Cycloféminisme à travers les âges : la bicyclette comme outil d’émancipation des femmes et nouveaux enjeux intersectionnels cyclistes
De nombreux historien(ne)s traitent du rôle révolutionnaire qu’a joué le vélo en notant la redéfinition du tourisme en Amérique du Nord (Betts; Dempsey; Harmond; Link; Marino; Smith; Tobin)1 Lisa Strange et Robert Brown, The bicycle, Women’s right and Elizabeth Cady Stanton, Taylor and Francis, 2002, p. 611.. Toutefois, moins notent le rôle prépondérant qu’il a joué concernant l’émancipation des femmes. Susan B. Anthony, féministe américaine du 19e siècle, mentionne en 1896 que la bicyclette a fait plus pour l’émancipation des femmes que rien d’autre dans le monde : « Let me tell you what I think of bicycling. I think it has done more to emancipate women than anything else in the world2 Cornwall Historical Society, « Women’s Rights Movement of the Late 19th Century (1868-1900) », Women’s rights, Cornwall’s radical, rebel and reformers, repéré le 26 mars 2016 à http://cornwallhistoricalsociety.org/exhibits/women/late19th.html, 2013. ».
Cet article présente, dans un premier temps, un survol des façons dont le vélo a joué un rôle positif dans le mouvement d’émancipation des femmes du 19e siècle. Dans un deuxième temps, seront analysées les discriminations sexistes dont les cyclistes femmes font actuellement l’objet et comment la bicyclette contribue toujours à la lutte contre ces discriminations. Le cyclisme étant aujourd’hui encore dominé principalement par des hommes blancs, cet article a pour finalité d’aborder comment le cycloféminisme se manifeste aujourd’hui et quel rôle il joue pour les femmes racisées3 J’utilise le terme « femmes racisées » pour rendre compte de l’oppression intersectionnelle vécue par les femmes vivant le racisme et le sexisme sur les routes. dans les sociétés nord-américaines.
1. Cycloféminisme au 19e siècle
L’utilisation de la bicyclette n’a jamais été officiellement interdite aux femmes, mais les stéréotypes féminins, les conventions sociales, les exigences de l’étiquette, et les vêtements qui leur étaient imposés restreignaient sensiblement sa pratique4 Zach Furness, One less car; bicycling and the politics of automobility, Temple, 2010, p. 20. . À l’époque, l’Église invoque la dépravation sexuelle en raison de la proximité des organes génitaux féminins et de la selle du vélo, pour en dissuader la pratique chez les femmes5 Samantha Brennan, « The Triple Threat : Sexual Pleasure, Women, and Bike Seats, from the 1890s to Today », dans Elly Blue et April Streeter (ed.), Our bodies, our bikes, Microcosm Publishing, Portland, 2015, p. 14.. Certains membres du clergé affirment également que de permettre aux femmes de conduire une bicyclette pouvait encourager des comportements dépravés, telles que la prostitution ou l’infidélité, considérant l’acquisition d’une plus grande indépendance en terme de mobilité6Ibid., p. 13.. Ce débat s’orienta rapidement sur la préservation de la « féminité naturelle » des femmes, qui serait inévitablement perdue si elles se découvraient toutes une passion pour le cyclisme. Dans cette optique, plusieurs recommandations paternalistes furent faites à l’intention des femmes cyclistes. Prenons par exemple cette liste de choses à éviter pour les femmes à vélo, parue dans le New York World en 1895 :
Don’t be a fright. Don’t faint on the road. Don’t wear a man’s cap. […]Don’t cultivate a “bicycle face.” Don’t refuse assistance up a hill. Don’t wear clothes that don’t fit. […]Don’t wear white kid gloves. Silk is the thing. Don’t ask, “What do you think of my bloomers?” Don’t use bicycle slang. Leave that to the boys. Don’t go out after dark without a male escort. Don’t go without a needle, thread and thimble […]7Maria Popova, « A List of Don’ts for Women on Bicycles Circa 1895 », Brain Pickings, repéré le 26 mars 2016 à https://www.brainpickings.org/index.php/2012/01/03/donts-for-women-on-bicycles-1895/, 2012..
À l’évidence, le code vestimentaire de l’époque – imposant des corsets, des crinolines pesantes et de longues jupes – ne facilite pas les mouvements, et donc l’utilisation de la bicyclette8 Lisa Strange et Robert Brown, 2002, op. cit., p. 618.. Ces tissus excédentaires s’empêtrant facilement dans les rouages de la bicyclette, on va même jusqu’à produire des vélos ayant leurs pédales du même côté de la roue pour préserver la bienséance des femmes9Claire Morissette, « Deux roues, un avenir; le vélo en ville », Écosociété, 1994, p. 156..
Malgré ces résistances sociales et cléricales, dans les années 1860 et 1870, Elizabeth Cady Stanton, une collègue suffragette de Susan B. Anthony et chef de file du mouvement d’émancipation des femmes au 19e siècle, appelle les femmes, dans différentes conférences, à rejeter les critères de la mode et à choisir des vêtements confortables pour enfourcher leur bicyclette, à adopter le port des cheveux plus courts, des pantalons (« bloomers »/culotte bouffante) et à rejeter le corset. En d’autres termes, Stanton voyait la bicyclette comme un outil extrêmement libérateur permettant de transgresser les normes vestimentaires, politiques et religieuses. Son rejet des soi-disant traits « naturels » des femmes et sa politisation du vélo dénotent de son intention de transformer la société10 Lisa Strange et Robert Brown, 2002, op. cit., p. 621..
2. Les femmes et la bicyclette au 21e siècle
Si le discours traditionaliste du 19e siècle concernant les femmes et la bicyclette peut faire sourire de nos jours tant les propos tenus sont éloignés de notre réalité, force est d’admettre que des discours ayant les mêmes fondements sont toujours présents. Que ce soit le doute entretenu concernant la capacité féminine à réparer un vélo ou leur potentiel à concourir professionnellement, le sexisme est malheureusement encore présent dans ce domaine sportif.
Le cycloféminisme contemporain étant très peu abordé dans les écrits universitaires, c’est par la lecture de « zines11Un zine est un petit magazine souvent fabriqué à la main, traitant de sujets non conventionnels à caractère non commercial, souvent disponible en ligne. » qu’il est possible d’avoir une vision plus complète de la récurrence des problématiques vécues par les femmes se déplaçant régulièrement en bicyclette. En effet, les zines recensés sur le cycloféminisme (Our bodies, Our bike; Urban Revolution, A Women’s Guide to Two-Wheeled Transportation; Sharing the Road with Boys) présentent différents témoignages de femmes cyclistes qui rendent compte du sexisme contemporain relié à ce sport.
3. Femmes et mécanique de vélo
Tout comme en mécanique automobile, le monde de la mécanique du vélo est principalement composé d’hommes. Shelly Jackson, mécanicienne de vélos en Nouvelle-Orléans affirme que l’aspect de la réparation et de l’entretien du vélo est central dans la discrimination actuelle faite aux femmes : « There are a number of social and cultural factors contributing to the prevailing gender divide among cyclist, but the gendered practices associated with maintenance and mechanic are unquestionably factors that affect women who ride bikes12 Zach Furness, 2010, op. cit., p. 181. . » Pour Tori Bortman, mécano et éducatrice cycliste, cette problématique est extrêmement récurrente. Son témoignage dans le livre One Less Car rend compte de certains facteurs socioculturels encourageant cette séparation genrée :
I continually meet women that don’t know how to fix their bikes, and it’s not because they don’t have an interest but because of the intimidation factor. I don’t think that a lot of men understand what it’s like to be intimidated because a lot of men have been privileged, whether it’s because they had an older brother who taught them about bikes, or they rode their BMX and had to learn to fix it when they were 14. But at 14, girls are encouraged to be pretty and look good for boys […] there’s more guys doing it [fixing bikes], there’s more of a culture, and there’s not the intimidation factor. Women are scared to ask question, scared of looking stupid, and I want that to end13Ibid..
Ainsi, la discrimination est double. Dans un premier temps, à cause de la socialisation, les femmes sont moins portées à s’intéresser à la mécanique des vélos. Dans un deuxième temps, lorsqu’elles se présentent dans une boutique de réparation de vélo, elles vivent du sexisme de la part des mécaniciens14Ibid., p. 182.. Il en résulte une situation de frustration et de dépendance des femmes envers les hommes, même pour les réparations de base et l’entretien du vélo15Ibid.. Pour remédier à la situation, de nombreuses initiatives étudiantes, citoyennes ou encore militantes ont vu le jour, notamment à Montréal avec le groupe « Les Dérailleuses » qui donne des ateliers de réparation de vélo non-mixte16 Voir Les Dérailleuses à http://lesderailleuses.org..
4. Sécurité et infrastructures genrées
Le déséquilibre genré dans le monde du cyclisme a été mis de l’avant en 2009 par un article du American Scientific Journal : « In the U.S., men’s cycling trips surpass women’s by at least 2:1. This ratio stands in marked contrast to cycling in European countries, where urban biking is a way of life and draws about as many women as men — sometimes more17 Linda Baker, « How to Get More Bicyclists on the Road; To boost urban bicycling, figure out what women want », Scientific American, repéré le 26 mars 2016 à http://www.scientificamerican.com/article/getting-more-bicyclists-on-the-road, 2009.. ». Cet article rend compte de la corrélation entre la présence de femmes cyclistes dans une ville et la qualité des infrastructures. Jan Garrard, maître des conférences à l’Université de Melbourne en Australie précise : « If you want to know if an urban environment supports cycling […]—just measure the proportion of cyclists who are female18Ibid.. » Différentes raisons expliquent ce phénomène. L’une d’entre elles serait liée au fait que les femmes ont toujours davantage de responsabilités concernant la charge des enfants et les tâches ménagères.
Jennifer Dill, chercheuse en planification urbaine à l’Université d’État de Portland, explique que malgré l’espérance que les rôles genrés disparaissent, ils existent encore présentement. Ainsi, pour que plus de personnes utilisent la bicyclette, il faut adapter les infrastructures à la réalité de la division sexuelle du travail. Les pistes cyclables doivent être conçues de manière à connecter différents points stratégiques des zones urbaines, tout en tenant compte des tâches qui incombent encore majoritairement aux femmes et qui modulent leurs déplacements. Alors que les majorités des médias expliquent la plus faible présence des femmes à vélo par des raisons de tendances « naturelles » à la sécurité (« women are more concerned about safety and don’t want to mess up their hair or get sweaty19 Elly Blue, « Sharing the road with boys, thoughts and stories about being a woman on a bike in Portland Oregon », Taking the lane 1, 2010, p. 2. »), il est primordial de questionner les infrastructures qui favorisent davantage cette séparation genrée des moyens de transport.
5. Cycloféminismes contemporains et cyclisme militant
Le cyclomilitantisme émerge d’une cyclofrustration, c’est-à-dire qu’apparaît le sentiment que cette solution économique, écologique et saine qu’est le vélo, n’est pas encouragée20 Claire Morissette, 1994, op. cit., p. 11.. Le cyclomilitantisme revendique ainsi de meilleures infrastructures, la démocratisation de l’accès à ce moyen de transport et cherche surtout à déstabiliser l’idée dominante que la voiture est préférable21 Zach Furness, 2010, op. cit., p. 11.. C’est à l’intérieur du cyclomilitantisme qu’existe le cycloféminisme, qui porte l’idée que l’usage du vélo par les femmes permet un « empowerment », que ce soit au niveau de l’acceptation du corps ou de l’indépendance en matière de mobilité personnelle22 Claire Morissette, 1994, op. cit., p. 11.. L’extrait suivant du zine Our Bodies, Our Bikes résume bien sous quelles formes la dépendance des femmes à la voiture peut s’articuler actuellement :
[…] without access to a car, we can become trapped in the home. But by using our limited resources on a car, we become trapped in increasingly deep poverty. Without access to reproductive choices, we are trapped with the de facto consequences of that lack of choice23Elly Blue et April Streeter (ed.), 2015, op. cit., p. 7.
Ainsi, la bicyclette permet une certaine indépendance économique (ses coûts étant beaucoup moins élevés que la voiture), en plus de permettre une plus grande assurance en tout temps. En effet, le vélo permet aux femmes de se sentir plus en sécurité lorsque vient le temps de revenir chez elles la nuit24Daniel Ross, « ″Vive la vélorution !″: Le Monde à bicyclette et les origines du mouvement cycliste à Montréal, 1975-1980 », Bulletin d’histoire politique 23, no. 2, 2015..
6. Cycloféminisme et femmes racisées
En ce qui concerne les femmes racisées, la revue de la littérature nous permet de constater qu’elles ont été systématiquement écartées de l’histoire du vélo et du cycloféminisme. Dans le livre Wheels of Change: How Women Rode the Bicycle to Freedom (With a Few Flat Tires Along the Way), on retrouve quelques photos de femmes afro-américaines, mais peu d’écrits font mention de leurs pratiques cyclistes25 Sam B., « Bicycles : Making Good Women Go Bad Since the 1800s », Fit Is a Feminist Issue, repéré le 26 mars 2016 à http://fitisafeministissue.com/2013/03/27/bicycles-making-good-women-go-bad-since-the-1800s, 2013.. Cette exclusion de l’expérience des femmes racisées dans l’histoire de la bicyclette est aussi soulignée dans le livre One Less Car26 Zach Furness, 2010, op. cit., p. 20.. Seuls les écrits plus contemporains rendent davantage compte de cette émancipation par la bicyclette chez les femmes racisées, notamment cet extrait du zine Our Bodies, Our Bikes qui décrit l’expérience d’empowerment vécue par une femme noire cycliste aux États-Unis :
As I drew nearer, I nodded and smiled like I always do. She gave me a hesitant smile at first. Then a grin erupted across her face and a laugh escaped her lips. She saw the helmet, saw a black woman on a bike, and something about that, about me, filled her with such joy that she actually cheered and pumped her fist as I rolled past her […]27Cecily Walker, « I See You, Baby », dans Elly Blue et April Streeter (ed.), 2015, op. cit., p. 23..
Aussi, de plus en plus d’organisations notent la montée grandissante de l’implication des communautés racisées au sein du cyclisme : « [T]he fastest growth in bicycling is among the Hispanic, African American and Asian American populations. Between 2001 and 2009, those three groups grew from 16 to 23 percent of all bike trips in the U.S.28 Bikeleague, « The New Majority : Pedaling Toward Equity », repéré le 26 mars 2016 à http://bikeleague.org/sites/default/files/equity_report.pdf, s.d. ». Dans les dernières années, de nombreuses initiatives de sensibilisation au cyclisme ont été mises sur pied, afin de changer les perceptions y étant rattachées. En raison de contraintes d’espaces, j’aborderais seulement celle de l’« Ovarian psychos », mais il existe beaucoup d’autres groupes tels le « Girls Bike Club » à Chicago ou « Black Girl Do Bikes » à Washington, DC29BlackGirlsDoBike.com, « Our Purpose », repéré le 26 mars 2016 à http://www.blackgirlsdobike.com/#!purpose/c1enr, s.d.; Sam P.K. Collins, « Meet the Women Trying to Change Perceptions About Black Bikers », ThinkProgress, repéré le 26 mars 2016 à http://thinkprogress.org/health/2014/10/30/3586332/black-women-bike-dc, 2014..
7. Ovarian Psychos
En ce qui concerne le groupe « Ovarian Psychos », celui-ci se développe à Los Angeles, notamment grâce à Xela de la X, une militante communautariste30 Le communautarisme est un mouvement philosophique critique du libéralisme. Cette tendance idéologique vise à mettre les intérêts de la communauté avant ceux de l’individu qui la composent.. Elle organise différentes manifestations à vélo, la première étant considérée comme l’évènement fondateur du groupe31 Tasbeeh Herwees, « Meet the All Women Bike Crew Running Gentrifiers Out of Town », Good, repéré le 26 mars 2016 à https://www.good.is/articles/ovarian-psycos, 2016., qui s’autodéfinit comme : « a collective of brown and black women who are reclaiming the night, the streets, and cycling, as their own in a city that is famously hostile to both cyclists and women of color32Ibid.. »
Elles organisent actuellement des « clitoral mass », l’équivalent des « critical mass », ces manifestations festives à vélo sensibilisant les gens au trafic cycliste et à l’usage de la bicyclette. Ces « clitoral mass » sont composées de femmes seulement et ont maintenant lieu chaque année dans six différentes villes aux États-Unis33 Jennifer Candipan, « Clitoral Mass: A Women-of-Colour Ride Through Los Angeles », Metropolitics, repéré le 26 mars 2016 à http://www.metropolitiques.eu/Clitoral-Mass-A-Women-of-Color.html, 2015.. Cet entretien mené avec la créatrice du mouvement rend compte de leur approche et de leurs visions du cycloféminisme :
What’s the significance of cycling in that mission? Why bicycles?
Bicycles because, first and foremost, we’re a working-class community, so for a lot of us, that is our mode of transportation. Bicycles are also very key in the sense that we as women, women of color specifically, in those areas—we were brought up with a fear of movement and of the spaces we inhabit, a fear of navigating them. We use the bicycles to say, “We will be fearless! We will inhabit every space, and be mobile, and have access. Access and mobility is very important to us, because that’s been taken from us34Tasbeeh Herwees, 2016, op. cit..
Il devient évident par cette réponse que pour ces femmes racisées, contrairement aux femmes blanches bourgeoises du 19e siècle, la bicyclette n’est pas seulement une façon de se distraire. Elle est une nécessité matérielle pour se déplacer dans une société faite pour les automobiles, en plus de comporter une dimension doublement émancipatrice dans un espace approprié et habité par les hommes blancs.
Conclusion
Les solutions aux problèmes intersectionnels du sexisme et du racisme dans le monde du cyclisme sont multiples. Les voies du communautarisme semblent avoir fait leurs preuves, mais il faudra rester attentif(ve)s aux nouvelles initiatives et à leurs impacts pour résoudre les problèmes reliés à la mobilité et au sexisme dans le milieu cycliste. Il faut savoir que le vélo prend une signification propre pour chaque personne ayant une intention de politiser ce moyen de transport. Que ce soit pour des raisons d’indépendance face à l’automobile ou aux services de l’État (métro, bus), ou encore pour avoir un impact positif sur la santé des gens, la bicyclette possède des avantages directs et indirects infinis.
After all, there are no essential differences between men and women that affect who can ride a bike, who can compete against their peers of equal ability, who can make a living, who can lead a revolution. The only differences are the ones we create. Humans really like to create power imbalances and gender is one of our favorite ways to reinforce them35Elly Blue, 2010, op. cit., p. 12.
Pour la version complète du travail, contactez Laurie Morelli-Valiquette à morelli-valiquette.laurie@courrier.uqam.ca