Déconstruire la dichotomie victime/agent-e? : les apports de l’intersectionnalité situé dans l’étude des violences sexuelles commises en temps de conflits
Le 21 juin 2016, la Cour Pénale internationale (CPI) de La Haye a rendu pour la première fois un verdict condamnant l’usage des violences sexuelles en temps de conflit au Congo. Le statut de Rome adopté en 2002 par 124 États et qui définit les crimes pouvant être jugés par la Cour incluait déjà les violences sexuelles. Pourtant, il a fallu attendre 14 ans pour voir une première condamnation.
Si les violences sexuelles en temps de conflits n’ont rien de nouveau, ce n’est qu’avec l’éclatement de la Yougoslavie et le génocide rwandais dans les années 1990 que la notion de « viol utilisé comme arme de guerre » apparaît sur la scène internationale. Depuis, de nombreuxses auteures ont travaillé à documenter l’usage systématique de telles violences contre les femmes1Dans cet article, il est important de noter que nous entendons par femme toute personne s’identifiant comme femme. entre autres Stiglmayer, Llewellyn, Barstow, Seifert2Alexandra Stiglmayer, (ed), Mass Rape: The War Against Women in Bosnia Herzegovina, Lincoln, University of Nebraska Press,1994; Ruth Seifert, « The Second Front: The Logic of Sexual Violence in Wars », Women’s Studies International Forum 19, no. 1, 1996, pp. 3543; Anne Llewellyn Barstow, (ed), War’s Dirty Secret: Rape, Prostitution, and Other Crimes Against Women, Cleveland, Pilgrim Press, 2000.. Elles s’intéressent notamment aux différentes conséquences de ces violences tant sur le plan physique que sur les plans psychologique et social, et plus particulièrement à la stigmatisation et l’exclusion auxquelles les personnes ayant vécu ces violences doivent faire face. Ces problématiques se retrouvent aussi dans les processus de sortie de crise qui sont mis en place à la fin des conflits. Ces tentatives de reconstructions démocratiques passent souvent par l’instauration de mécanismes de justice transitionnelle comme des tribunaux exceptionnels pour juger les plus hauts responsables ou encore des commissions de vérité et réconciliation3Priscilla B. Hayner, Unspeakable truths: Facing the Challenge of Truth Commissions, New York, Routledge, 2002; Ruti G.Teitel, « Human Rights in Transition: Transitional Justice Genealogy », Harvard Human Rights Journal 16, 2003, pp. 69-245; Pierre Hazan, La Justice face à la guerre: de Nuremberg à La Haye, Paris, Stock, 2000..
Selon ces auteur-e-s, les violences sexuelles se basent sur des rapports de pouvoir de genre qui préexistent au sein des sociétés et que les situations de conflits ne font qu’exacerber. Il ne s’agit donc pas simplement d’une perte de repères liée à la guerre, mais du renforcement d’un sexisme existant déjà bien avant cela, comme l’affirme Seifert : « Women are raped not because they are enemies, but because they are the objects of fundamental hatred that characterizes the cultural unconscious and is actualized in times of crisis »4Ruth Seifert, 1996, op. cit., p. 65.. À partir de là apparaît l’idée que les violences sexuelles ne sont pas simplement une conséquence inévitable des conflits, mais bien une stratégie politique et militaire qui participe à exercer un contrôle important sur le corps et la sexualité des femmes. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le concept de viol utilisé comme arme de guerre.
De nombreuses critiques ont émergé concernant l’intégration des femmes, des rapports de pouvoir de genre et plus particulièrement sur l’intégration de l’expérience des personnes ayant vécu des violences sexuelles dans les processus de justice transitionnelle. Des auteures féministes ont voulu remettre en question la définition des violences sexuelles et son intégration dans les processus de justice transitionnelle5Karen Engle, « Feminism and its (Dis) Contents: Criminalizing Wartime Rape in Bosnia and Herzegovina », The American Journal of International Law 99, 2005, pp. 779816; Christine Bell et Catherine O’Rourke, « Does Feminism Need a Theory of Transitional Justice? An Introductory Essay », The International Journal of Transitional Justice 1, 2007, pp. 2344; Doris E. Buss, « Rethinking ‘Rape as a Weapon of War’ », Feminist Legal Studies 17, no. 2, 2009, pp. 145163; Nicola Henry, « The Impossibility of Bearing Witness: Wartime Rape and the Promise of Justice », Violence Against Women 16, no. 10, 2010, pp. 10981119; Fionnuala Ní Aoláin, « Advancing Feminist Positioning in the Field of Transitional Justice », International Journal of Transitional Justice 6, no. 2, 2012,pp. 205-228; Paul Kirby, « How is Rape a Weapon of War?: Feminist International Relations, Modes of Critical Explanation and the Study of Wartime Sexual Violence », European Journal of International Relations, 2012.. C’est la définition même de la catégorie « victime » qui a été remise en question. Plus précisément, parmi les critiques, on retrouve celle de la simplification de la capacité d’action des femmes et de la reproduction des divers rapports de pouvoir au sein desquels les survivantes de violences sexuelles évoluent. Pourtant, la reconnaissance de ce statut a été essentielle pour obtenir une plus grande visibilité pour les personnes ayant vécu des violences sexuelles. Les auteures soulignent donc une tension entre, d’une part, une définition rigide de l’image de la « victime » et, d’autre part, une négation de l’ « agentivité » des survivantes. C’est sur cette tension que nous voulons revenir dans le cadre de cet article en y intégrant notamment une approche intersectionnelle située. Il s’agit donc de voir comment cette approche théorique permet d’éclairer le phénomène des violences sexuelles commises en temps de conflit et de penser cette tension entre victime et agente.
Il convient d’abord de s’arrêter un instant sur la définition de ce cadre d’analyse intersectionnel situé. Il ne s’agit pas simplement pour les chercheures de faire entendre des choses jusque-là passées sous silence, mais également d’offrir un cadre d’analyse structurel et d’y intégrer des points de vue multiples. Comme le rappelle Elsa Dorlin sur les théorisations féministes du standpoint, il s’agit de produire des connaissances à partir du vécu des femmes, de privilégier les points de vue minoritaires et minorisés. Il faut alors reconnaitre le caractère partiel/partial de la science dominante, l’imbrication entre savoir et pouvoir et l’idée que la production du savoir est politique6Elsa Dorlin, Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe, Paris, PUF, 2008, p. 27.. Les méthodologies de recherche situées telles qu’elles ont pu être documentées par Sandra Harding ou Donna Haraway, mettent de l’avant le besoin d’intégrer des récits multiples venant des « marges » ou considérés comme tels. Il faut donc repositionner les recherches dans leurs structures sociales et les historiciser7Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2009; Sandra Harding, The Feminist Standpoint Theory Reader: Intellectual and Political Controversies, New York, Routledge, 2004..
Rappelons que les théories féministes intersectionnelles se rattachent aux réflexions des féministes noires américaines qui ont questionné les dynamiques de pouvoir au sein des mouvements des droits civiques et féministes. Comme le rappelle Sirma Bilge : « L’approche intersectionnelle va audelà d’une simple reconnaissance de la multiplicité des systèmes d’oppression opérant à partir de ces catégories et postule leurs interactions dans la production et la reproduction des inégalités sociales8 Sirma Bilge, « Théorisations féministes de l’intersectionnalité », Diogène 225, no. 1, 2009, p. 71. ». Pour cela, l’intersectionnalité problématise ces interactions à la fois au niveau individuel et au niveau structurel, c’est-à-dire en documentant les expériences particulières et en les replaçant dans un contexte plus large. Il faut cependant noter que de nombreuses critiques ont été émises quant à l’utilisation de l’intersectionnalité comme cadre d’analyse. Certaines y voient une récupération académique qui couperait le concept de sa portée politique. Pour Elsa Galerand, l’intersectionnalité oublie la matérialité des rapports de pouvoir pour ne se concentrer que sur la question des identités9Elsa Galerand, « Quelle conceptualisation de l’exploitation pour quelle critique intersectionnelle? », Recherches féministes 28, no. 2, 2015, pp. 179197.. D’autres, comme Sirma Bilge, mettent en garde contre le « blanchiment » de l’intersectionnalité, c’est-à-dire sa dépolitisation et le passage sous silence de l’apport des militantes racisées10 Nous favorisons ici l’usage de ce terme, mais sommes conscientes des questionnements qu’il peut soulever. dans la construction des réflexions et des pratiques intersectionnelles11 Sirma Bilge, « Le blanchiment de l’intersectionnalité », Recherches féministes 28, no. 2, 2015, pp. 932.. C’est pour éviter ces écueils qu’il est intéressant de faire le lien entre intersectionnalité et savoirs situés. En effet, selon Nira Yuval Davis, en situant l’intersectionnalité il est possible de sortir du problème de la naturalisation des identités et des inégalités. Il s’agit de toujours remettre en contexte la construction des rapports de pouvoir et le positionnement des actrices/acteurs sociaux dans la situation étudiée. Il est également important de ne pas simplement additionner les catégories et les relations sociales, mais de les penser comme interdépendantes et interreliées. Cela permet de ne pas mettre de l’avant un seul système de domination et de remettre la complexité au cœur de l’étude de certains phénomènes sociaux12 Nira YuvalDavis, « Situated Intersectionality and Social Inequality », Raisons politiques 2, 2015, pp. 91100..
Cet article vise à documenter en quoi le recours à la lunette intersectionnelle située peut permettre de penser différemment le phénomène des violences sexuelles commises en temps de conflits. Nous allons procéder en quatre temps. Tout d’abord, nous nous tâcherons de repenser les rôles des femmes au sein des conflits, puis nous aborderons la notion de stéréotypes imposés aux personnes et à leurs récits. Ensuite, nous tenterons d’offrir une nouvelle approche du concept de « viol utilisé comme arme de guerre » avant de finalement apporter des pistes de réflexion à propos des interventions pouvant être mises en place.
1. Repenser le rôle des femmes au sein des conflits et désessentialiser la catégorie « femme »
Avant de centrer notre analyse sur le cas des violences sexuelles, il est important de revenir sur les stéréotypes qui s’appliquent aux femmes pendant les périodes de conflits. Ces constructions idéologiques ont un impact sur la manière dont elles sont incluses dans les processus de sortie de crise et de reconstruction démocratique. Pour les auteures du livre On the Frontlines : Gender, War and the Postconflict Process, le rôle des femmes est essentialisé et elles se retrouvent dépeintes uniquement comme des victimes potentielles et passives13Fionnuala Ní Aoláin, Dyna Francesca Haynes et Naomi Cahn, On the Front Lines: Gender, War and the Postconflict Process, New York, Oxford University Press, 2012.. En présentant ainsi le rôle des femmes dans les conflits, on perd de vue la complexité ainsi que la diversité des situations auxquelles elles ont pu être confrontées, mais surtout, on ne prend pas en compte les intersections des différents rapports de pouvoir au sein desquels elles évoluent. Conséquemment, la simplification de l’expérience des femmes au sein d’un conflit ne fait que jouer un rôle négatif sur leur intégration aux processus de transition politique qui sont mis en place.En effet, comme Ní Aoláin, Haynes et Cahn l’affirment :
« There is an evident distortion in seeing women as victims only and denying their capacity to exercise agency or to play a myriad of roles during violent conflict. This blind spot tends to produce policy and practice that views women as homogeneously powerless or as implicit victims, thereby excluding the parallel reality of women as benefactors of oppression, or the perpetrators of catastrophes14Ibid., p. 42. ».
En ce sens, il n’est pas rare de voir se reproduire le stéréotype qui veut que les femmes soient plus pacifiques et moins portées à commettre des actes de violence que leurs homologues masculins. Il faut également mentionner que cette essentialisation des rapports de pouvoir et des stéréotypes de genre fonctionne dans les deux sens : la masculinité comme la féminité se voient simplifiées. Les hommes sont alors perçus comme responsables de la violence et non pas comme des victimes potentielles.
Au final, ce que l’on crée est une vision unidimensionnelle de « la femme » qui vivrait les mêmes situations de manière passive. L’usage de la violence par les femmes ainsi que le rôle qu’elles occupent dans les forces armées sont alors complètement invisibilisés. Pour les conflits qui se situent au Sud, comme cela a pu être le cas au Rwanda par exemple, on reproduit également une image stéréotypée de « la femme du Sud » et de « la femme du Tiers Monde », une femme qui doit être sauvée15Chandra Talpade Mohanty, « Under Western Eyes: Feminist Scholarship and Colonial Discourses », Feminist review 30, 1988, pp. 61-88.. En simplifiant à l’extrême les expériences des femmes, on oublie d’autres formes de relations de pouvoir – notamment économiques ou ethniques – auxquels elles sont soumises.
2. Déconstruire les stéréotypes imposés aux survivantes et faire émerger des récits inclusifs qui reconnaissent l’agentivité des femmes
Pour en revenir au cas plus spécifique des violences sexuelles, la lunette intersectionnelle située permet de mieux prendre en considération les stéréotypes imposés aux personnes ayant vécu des violences sexuelles, à les déconstruire et à permettre l’émergence de contre-récits qui reconnaissent à la fois le statut de victime et l’agentivité des femmes. D’abord, il s’agit de remettre en question la surreprésentation de la violence sexuelle comme définissant l’identité de ces personnes. On retrouve cette idée dans la manière dont les victimes sont décrites dans le livre de Fiona Ross, anthropologue qui s’intéresse aux témoignages des femmes devant la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud. Elle se penche notamment sur les procédés utilisés par les médias afin de retenir certains témoignages et plus particulièrement certains éléments des récits des femmes. Elle analyse le témoignage d’une femme qui a été emprisonnée pendant le régime de l’Apartheid. Alors que son récit porte essentiellement sur la manière dont elle a vécu sa détention forcée et les différentes formes de violence qu’elle a connues, les questions qui lui sont adressées pendant l’audience publique tournent principalement autour des violences sexuelles qu’elle a subies16 Fiona C. Ross, Bearing witness: Women and the Truth and Reconciliation Commission in South Africa, London, Pluto Press, 2003, p. 89.. De même, les articles de presse qui relatent son témoignage devant la commission sont uniquement centrés, là encore, sur les violences sexuelles subies. La complexité de son positionnement est placée sous silence et son activisme politique est occulté17Ibid., p. 93.. Ses stratégies de résistance au régime autoritaire ou aux conditions de sa détention ne sont pas plus mentionnées.
On assiste alors à la reproduction de rapports de pouvoir inégaux au sein des processus de justice transitionnelle conventionnels. En effet, au sein de ces procédures, on note le même processus de simplification de l’expérience des femmes. Comme l’affirme Nicola Henry, la formule même d’un procès et la façon dont les témoignages doivent être effectués viennent limiter les possibilités pour les survivantes de créer du sens à partir de leurs expériences, et ce, pour plusieurs raisons. Il y a, d’une part, le stigma social qui les entoure et d’autre part, les traumas qui peuvent limiter la capacité de verbalisation des femmes convoquées en procès18 Nicola Henry, 2010, op. cit.. Le même cas de figure se présente dans le cas de l’ex-Yougoslavie. Julie Mertus parle de la mise en place durant les procès de ce qu’elle appelle « the grand metanarrative of women victim19 Julie Mertus, « Shouting from the Bottom of the Well: The Impact of International Trials for Wartime Rape on Women’s Agency », International Feminist Journal of Politics 6, no. 1, 2004, p. 115. » qui essentialise la catégorie femme en construisant la féminité comme étant, par principe, vulnérable, particulièrement sexuellement.
C’est donc en ce sens que la capacité d’action des femmes est effacée de leurs récits. Leurs subjectivités et leurs actions de résistances ne sont pas reconnues socialement. Ainsi comme l’affirme Jelke Boesten qui travaille sur les processus de justice transitionnelle au Pérou : « They tend to look for a storyline that may erase complexities, and some individual stories of suffering are exemplified and appropriated by the broader national and international community at the expense of more personal and complex experience20Jelke Boesten, Sexual Violence During War and Peace: Gender, Power, and Postconflict Justice in Peru, New York, Palgrave Macmillan, 2014,p. 75.. »
Ces processus de transition et la manière dont les violences sont présentées ont donc pour effet de simplifier les récits des personnes venant témoigner. Dans cette perspective, la séparation entre victime et coupable doit être claire et la souffrance présentée doit être acceptée et acceptable par toutes et tous comme légitime. Cette simplification passe également par la visibilité des violences sexuelles envisagées simplement sous le prisme des rapports de pouvoir de genre et non à travers l’ensemble des rapports de pouvoir présents. De plus, cette judiciarisation et ce recours systématique au droit pénal international peuvent également avoir comme effet de présenter une fois de plus la sexualité des femmes comme étant à protéger et comme « essentiellement » en danger. Cela présente la loi comme seule garante de la protection de ces corps et reproduit donc l’idée de passivité21 Nicola Henry, « The Fixation on Wartime Rape: Feminist Critique and International Criminal Law », Social and Legal Studies 23, 2014, p. 97..
Cependant, il existe un paradoxe. La construction des stéréotypes en ce qui a trait à la sexualité ne s’applique pas de la même manière selon l’appartenance à différentes catégories sociales. Une certaine orientalisation, au sens où Edward Saïd l’entend, perdure22Edward Saïd, L’Orient créé par l’Occident, Paris: Le Seuil, 1980.. Les femmes racisées ne bénéficient pas de la même considération. L’injonction aux témoignages détaillés face aux violences vécues est bien plus prégnante lorsqu’il s’agit de femmes du Sud. Leur sexualité est également à protéger puisqu’elles sont issues de cette catégorie « femme » figée, mais les restes de l’héritage colonial continuent tout de même à leur imposer une hiérarchie face au référent « blanc ». En ce qui concerne le traitement des femmes autochtones, l’expérience de la violence sexuelle a toujours été un instrument du projet colonial mêlant à la fois sexisme et racisme. Les violences exercées contre ces femmes sont donc la traduction matérielle des rapports de pouvoir et de l’imaginaire colonial23Julie Perreault, « La violence intersectionnelle dans la pensée féministe autochtone contemporaine », Recherches féministes 28, no. 2, 2015,p. 42.. Ne pas tenir compte de la complexité des réalités des femmes racisées a pour effet de les maintenir dans une double invisibilité, entre l’impossibilité de leur reconnaître un statut de victime et celle de leur reconnaître une capacité d’action.
Pour faire émerger des récits plus inclusifs, il est important de mettre de l’avant d’autres formes de résistance. Il faut apprendre à respecter les silences des femmes et ne pas simplement les lire comme un refus de collaborer ou un échec du processus de réconciliation, mais bien comme une stratégie de survie ou de résistance. Par là même, il s’agit de trouver un équilibre entre la possibilité de témoigner et l’injonction au témoignage. En effet, il serait possible de penser le silence comme un acte de résistance et de courage ou encore, comme un moyen de gestion des traumatismes. Il faut donc apprendre à lire à travers les silences, à ne pas les écarter et à considérer qu’ils font tout autant partie de l’expérience des survivantes24Nthabiseng Motsemme, « The Mute Always Speak: On Women’s Silences at the Truth and Reconciliation Commission », Current Sociology 52, no. 5, 2004, pp. 909932..
3. Offrir un nouveau regard sur le concept du « viol utilisé comme arme de guerre »
En pensant les violences sexuelles uniquement comme une arme de guerre dans les situations de conflits, on peut retomber dans l’écueil d’une description normative de ces violences. Le concept du viol utilisé comme arme de guerre définit les violences sexuelles comme simplement utilisées en tant qu’instrument stratégique et politique. Sans vouloir remettre en question la pertinence de ce concept, les présenter uniquement de cette manière peut cacher d’autres formes de violences sexuelles subies par les femmes. Jelke Boesten parle de « régimes de viol » qui existent pendant des conflits et qui sont plus complexes que ce qu’ils laissent paraître. Par exemple, on peut penser aux violences sexuelles commises par des civiles sur d’autres civiles ou aux violences domestiques vécues pendant cette période de la part d’une partenaire. Boesten ajoute également que ne pas prendre en considération la complexité du phénomène des violences sexuelles empêche la documentation d’autres formes d’exploitation sexuelle : « It is important to note, however, that apart from being victims, women could and would use a whole range of strategies, including their sexual bodies, if this was necessary for their and their families’ survival25 Jelke Boesten, 2014, op. cit., p. 124. ».
Aussi, cette réflexion permet-elle de montrer le lien qui existe entre expériences de la violence pendant les temps de paix comme les temps de conflits et comment les rapports de pouvoir liés au genre, à l’origine ethnique ou à la classe sont exacerbés pendant les périodes de violence. En érigeant le cas des violences sexuelles en temps de conflit comme l’exemple ultime des violences faites aux femmes, on passe sous silence d’autres formes de violences subies et on risque alors de hiérarchiser les souffrances. La catégorie « victime » devient restreinte, une fois de plus. En ne désignant que les femmes comme pouvant entrer dans cette catégorie, on en exclut d’office les hommes qui ont pu en être victimes ainsi que les personnes transgenres. Notons que les réalités des personnes sortant de la catégorie « femme » structurellement figée sont peu ou pas étudiées, et ce, bien qu’elles vivent, elles aussi, de multiples oppressions simultanées au sein de leurs communautés.
De plus, il est important de décoloniser les discours féministes dominants autour de cette thématique. Il est possible d’observer dans les discours autour des violences sexuelles comme arme de guerre, des relents d’orientalisme. Ce sont, en effet, dans une large mesure des féministes occidentales qui ont travaillé sur le sujet et qui ont un certain monopole de la parole26Leila Ahmed, Women and Gender in Islam, London, Yale University Press, 1992; Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak? », Marxism and the Interpretation of Culture, sous la dir. de Nelson, Cary et Lawrence Grossberg, Champain, University of Illinois Press, 1988,pp. 271316.. Se pose alors la question de l’imposition de certains discours victimisants et de la reproduction de rapports de pouvoir notamment, auprès des femmes issues des communautés autochtones. L’interrogation de Crosby et Lykes semble incontournable :
« It brings up questions of how to make visible but not reify or essentialize indigenous women’s experiences of violence […]; how to listen to the voices women have, rather than ‘giving voice,’ despite unequal relations of power; and how to affirm indigenous meaning making, rather than impose feminist discourse27Alison Crosby et Lykes M. Brinton, « Mayan Women Survivors Speak: The Gendered Relations of Truth Telling in Postwar Guatemala », International Journal of Transitional Justice 5, no. 3, 2011, p. 476.».
Mais comment faire pour ne pas essentialiser à nouveau les expériences des femmes autochtones et leur permettre de faire entendre leurs voix comme elles souhaitent ellesmêmes le faire ? En ce sens, réfléchir à la reproduction de rapports de pouvoir racistes dans les discours féministes est indispensable. Sans doute, la perspective intersectionnelle située permet-elle, en historicisant et en pensant la multitude des expériences, d’éviter, dans une certaine mesure, cet écueil. Dans le cas de la République Démocratique du Congo, Maria Baaz Eriksson et Maria Stern montrent comment, malgré l’attention médiatique portée aux violences faites aux femmes dans cette région leur voix n’est souvent pas entendue. Selon elles :
« Stories of rape must, it seems, feature pictures of victims in order to attract readers. The often intimate representations of injured bodies and suffering are composed in a way that would be quite unthinkable if those depicted were survivors of sexual violence in most countries in Europe and the USA28Maria Baaz Eriksson et Maria Stern, Sexual Violence as a Weapon of War? Perceptions, Prescriptions, Problems in the Congo and Beyond, Londres, Zed Books, 2014, p. 92.».
En monopolisant la parole des survivantes, on impose une certaine vision de ce que doit constituer une « bonne victime », mais surtout, on ne fait que reproduire des rapports de pouvoir coloniaux en niant la capacité d’action et d’expressions de ces femmes.
4. Penser d’autres formes d’interventions ?
Enfin, il est possible de voir comment la prise en considération des intersections des rapports de pouvoir peut ouvrir les portes à d’autres formes de justice transitionnelle ou encore d’interventions. Pendant les processus de transition, si un effort a été fait pour offrir une meilleure inclusion des survivantes, ces lieux n’ont fait que reproduire des rapports de pouvoir existants. Se placer dans un cadre intersectionnel situé permet de réfléchir à la justice transitionnelle en termes de justice transformatrice. Ce type de justice se base sur les personnes qui y participent et sur l’idée de réparation du tissu social dans une perspective de changement des relations sociales inégalitaires. Dans certains processus, les récits des femmes sont tronqués, d’autres ne sont jamais entendues. Il ne s’agit pas seulement de l’intégration des femmes comme cela a pu être fait avec la mise en place d’audiences nonmixtes, mais plutôt d’intégrer la question des rapports de pouvoir liés au genre, à l’origine ethnique, à la ruralité et à la pauvreté. Cette démarche permet de repenser les mécanismes de la base vers le haut, plutôt que l’inverse. Par exemple, dans les théories comme dans les pratiques, la question des communautés LGBTQIA+ et de leur inclusion n’est pas ou peu traitée. On reproduit alors des rapports de pouvoir hétérocissexistes dans les processus de transition. Cette prise en compte permettrait de remettre ces rapports de pouvoirs au centre des récits souvent marginalisés, car ils ne cadrent pas avec ce qui est attendu.
Un exemple de tentatives d’une meilleure intégration des survivantes dans un cadre plus large de justice transformatrice est celui des tribunaux de conscience. Ces tribunaux sont issus de la société civile et fonctionnent sur le même modèle qu’une cour de justice. Un jury est désigné, des témoins se succèdent et des expertes viennent également parler. Le premier tribunal de ce genre, pour les violences sexuelles, a été organisé à Tokyo en 2000. Au Guatemala, un tribunal de conscience a été organisé en 2010 pour traiter des cas de violences sexuelles commis pendant le conflit interne qui a marqué le pays entre les années 1960 et la fin des années 1990. Les témoignages des survivantes dans le cadre de ce tribunal de conscience, ainsi que ceux des expert-e-s, ont permis de mettre en lumière le caractère à la fois sexiste, raciste et classiste de l’expérience de la violence. Cela a permis d’offrir une nouvelle analyse des violences sexuelles et de faire entendre la voix des femmes qui n’avaient pu le faire pendant les commissions « vérités et réconciliation ». Un espace de discussion est ainsi créé pour les personnes ayant vécu des violences, mais aussi plus largement au sein de la société. Des dossiers ont été constitués et par la suite déposés devant les juridictions nationales. Au début de l’année 2016, une condamnation a été obtenue pour ces faits, une grande première dans le pays et dans le monde. En effet, plusieurs membres des forces armées ont été condamnés pour des faits d’esclavage sexuel contre les femmes autochtones de la commune de Sepur Zarco.
En termes d’interventions psychosociales, il faut penser des processus qui prennent en considération la culture des survivantes et qui s’inscrivent dans une approche plus sensible aux questions ethniques et sociales. Il paraît important de travailler à trois niveaux – psychologique, physique et social – dans le but de créer de nouveaux modèles d’interventions qui ont plus de sens pour les personnes concernées et qui surtout, ne reproduisent pas les modèles normatifs occidentalocentrés. Kumpfer et al abordent la notion d’adaptation des interventions au public visé29Karol Kumpfer, Rose Alvarado, Paula Smith et al., « Cultural Sensitivity and Adaptation in FamilyBased Prevention Interventions », Prevention Science 3, no. 3, 2002, pp. 241-246., c’est-à-dire la traduction linguistique, mais aussi culturelle des techniques d’interventions. Il s’agir d’adapter afin de reconnaître les différentes réalités que peuvent vivre les populations visées et d’éviter, une fois de plus, les différents écueils androcentriques et hétérocisnormatifs. Cette traduction culturelle passe également par l’accès à des formations pour les personnes de communautés dites marginalisées ou minoritaires afin de former des intervenantes aptes à participer et à intervenir dans les processus d’adaptation. Dans le même sens, en 2009, la Fédération internationale pour la planification familiale a énoncé des principes de base, repris en partie par l’Association Mondiale de Sexologie à propos des droits sexuels et plus largement de la notion de santé sexuelle. La fédération évoque clairement le droit à la protection contre toute forme de violence sexuelle pour toutes et tous sans distinction de classe, d’âge, d’origine ethnique ou religieuse.
Une autre piste d’intervention serait la valorisation de l’engagement communautaire et social de groupes originalement créés en réponse aux violences sexuelles. Comme le montrent Thierry Michel et Colette Braeckman à travers leur documentaire à propos du travail du docteur Denis Mukwege en République Démocratique du Congo30 Colette Braeckman et Thierry Michel, L’homme qui répare les femmes : la colère d’Hipocrate, Paris, Twin pics, 2015, 1h52 min., les femmes ont créé des actions communautaires plus larges. Unies à la base parce qu’elles avaient vécu de la violence, elles se sont associées afin de repenser leur implication et leur capacité d’action au sein de leur communauté, se réappropriant une parole et un espace qui leur ont souvent été enlevés. Désormais, le défi est de penser de nouvelles stratégies afin de gérer et d’intervenir dans les situations de violence tout en laissant la place aux personnes les ayant vécues de s’exprimer — ou non — dans le but d’apprivoiser ces évènements.
Comme nous venons de le voir, adopter une perspective intersectionnelle située peut permettre de porter un nouveau regard sur la complexité du phénomène des violences sexuelles commises en temps de conflits. Cette nouvelle conceptualisation offre la possibilité de prendre en considération les différentes réalités expérientielles des personnes impliquées et de ne pas participer à la (re)marginalisation de certains groupes. Surtout, ce que cela permet de faire, c’est de questionner le principe même d’universalisation des pratiques d’aide et de gestion des transitions qui semblent parfois immuables. L’adoption des discours dominants, qu’elle se fasse par les organisations internationales aussi bien que par certaines féministes, a participé à la dépolitisation des expériences particulières en se faisant l’écho d’une vision unidimensionnelle des femmes et des violences sexuelles. En ce sens, les propositions d’actions devenues aujourd’hui incontournables ne se préoccupent que très peu des réalités locales, tant et si bien que le concept de « viol utilisé comme arme de guerre » peut sembler désormais vide de sens. En se focalisant sur les personnes marginalisées, en les replaçant au centre et en offrant ainsi des approches et pratiques adaptées à leurs réalités, il serait possible d’envisager d’autres manières d’agir.
Ainsi, l’intersectionnalité située, en plus de déconstruire la dichotomie agent-e/victime, pourrait permettre de l’envisager comme un continuum, c’est-à-dire un espace sur lequel les personnes qui ont vécu des violences sexuelles pourraient se situer. Cela permettait de reconnaître simultanément la multiplicité de leurs identités et les stratégies de résistance qu’elles ont pu adopter.