Des privilèges pour la justice
Je ne suis pas une académicienne, une théoricienne ou une femme à l’aise avec l’abstrait. Je suis une femme de terrain, qui aime le concret. J’ai vécu une expérience personnelle démontrant clairement la manière dont se traduisaient certains de mes privilèges de façon appliquée, empirique. C’est en partageant cette expérience que je veux aborder la question des privilèges.
Pendant près de sept années, dans le cadre d’un de mes emplois, j’ai subi du harcèlement sexuel de la part de mon patron.
Je ne vais pas m’étendre sur les comportements spécifiques de ce dernier, car je considère que ce n’est pas pertinent. Peu importe les gestes, les paroles, les comportements problématiques qu’il a posés, ils étaient inacceptables, un point c’est tout. Je n’adhère pas à l’idéologie de la hiérarchie de la gravité des gestes, ni à cette partie de la culture du viol où l’on exige des survivantes de justifier leurs affirmations. En effet, lorsque j’ai dévoilé ce vécu dans le passé, on m’a déjà demandé : « Mais, du vrai harcèlement là? Comme quoi par exemple? » Mais qu’est-ce que du faux harcèlement, je vous le demande. Je ne vais pas nourrir la curiosité malsaine de certaines personnes, ni accepter que l’on remette en question ma crédibilité.
Je ne vais pas non plus expliquer pourquoi j’ai subi cela pendant sept années. En effet, on me demande souvent ce qui fait que j’ai toléré cela aussi longtemps. Cette question est tendancieuse et sous-entend que je suis en partie responsable de la durée de l’agression que j’ai subie. Elle implique que je doive justifier que je n’ai pas fait cesser l’agression avant, que je sois restée dans le milieu. De plus, d’expérience, les justifications offertes doivent être suffisamment convaincantes pour qu’on me gracie de toute responsabilité du harcèlement subi. Je fais maintenant le choix de ne pas alimenter cette dynamique de blâme de la victime; une autre sphère de la culture du viol.
Vous allez donc devoir me croire sur parole : j’ai subi du harcèlement sexuel de la part de mon patron pendant près de sept années dans un ancien milieu de travail. Parce que je suis une femme. Il ne harcelait pas sexuellement mes collègues masculins. Le seul homme (parmi mes anciens collègues) qu’il ait harcelé sexuellement est ouvertement homosexuel. On peut donc émettre l’hypothèse du sexisme sous-jacent à ce que mon ancien collègue a subi aussi. J’ai été victime de notre société sexiste, de la culture du viol dans laquelle nous baignons.
Après avoir été témoins, une fois de plus, de comportements de harcèlement sexuel de la part de notre patron envers certaines collègues, une autre employée et moi avons dénoncé au C.A. les comportements de l’employeur. Ce qui n’avait jamais été fait dans le passé. Le backlash a été violent : tensions palpables au quotidien dans le milieu, collègues nous reprochant ouvertement d’avoir dénoncé ou affirmant que notre réaction était excessive, cheffes d’équipe prenant partie ouvertement contre notre dénonciation, « enquête » interne menée par un ami personnel du patron (aussi président du C.A.), tentatives d’influence des témoignages des employées les plus récentes, et j’en passe et des meilleures. Les quelques collègues soutenant notre démarche ont été clairs quant au fait que, bien qu’elles-ils appuyaient notre dénonciation, elles-ils n’allaient pas ouvertement y participer. N’en pouvant plus, j’ai quitté le milieu.
Parallèlement à tout cela, je dois dire que mon conjoint de l’époque, mes amies et ma famille étaient toutes et tous présent.e.s pour moi. Jamais on n’a remis ma parole en doute, jamais on ne m’a responsabilisée de ce que j’ai subi, jamais on ne m’a poussée à faire ce que je n’étais pas prête à faire. J’ai été écoutée, crue, respectée et soutenue par mon entourage proche.
À la suite de ma démission, ne trouvant pas rapidement d’emploi dans mon domaine, j’ai fait une demande de chômage – demande que je justifiais en expliquant que j’avais démissionné en raison d’un milieu de travail hostile. Pour corroborer mes dires, il aurait fallu que j’accepte que l’agente du gouvernement parle de la situation avec mon ancien patron. Paniquée, j’ai refusé. Je n’ai donc pas eu droit au chômage.
Aussi, pendant que je déposais des candidatures, dans mes références apparaissait mon ancien employeur, mon harceleur. En effet, je me voyais mal ne pas le mentionner. Comment justifier que mon employeur des sept dernières années ne fasse pas partie de mes références ? Dire la vérité? Trop risqué.
J’ai éventuellement été convoquée à des entrevues d’embauche. Puis, un jour, j’ai reçu un appel qui m’annonçait que j’avais été l’une des candidates retenues. L’équipe d’intervenantes avait par contre des questionnements. Suite à leur échange avec mon ancien patron, certains bémols avaient été soulevés. Elles allaient avoir une vigilance particulière à mon endroit. Après quelques semaines de travail, on me reprochait d’être opaque, difficile à lire. Comment leur expliquer que mon vécu me rendait encore vulnérable? Comment leur expliquer que j’essayais de me protéger sans que cela n’ait d’impact négatif sur leur perception déjà négativement biaisée de moi? Plus tard, dans le même milieu, un poste s’est ouvert et, en raison du contenu de leur échange avec mon ancien patron, les mêmes intervenantes responsables de mon embauche ont décidé de ne pas me l’accorder, de continuer à m’«observer ».
Je souhaite mentionner ici qu’il s’agissait d’un milieu de travail féministe et que, malgré cela, je ne me sentais pas en sécurité de mentionner mon vécu. En partie à cause du backlash subi par le passé, en partie parce que je sais qu’un milieu qui se dit féministe n’est pas nécessairement un espace sécuritaire.
Pour moi, ça a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Non seulement mon ancien milieu m’avait été hostile pendant des années, mais on me mettait des bâtons dans les roues même après mon départ. Mon harceleur continuait de me pourrir la vie à distance. Il avait encore le pouvoir de me nuire, et il l’utilisait. J’ai donc écrit au C.A. de mon ancien milieu de travail pour demander une compensation financière. Le patron et le C.A. étaient responsables de mon départ, de ma difficulté d’accès au chômage, à obtenir un emploi, un poste décent. Ils ont refusé, considérant qu’ils ne me devaient rien. Ça m’a enragée, atterrée, insultée, révoltée.
J’ai fait des recherches et j’ai découvert que malgré le délai écoulé, j’avais encore un recours à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. J’avais subi du harcèlement discriminatoire. J’avais été harcelée parce que j’étais une femme. Je pouvais me tourner vers cette instance pour tenter d’obtenir justice. Ce que j’ai fait. J’ai rempli les formulaires, rédigé les lettres, j’ai fait des lectures de jurisprudence sur des cas similaires au mien, évalué les montants accordés dans les cas similaires au mien, j’ai fait des tableaux justificatifs. J’ai parlé au responsable de mon dossier, à l’enquêteur, au médiateur, à un avocat privé que j’ai payé de ma poche. Ma mère a sollicité une de ses amies, qui est procureure et qui a accepté de m’aider, de me représenter gratuitement. Elle-même a été gracieusement accompagnée par une collègue avocate spécialisée en droit du travail. J’ai rencontré la procureure. J’ai attendu, attendu, attendu des mois avant d’avoir une audience.
Ici, je tiens à mentionner que le fait d’avoir quitté le milieu où je subissais du harcèlement et le backlash de ma dénonciation sont deux facteurs qui ont joué un rôle central dans la poursuite de mes démarches. La distance et le temps m’ont aidée à entamer une réparation intérieure sans laquelle je n’aurais pas eu la force de continuer.
On m’a demandé si j’étais prête à aller en médiation et c’était le cas. L’autre option aurait été d’aller en cour, ce qui allongeait les délais et ne garantissait pas de meilleurs résultats. Je savais que j’avais droit à une médiation relais, c’est-à-dire une médiation où l’harceleur et moi n’étions pas dans la même pièce. Je n’étais pas obligée d’être face à lui. L’idée de le voir me donnait la nausée tellement le stress était intense. Je me suis donc prévalue de ce droit. Le jour de la médiation, j’étais accompagnée par ma mère, syndicaliste de carrière et défenderesse de droits aguerrie et par son amie procureure.
Après quelques heures de négociations, je me trouvais devant le choix suivant : accepter le montant X maintenant, ou maintenir ma demande du montant Y, mais attendre que mon ancien patron en fasse la demande à son employeur, prenant ainsi le risque qu’il refuse et m’exposant potentiellement à reprendre le processus de médiation du début. Ma mère et son amie m’ont expliqué que nous avions une entente de principe, c’était donc dire que mon patron et le président du C.A. allaient défendre ma demande devant le C.A. J’avais de bonnes chances d’obtenir le montant demandé, si je tolérais l’attente de plusieurs semaines. J’ai décidé de tolérer l’attente. Près de deux mois plus tard, j’ai reçu la nouvelle : toutes mes demandes avaient été acceptées telles quelles. Quand j’y repense, je pleure encore de joie et de soulagement. J’ai obtenu un montant rarement obtenu au Québec dans des cas similaires, en plus d’autres gains sur lesquels je ne peux m’attarder à cause d’une clause de confidentialité.
Quand j’ai annoncé cela à mon entourage, j’ai été couverte d’éloges : forte, résiliente, persévérante, courageuse, justice rendue, etc. Je ne veux pas accepter tous ces éloges. J’occulterais le rôle majeur qu’ont joué mes privilèges dans cette victoire. Sans mes privilèges socio-économiques et ceux liés au fait d’être une personne blanche, je n’aurais probablement pas obtenu gain de cause ou justice, appelez-le comme vous voulez.
Quand je parle de mes privilèges socio-économiques, je fais référence au fait que je viens d’un milieu éduqué et financièrement confortable. Puis, comme nous vivons dans un système qui a tendance à favoriser le statu quo, cela fait en sorte que nos proches sont aussi pour la plupart des personnes éduquées et financièrement confortables. J’ai donc accès facilement et gratuitement à un bassin d’expertises diverses, de personnes émotivement et financièrement disponibles. Je tiens à préciser que je ne crois pas que les personnes qui viennent de milieux précaires ne soient pas aussi généreuses émotionnellement, elles ont tout simplement moins le luxe de l’être. Il est bien plus facile d’être présent.e quand on n’a pas de préoccupations de survie personnelle. Puis, j’ai eu accès à une éducation qui m’a fourni les connaissances et les compétences essentielles à comprendre mon vécu, à entamer et à compléter des démarches pour obtenir réparation.
Je ne sais pas exactement en quoi mes privilèges blancs ont joué en ma faveur, une femme de couleur pourrait mieux le détailler que moi, mais je suis convaincue qu’ils ont joué. On m’a probablement crue plus facilement, on a probablement évalué ma souffrance comme étant plus légitime et le tort m’ayant été causé comme plus inacceptable. On a donc probablement eu tendance à m’accorder une compensation plus généreuse. Tout cela est interrelié.
Ainsi, c’est grâce à mes privilèges que les nombreuses étapes menant à la réparation obtenue ont été facilitées, ou carrément rendues possibles. Je tiens ici à spécifier que je crois sincèrement à la capacité et au potentiel de chacun.e à accomplir, traverser, surmonter les mêmes étapes que j’ai franchies. Les obstacles ou empêchements supplémentaires relèvent d’oppressions systémiques, et non de compétences personnelles intrinsèques. J’ai donc pu, avec un vocabulaire et des concepts qui sont socialement reconnus, identifier que je subissais du harcèlement sexuel et le dénoncer de manière à ce que mes propos soient pris au sérieux. J’ai pu justifier ma dénonciation de la façon dont le C.A. gérait la situation avec des connaissances factuelles. J’ai pu quitter mon milieu de travail toxique sans avoir d’autres emplois en vue, car je savais que ma famille pourrait m’appuyer financièrement au besoin. J’ai eu accès facilement à des sources d’information pertinentes pour déterminer mes recours. Je maitrisais déjà le vocabulaire, les concepts et les habiletés de base nécessaires (comme le calcul, par exemple) pour répondre rapidement et facilement aux exigences d’une telle démarche : formulaires à remplir, argumentaire à construire, justifications à apporter, etc. Non seulement je pouvais me permettre de payer pour des services professionnels spécialisés, mais j’ai aussi reçu de l’aide professionnelle gratuite. Finalement, comme je n’avais pas de dette (un autre résultat du cumul de mes privilèges), j’ai pu utiliser la compensation obtenue pour contribuer à m’assurer une certaine sécurité d’avenir.
Oui, je suis une femme forte, résiliente, courageuse et persévérante. Mais des centaines de milliers de femmes le sont aussi et n’obtiennent pas réparation. Mes caractéristiques personnelles n’ont été qu’une brique parmi toutes celles qui ont construit la pyramide ayant mené à la réparation obtenue. Les autres, elles sont faites de privilèges. J’ai été lésée parce que je suis une femme, mais j’ai obtenu réparation parce que je suis blanche et que je suis issue d’un milieu socio-économique aisé. Si moi, gâtée de tous ces privilèges, j’ai eu à mobiliser autant de personnes, à me battre aussi fort et aussi longtemps pour obtenir réparation, qu’en est-il pour les femmes qui n’ont pas les mêmes privilèges? Qu’en est-il de leur accès aux services? Qu’en est-il de leur accès à l’information? Qu’en est-il de leur accès à des expertises compétentes? Qu’en est-il de leur accès à la justice?