuellement se défendre contre les tentatives d’appropriation des autres personnages masculins, qui tentent par divers moyens de lui imposer leur protection. Pour ce faire, elle apprend rapidement à manipuler les hommes de son entourage. Afin d’obtenir certains avantages, un pouvoir relatif, elle leur fait miroiter la possibilité de posséder son corps vierge (sa marchandise). Puisqu’aucun homme de sa famille n’est présent afin de déterminer l’utilisation de celui-ci, pour la « vendre au plus offrant », la jeune fille parvient à se faufiler entre les mailles du pouvoir. Elle prend pied dans un espace de résistance contenu dans les failles du système de la domination masculine. D’objet d’échange, Malta désire devenir sujet, être celle qui gouverne, choisit les règles de la traite de son corps. Pour ce faire, elle s’approprie les normes constitutives du genre féminin, (re)produit activement son corps comme une arme délicate et acérée, d’une fragilité dangereuse. Elle s’empare alors du langage corporel et en fait un moyen de représentation et de fabrication d’une féminité idéalisée. Ainsi que le souligne Patricia Waugh6 Notre traduction : « [i]roniquement, […] [ce positionnement] des femmes comme « objets » dans une économie d’échange attire involontairement l’attention sur leur pouvoir dans la reproduction de ce système d’échange, un pouvoir qui peut être transformé, peut-être, en changeant les significations sociales rattachées à leurs corps. »,
[i]ronically, […] this posit[ioning] [of] women as « objects » in an exchange economy […] also, unintentionally, draws attention to their power in the reproduction of this system of exchange, a power which can be transformed, perhaps, through changing the social meaning attached to their bodies (Waugh, 1989, p. 173-174, l’autrice souligne).
Consciente des attentes auxquelles elle doit se ployer pour survivre, mais ayant compris comment utiliser celles-ci afin de ne plus être contrôlée mais de contrôler, Malta hyperperforme une identité féminine en se mettant constamment en scène. Elle déplace de cette manière le sens de la féminité passive tout en la reproduisant. Alors que le féminin tel que défini par la société de Bingtown implique la renonciation à une subjectivité active, elle le détourne et le resignifie afin de débalancer les structures de pouvoir genrées et de devenir sujet, maîtresse de son propre destin. Il est notamment possible de remarquer cette stratégie dans l’extrait suivant, énumération détaillée de chacun des mouvements que Malta opère en entrant (en scène) dans le pavillon pour y rejoindre Cerwin7 Notre traduction : « Malta ne s’arrêta que pour repousser sa capuche, secouer ses cheveux et les disposer soigneusement sur ses épaules. Elle frotta ses dents sur ses lèvres afin de les faire rougir, puis entra dans la coulée de lumière s’échappant du belvédère. Elle marcha d’un pas digne, le visage grave. […] Elle s’arrêta là où elle pouvait être à demi masquée par les ombres. Elle tourna le visage vers la caressante lueur des chandelles et ouvrit de vastes yeux. » :
Malta paused only to push back her hood, shake out her hair and spread it carefully over her shoulders. She scraped her teeth over her lips to redden them, then entered the spill of light from the gazebo. She walked forward with a dignified pace, her face grave. […] She stopped where she could be half in shadow. She turned her face to the candlelight’s caress and opened her eyes wide (Hobb, 2014 [1999] p. 316).
Par la description minutieuse des déplacements mesurés, des gestes calculés, des poses prises par la jeune fille, par l’exposition des couleurs et des jeux d’ombre et de lumière, l’artificialité de la féminité performée est mise en texte. Malta se crée, se réinvente, résiste en produisant une identité féminine mouvante d’une manière qui n’est pas sans évoquer le processus des stratégies de résistance théorisé par Michel Foucault, et décrites par Judith Revel dans La pensée du discontinu :
[L]a résistance invente sur le seul terrain qui soit à la fois le produit des rapports de pouvoir et la matière même des pratiques de liberté : celui du rapport à soi. « Soi », c’est à la fois le sujet en tant qu’objectivation produite par les dispositifs normatifs et travaillée par entrelacs complexe des rapports de pouvoir, et une subjectivité qui se réapproprie d’elle-même à travers une pratique de la liberté ; mieux : qui se réapproprie d’elle-même et qui simultanément se réinvente, se produit (Revel, 2010, p. 275, l’autrice souligne).
Si Malta est tout à fait consciente de cette fabrication perpétuelle de soi, Cerwin ne comprend toutefois pas que celle qui l’éblouit n’est qu’une fable soigneusement constituée, le fait d’une adolescente maîtrisant et détournant les codes et personnages archétypaux de la romance8 Notre traduction : « C’était parfait, le chant romantique d’un ménestrel. Elle était l’héroïne, la jeune femme lésée par le destin et sa famille, magnifique, jeune et au cœur brisé devant la captivité de son père. […] Cerwin était le jeune homme venu la libérer, car son jeune cœur viril battait d’amour pour elle. » :
It was perfect, a minstrel’s romantic tale. She was the heroine, the young woman wronged by fate and her family, beautiful, young and heartbroken over her father’s captivity. […] Cerwin was the young man who had come to deliver her, for his manly young heart thundered with love for her (Hobb, 2014 [1999], p. 315, nous soulignons).
Manœuvrant afin d’obtenir l’aide nécessaire pour délivrer son père, captif des pirates, Malta joue habilement sur le cliché de la jeune fille naïve et impuissante, ayant besoin d’un protecteur. Ce faisant, elle fait miroiter à Cerwin la possibilité d’occuper ce rôle, mais aussi de devenir son propriétaire, s’il remplit préalablement le contrat dont elle-même pose les conditions. Le corps féminin jeune9 Le terme « young », jeune, est par ailleurs réitéré deux fois en, l’espace d’une phrase, dans la description du rôle occupé par Malta dans la romance performée, signe de l’importance de cette jeunesse dans le contrôle qu’elle exerce. , pur, vierge, de Malta, socialement investi d’une puissance qu’elle s’approprie, est alors resignifié pour devenir une arme, un moyen de contrôle non plus des femmes, mais bien des hommes.
Contrairement à Malta, Althea Vestrit, de quelques années son aînée, tente de se détacher de la position de « femme » qui lui est associée en essayant d’accéder aux privilèges masculins. La jeune femme choisit conséquemment de se « déguiser » en garçon de quatorze ans. Sous la tutelle d’Amber, personnage queer incarnant tant des femmes que des hommes dans les différentes séries écrites par Robin Hobb10The Liveship Traders est la seconde trilogie de la série de fantasy The Realm of the Elderlings, écrite par l’autrice Robin Hobb. Dans les première et troisième trilogies (The Farseer et The Tawny Man), le personnage ici désigné sous le prénom « Amber » incarne des hommes, Lord Golden et the Fool. Dans la quatrième trilogie, ce même personnage apparaît à la fois sous l’identité féminine d’Amber et sous celles, masculines, de the Fool et de Mage Grey. Pour des études de ce personnage et de ses performances de genre, voir « Lessons of Tolerance in Robin Hobb’s The Assassin’s Quest and the Tawny Man Series » de Justyna Deszcz-Tryhubczak, « Queering Magic : Robin The Liveship Traders est la seconde trilogie de la série de fantasy The Realm of the Elderlings, écrite par l’autrice Robin Hobb. Dans les première et troisième trilogies (The Farseer et The Tawny Man), le personnage ici désigné sous le prénom « Amber » incarne des hommes, Lord Golden et the Fool. Dans la quatrième trilogie, ce même personnage apparaît à la fois sous l’identité féminine d’Amber et sous celles, masculines, de the Fool et de Mage Grey. Pour des études de ce personnage et de ses performances de genre, voir « Lessons of Tolerance in Robin Hobb’s The Assassin’s Quest and the Tawny Man Series » de Justyna Deszcz-Tryhubczak, « Queering Magic : Robin Hobb and fantasy literature’s radical potential » de Lenise Prater et « Lire l’illisibilité identitaire. (En)Jeux du détournement du genre dans The Realm of the Elderlings de Robin Hobb » de Pascale Laplante-Dubé., elle apprend à performer le genre masculin. Elle emploie des méthodes évoquant la notion de pratiques transgenres développée par Sam Bourcier, et qui désigne les pratiques « qui transgressent les frontières habituellement imposées en matière de genre » (Bourcier, 2006, p. 124).11 (citation suivante) Notre traduction : « Amber lui avait donné des vêtements masculins et lui avait enseigné comment bouger et marcher et s’asseoir comme si elle était un homme. […] »Fais monter ta voix d’ici, » lui avait-elle indiqué, la poussant doucement du doigt sous les côtes. […] Amber lui avait aussi montré comment aplatir ses seins contre son torse à l’aide d’un bandage […]. [Elle] lui avait montré à plier des chaussettes noires et à les utiliser comme chiffons afin d’absorber le sang de ses règles. « Des chaussettes sales, tu peux toujours expliquer ça, » Amber lui avait-elle dit. »
Amber had donned man’s clothing herself, and schooled Althea in how to move and walk and sit as if she were male. […] « Bring your voice from here, » she’d instructed her, prodding Althea below her ribs. […] Amber had also shown her how to wrap her breasts flat to her chest […]. [She] had shown her to fold dark-colored stocking to use as blood rags. « Dirty socks you can always explain, » Amber had told her (Hobb, 2014 [1998], p. 363, nous soulignons).
Cette pratique transgenre d’Althea démontre la diversité des moyens discursifs par lesquels elle reproduit le genre masculin. Les significations y étant associées sont décontextualisées, décorporalisées, déplacées, (re)fabriquées, transposées, permettant à son corps de transgresser les limites instituées par le système binaire de Bingtown. Les signes « mâles » et « femelles » se superposent, entrent en dissonance. La poitrine est présente, mais aplatie; les chaussettes sont de simples bas sales et souillés de sang menstruel; ce corps qui saigne « comme une femme » circule et s’assoit « comme un homme ».
Cependant, dans l’univers diégétique, les performances du masculin et du féminin des deux jeunes femmes sont risquées. Comme nous l’avons précédemment mentionné, les représailles sont violentes envers celles qui transgressent les limites de leur genre (Schwartz, 1999, p. 120), qui ne font pas « leur genre comme il le faut » (Butler, 2010, p. 264). Si Malta doit impérativement demeurer vierge et belle afin de continuer à exercer son pouvoir, il est nécessaire pour Althea de ne pas être identifiée comme femme alors qu’elle personnifie un garçon, ou elle risquerait de se faire violer. Toutes deux, en tâchant d’échapper à la menace socialement instituée des violences sexuelles, sont paradoxalement d’autant plus vulnérables face à celles-ci.
Les limites de la performance : le viol comme manifestation extrême du contrôle des corps
Dans une société patriarcale, la menace des violences sexuelles agit comme une arme de terreur permettant de garder contrôle sur les femmes. Comme l’indique Carrie L. Yodanis12 Notre traduction : « [s]i une culture de violences contre les femmes voit le jour – un climat dans lequel les violences sexuelles font partie de la réalité des femmes – une culture de la peur l’accompagnera. La violence contre certaines peut engendrer de la terreur et limite le comportement de plusieurs. »,
[i]f a culture of violence against women is created – a climate in which women know that sexual violence does occur – a culture of fear among women will accompany it. […] Violence against some can create terror and limit the behavior of many (Yodanis, 2004, p. 672).
La peur des femmes devient ainsi un puissant agent de contrôle social, limitant leur participation au sein des institutions sociales et permettant à la classe dominante (les hommes) de conserver leurs privilèges (Yodanis, 2004, pp. 657-658). Plus que la victimisation directe, la crainte de subir des violences sexuelles permet de maintenir le statu quo entre les sexes. Cette peur plane sur l’existence des femmes, limitant leurs mouvements (Fairchild & Rudman, 2008, p. 342; Yodanis, 2004, p. 658).
Les violences sexuelles sont également intimement liées à l’objectification et à la déshumanisation des personnes qui les subissent. En d’autres termes, cela signifie que les femmes sont sexualisées, considérées comme existant pour être regardées et touchées (Fairchild et Rudman, 2008, p. 342). Cette objectification sexuelle permet le déni de l’humanité, de l’esprit et de la moralité d’autrui (Loughnan, Pina, Vasquez et Puvia, 2013, p. 455). L’expérience subjective des femmes violentées est donc évacuée. La déshumanisation est par ailleurs associée à l’instrumentalisation des femmes et à la croyance qu’il est permis de les « endommager » les femmes (Rudman et Mescher, 2011, p. 735). Elles sont traitées comme des outils destinés à combler les besoins des hommes. En permettant de percevoir la personne agressée comme « Autre », « inhumaine », et donc d’éliminer ou de réduire toute empathie envers elle, ces mécanismes facilitent, voire justifient, le passage à l’acte des agresseurs (Rudman et Mescher, 2011, p. 735).
Dans la série The Liveship Traders, la menace des violences sexuelles est présente sous ses multiples formes, et est créée par un système patriarcal favorisant l’objectification et la déshumanisation des corps féminins. L’une des formes les plus extrêmes de cette violence est le viol, qui prend une signification particulière dans le système d’échange économico-sexuel en place. « [E]xpression de la virilité, […] marque du concept de propriété appliqué aux femmes » (Brownmiller, 1975, p. 349), il agit comme un « mécanisme de contrôle social destiné à maintenir les femmes dans le rang » (Brownmiller, 1975, p. 349). Il est également défini comme une forme d’objectification des corps : violer une femme, lorsqu’elle est désignée comme une propriété, revient à s’emparer de son corps-objet. Tel que nous l’emploierons dans le cadre de cet article, le viol désigne le fait qu’un homme ait des rapports sexuels sans consentement avec une femme – les rapports sexuels en question consistant en une pénétration du pénis dans l’appareil reproducteur féminin (Muehlenhard, Powch, Phelps et Giusti, 1992, p. 25 et p. 27). Au centre d’une telle définition se trouvent les notions de risque de grossesse et de perte de virginité. La « souillure » des corps par le viol affecte la valeur marchande des filles à marier : « le vol de la virginité [est] une appropriation du bon prix qu’aurait valu [une] fille sur le marché » (Brownmiller, 1975, p. 28). Et ce marché, par son existence même, fait du viol un enjeu central dans les vies des femmes dans The Liveship Traders.
Conséquemment, lorsque Malta, défigurée par un accident, perd son outil de contrôle, sa beauté, elle est dépossédée de son unique capacité d’action. Au même moment, elle se trouve séparée des siens, prisonnière de guerre sur un bateau ennemi ne reconnaissant pas la puissance de sa famille. Les noms de famille de son grand-père et de son père, qu’elle portait et qui lui garantissaient une certaine immunité malgré l’absence ou la mort de ces derniers, ne lui sont plus d’aucune utilité. La jeune fille est alors réduite par les hommes du navire à l’état de corps sans propriétaire : n’appartenant à personne, elle est considérée comme la femme de tout le monde. La virginité dont Malta avait fait son bouclier se transforme en un objet de convoitise qui la terrorise et sur laquelle elle perd le contrôle. Épouvantée, elle se replie dans la cabine étroite qu’elle partage avec deux autres otages, réduisant d’autant plus la place qu’elle occupe sur le bateau. Le navire devient donc la métaphore des conséquences de la menace et de la réalité des agressions sexuelles. Dans ce lieu déjà exigu, où le spectre du viol plane, se dédouble et se manifeste sous la forme de tous ces potentiels agresseurs accaparant la totalité de l’espace, Malta limite volontairement ses mouvements, ne sort plus. Alors qu’elle tâchait auparavant d’exploiter et de se faufiler dans les interstices du pouvoir, elle n’a plus d’autre choix que de se cacher. Ironiquement, c’est en invoquant l’ « impureté », soit d’être menstruée, souillée, que la jeune fille échappe à une tentative de viol. C’est donc son absence de valeur, et non pas sa valeur, qui plaide en sa faveur.
Quant à Althea, c’est la performance transgenre précédemment évoquée qui joue contre elle. La confusion et la superposition des codes et signes socialement associés au masculin et au féminin attisent la convoitise du roi des pirates, Kennit13 Notre traduction : « Elle était vêtue des habits de Wintrow et, avec ses cheveux tirés vers l’arrière, la ressemblance entre les deux était exacerbée. Elle avait ses yeux noirs et ses pommettes, mais son visage n’avait jamais été gâché par un tatouage. Elle s’était probablement vêtue des habits de Wintrow en les croyant moins provocateurs. […] Sa tentative avait l’effet exactement opposé. Le renflement de ses seins sous le chandail de Wintrow embrasait le sang de Kennit. » :
She was dressed in Wintrow’s clothing, and with her hair tied back, the resemblance between the two was even more marked. She had his dark eyes and his cheekbones, but her face had never been marred with a tattoo. She had probably put on Wintrow’s clothes believing them less provocative […]. Exactly the opposite was true. The rise of her breasts inside Wintrow’s shirt stirred Kennit’s blood to pounding (Hobb, 2014 [2000], p. 537-538, nous mettons en évidence).
Il convient de préciser que Kennit, s’il s’interdit durant toute la trilogie de s’approprier sexuellement le corps masculin qu’il convoite, celui de Wintrow (neveu d’Althea et frère de Malta) n’a aucune réticence à s’emparer du corps qu’il identifie comme étant celui d’une femme (possédant un « sexe » féminin). Pour lui, une femme ne peut être violée; objet, elle est faite pour être utilisée. Kennit évacue ainsi l’expérience subjective d’Althea en la déshumanisant, en la rendant « Autre ». Selon sa logique, Althea a « causé » le viol en s’habillant de manière provocatrice – c’est-à-dire, en mettant les vêtements de Wintrow et en accentuant les ressemblances qui existaient déjà entre eux. La présence de traits dits féminins marqués, toutefois dissimulés derrière des habits associés au masculin (« rise of her breasts inside Wintrow’s shirt »), de même que l’absence de propriétaire14 Le tatouage, dans The Liveship Traders, est la marque des esclaves. Contrôle et marchandisation des corps esclaves et féminins étant étroitement associés dans la trilogie, il n’est pas anodin que Kennit s’approprie le corps d’une femme qui n’a pas été marquée, qui n’appartient à personne. est ultimement ce pourquoi Kennit la désire, la drogue et la viole.
Par conséquent, dans The Liveship Traders, les corps résistants, performés, subissent continuellement des tentatives de réappropriation par les personnages masculins dominants. Dispositifs de pouvoir et stratégies de résistance s’affrontent et se transforment mutuellement en un mouvement incessant. Comme le rappelle Michel Foucault, «[e]ntre relation de pouvoir et stratégie de lutte, il y a appel réciproque, enchaînement indéfini et renversement perpétuel » (Foucault dans Revel, 2010, p. 275). De ce fait, le mouvement de réappropriation des corps des femmes par le pouvoir masculin est contourné et détourné à son tour. Sur cette nouvelle contestation des structures patriarcales s’édifie une solidarité féminine qui prend forme, s’inscrit sur et dans la chair des protagonistes à la suite de l’agression d’Althea par Kennit. En effet, si celle-ci dénonce son violeur, son vécu est effacé par la négation de son expérience, laquelle est en continuité avec la négation de son humanité, déjà subie dans le cadre de son viol : en qualifiant la jeune femme de « folle », Kennit la décrédibilise, et les autres personnages adhèrent à son discours. Le grand et beau roi charismatique des pirates, libérateur d’esclaves et fondateur héroïque d’un royaume indépendant, ne correspond pas à la notion communément admise du violeur, cet animal monstrueux, immoral, soumis à des pulsions incontrôlables (Los, 1994, p. 22). Althea, quant à elle, n’a rien de la victime idéale : la fureur et la violence dont elle fait preuve à l’égard de l’homme qui l’a agressée sont des comportements suspects, hors-normes, hors-féminité. Dans ce jeu de pouvoir qui se met en place, la parole d’un homme puissant vaut davantage que celle d’une femme qui, de surcroît, n’est ni mariée ni vierge.
Dans ce contexte se crée toutefois une connexion entre les personnages féminins qui ont vu leur individualité écrasée dans le cadre de violences sexuelles. Ainsi, Malta, qui s’opposait régulièrement à Althea au cours de la trilogie, est la seule à prendre son parti15 Notre traduction : « [Althea] ne regarda pas Wintrow, mais parla directement à Malta du naufrage de Parangon et de son équipage, incluant Brashen Trell. D’une voix froide et monocorde, elle parla de son viol. Wintrow baissa le regard, choqué par le fulgurant éclat de compréhension et de haine animant les yeux de Malta. » :
[Althea] did not look at Wintrow, but spoke directly to Malta of the sinking of Paragon with all hands, including Brashen Trell. In a cold flat voice, she spoke of her rape. Wintrow lowered his eyes, shocked by the flare of both understanding and hatred in Malta’s eyes (Hobb, 2014 [2000], p. 641).
Dans ce passage, qui jette une lumière pénétrante sur les dynamiques de pouvoir en jeu dans le cas d’un viol, la parole et le regard d’Althea ne sont pas dirigés vers l’homme, Wintrow, qui a précédemment refusé d’entendre sa voix et qui, cette fois, détourne les yeux, refusant de voir ce dont il est témoin. Connexion et compréhension ne passent pas par l’usage du langage oral, mais par celui du corps, par les yeux de Malta et d’Althea qui se croisent alors que leurs expériences individuelles deviennent communes. La colère et la haine qu’Althea ne peut plus exprimer, au risque d’être accusée de folie, est reprise par Malta, qui en accepte la vérité et la légitimité. Par ailleurs, un autre personnage féminin, Etta, une ancienne prostituée dont l’expérience du viol a aussi été occultée, reconnait la souffrance de la jeune femme en adressant ces mots à Wintrow : « « I looked at Althea Vestrit, and I recognized it. I have seen it too often. I have felt it myself »16 Notre traduction : « J’ai regardé Althea Vestrit et je l’ai reconnue. Je l’ai vue trop souvent. Je l’ai ressentie moi-même. » » (Hobb, 2014 [2000], pp. 594-595). La reconnaissance, ici, passe encore une fois par un jeu de regard (« I have seen it »).
Conséquemment, si le vécu des violences sexuelles est constamment décrédibilisé par les discours dominants mis en scène dans l’univers de The Liveship Traders, la variété et la similitude des expériences, de même que les structures qui régissent l’asymétrie des rapports de pouvoir, sont parallèlement continuellement visibilisées au sein de la diégèse et à travers la forme de l’œuvre. Dans celle-ci, l’emploi d’un narrateur extradiégétique à focalisation interne17 Le narrateur extradiégétique à focalisation interne peut être défini succinctement comme un narrateur n’étant pas l’un des personnages de l’histoire (extradiégétique) et pouvant avoir accès aux pensées des différents protagonistes (focalisation interne). (Genette, 1972) permet aux points de vue, ou différentes perspectives (Iser, 1976, p. 181), des protagonistes de s’alterner, de « s’entrecrois[er] dans le tissu textuel[.] [Tout] cela forme une vaste constellation de plans d’observation » (Genette, 1972, p. 181), qu’il reviendra aux lectrices, lecteurs de reconstruire. Les diverses voix s’élevant et dénonçant viols et agressions sexuelles, ainsi que la récurrence des représentations des résistances performées par les personnages contribuent donc à la mise en texte de rapports de pouvoir sexués. Elles produisent les violences sexuelles et la réappropriation des corps aliénés comme l’un des thèmes potentiels de la trilogie. L’utilisation d’une pluralité de subjectivités, à travers lesquelles les expériences occultées apparaissent, permet ultimement à The Liveship Traders de performer la résistance. Celle-ci peut alors se corporaliser sous la forme d’un livre qui devient, de par la matérialité de ses pages, corps de papier, performance d’encre et de feuilles sans cesse réimprimée, reproduite, (potentiellement) réappropriée par ses lectrices, lecteurs.
En résumé, nous avons vu que la trilogie The Liveship Traders thématise et corporalise la tension entre la résistance et le contrôle des corps féminins, qu’elle présente en tant qu’espaces de domination masculine et de réappropriation subjective. Pour ce faire, elle met en scène une multiplicité de perspectives, de stratégies et de performances. Celles-ci, à travers les structures du texte, tissent une fresque où l’expérience individuelle, la corporéité, la contestation et les violences sexuelles deviennent des enjeux collectifs. Voix féminines et stratégies de résistance se démultiplient, se succèdent et s’enchevêtrent. Althea. Malta. Ronica. Keffria. Vivacia. Serilla. Etta. Kekki. Tintaglia. Bolt. Rache. Ankle. Molestées, agressées, à risque de l’être. Objectifiées, déshumanisées. Voix-témoins d’une violence; celle de la société patriarcale.
À travers ces voix féminines s’élèvent également des voix d’hommes, aussi marquées par les violences sexuelles, qui n’affectent pas que les femmes dans la trilogie. Brashen. Wintrow. Kennit.
Et parmi ces voix d’hommes et de femmes, une autre voix se manifeste. Dissimulée, louvoyant entre les mailles du pouvoir, entre les genres féminin et masculin, changeant perpétuellement d’identités et de noms, attestant de la bicatégorisation genrée et des sévices que cette dernière engendre. Ici, Amber. Là, the Fool, Lord Golden, Mage Grey. Beloved. Personnage queer, voix altérisée. Éclatant murmure des marges contestant cette même norme hétérosexuelle qui, en classant et hiérarchisant les individus, produit les violences sexuelles.
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