Pour un futur plus inclusif
Devenir féministe
Je ne peux pas penser au futur sans avoir en tête la crise écologique. Anticiper les conséquences de cette catastrophe est une véritable hantise. Il y a déjà huit ans, j’ai mis un enfant au monde, affirmant ainsi mon besoin de concevoir des lendemains lumineux malgré les futurs noirs qui se dessinent. Puis, je suis devenue féministe. Comprendre comment les inégalités de genre avaient affecté ma vie et tenter de penser autrement m’a permis d’avoir un socle à partir duquel considérer l’avenir. Un horizon se dégage, qui n’est pas plus serein, mais qui donne un sens et ouvre d’autres possibles à mes gestes quotidiens, à mon amour, à ma — à notre — lutte contre les changements climatiques.
Si je dois me projeter vers l’avant dans ce monde qui m’inquiète, c’est comme féministe que je veux le faire. Et pour prendre mon élan, j’essaie parfois de regarder derrière, juste un peu, comme le ferait un.e athlète du saut en longueur.
*
Je repense au moment où j’ai appris à devenir féministe, à m’affirmer plus clairement comme telle. J’avais la mi-trentaine. C’était un bel après-midi de mai passé dans un parc, au beau milieu de mon congé de maternité. Je lisais Une chambre à soi de Virginia Woolf pendant que mon bébé dormait dans sa poussette. C’est là, grâce à cette lecture, que je suis devenue féministe, quand j’ai compris pourquoi je n’écrivais pas encore, à trente-cinq ans, malgré tout le désir que j’en avais. Toutes les mauvaises raisons pour lesquelles je n’avais pas cru en ce rêve, écrire, je les voyais dans ce texte de Woolf. En même temps, les raisons de me donner désormais comme devoir et comme engagement, envers moi-même et mon enfant, d’écrire, écrire enfin, devenaient évidentes. J’ai voulu répondre à l’invitation de Virginia Woolf et commencer à dire le monde de mon point de vue de femme, pour ne plus laisser aux hommes le soin (mais, peut-on vraiment ici parler de soin ?) de me — de nous — définir, de dicter mon — notre — rôle. Je souhaitais arrêter d’écouter cette voix en moi qui, malgré toutes mes réussites, me disait bêtement que je n’étais pas encore assez bonne, que je ne connaissais rien et n’avais rien à dire. J’avais pris l’habitude de vivre avec le sentiment que j’allais échouer. Je ne m’étais jamais prise au sérieux et j’avançais dans la vie avec la certitude que je n’étais pas et ne pourrais jamais être, à cause de mon corps et de tous les soucis qu’il me causait, une grande écrivaine, ni non plus — et par conséquent — une écrivaine tout court.
J’ai appris à devenir féministe en essayant de m’exprimer par l’écriture, en devenant autrice, en lisant et en m’inspirant de la pensée et des mots d’autres écrivaines. C’est ainsi que j’ai aussi réalisé, jour après jour, un autre rêve, celui de devenir mère.
*
Mon féminisme s’est affermi depuis, mais je ne me sens pas toujours adroite pour expliquer ou pour exposer comment je ressens le monde ainsi. Je ne trouve pas toujours les bons mots pour dire comment je crois, fondamentalement, que penser le passé et le présent à partir des inégalités de genre et que travailler à un futur égalitaire peut révolutionner pour le meilleur notre façon d’être, de comprendre et de façonner le monde. Je me sens maladroite, parce que l’émotion m’étreint souvent. Mes réflexions sont empreintes du regard que je porte sur l’Histoire et l’actualité, où sans cesse quelque chose nous apprend à voir disparaître les femmes, le spectacle de la violence d’un système qui les assujettit et les invisibilise s’y manifestant sous toutes ses formes.
Je suis une pleureuse, je ne suis pas une guerrière. Je voudrais pouvoir gueuler, exprimer haut et fort, avec ma voix et tout mon corps, ma tristesse et ma rage, mais je ne sais qu’écrire et, souvent, j’écris en pleurant.
Je suis une pleureuse, je ne suis pas une guerrière. Je voudrais pouvoir gueuler, exprimer haut et fort, avec ma voix et tout mon corps, ma tristesse et ma rage, mais je ne sais qu’écrire et, souvent, j’écris en pleurant. J’imagine que c’est la forme que je dois donner à ma lutte, et l’accepter ainsi. L’émotion qui m’étouffe régulièrement m’amène à préférer me taire, mais j’aime écouter les gens et leurs histoires. J’ai, du féminisme, une conception basée sur la bienveillance, le soin, l’écoute et le dialogue, permettant que le point de vue de tou.te.s soit entendu. Chacun.e doit pouvoir contribuer à construire et à changer le monde de telle sorte que l’on soit, ensemble, moins vulnérables.
*
Malgré toute ma bienveillance et mon ouverture, j’ai appris à être déçue du monde. Le féminisme rend très certainement rabat-joie, comme l’exprime si bien Sara Ahmed (2010) et Erin Wunker (2018), à sa suite. Ce sentiment de déception est si fréquent qu’il devient parfois lourd à porter. Je suis souvent prise entre ce désenchantement, cette lassitude, cette pesanteur, et l’émotion douce, enthousiaste et pleine d’espoir que crée en moi une vision féministe du monde. Écouter des films avec mon garçon de huit ans peut sembler, à première vue, une activité légère qui ne porte pas trop à conséquence, mais je crois que c’est durant ces moments que j’atteins, de manière très concrète, l’un ou l’autre de ces deux pôles émotionnels. Combien de fois ai-je été déçue des films qu’on propose aux enfants ? Je ne vois plus que des reproductions incessantes de boys’ club, ces clans d’amis masculins dont le héros, toujours un garçon, doit sauver le monde. Bien qu’il soit parfois appuyé par une fille, celle-ci se trouve fréquemment et malheureusement réduite au rôle très secondaire de schtroumpfette, dont la qualité première est d’être belle.
Je suis souvent prise entre ce désenchantement, cette lassitude, cette pesanteur, et l’émotion douce, enthousiaste et pleine d’espoir que crée en moi une vision féministe du monde.
Mes plus grandes déceptions se produisent quand je veux faire connaître à mon enfant les films grand public qui m’ont enthousiasmée quand j’étais plus jeune et qui sont considérés aujourd’hui comme des classiques du cinéma. Dernièrement, réécouter Retour vers le futur et sa suite, ces films des années 1980 que j’ai visionnés si souvent durant mon enfance, a été un véritable choc. Le peu de cas que l’on fait du personnage de Jennifer, la copine de Marty, m’a choquée. Voilà un personnage féminin sans voix, qui n’a pour fonction que d’être la jolie petite amie de et qui est réduite, pendant à peu près tout le deuxième film, à n’être qu’une belle endormie. Et je me suis presque mise à pleurer devant une scène importante du premier film, un moment du scénario qui permet aux nœuds de l’intrigue de se dénouer. Cette séquence se présente, d’abord, comme un mauvais plan sur lequel s’entendent Marty, le personnage principal du film accidentellement en « voyage » dans le passé, et son père, adolescent. Pour permettre à ce dernier de séduire Lorraine, la jeune mère du héros, en venant la « sauver », le visiteur du futur doit démontrer des manières trop entreprenantes envers elle et faire semblant de la forcer à l’embrasser. Le plan ne fonctionne pas et la scène finit par être une véritable tentative de viol de la part de Biff, le personnage antagoniste, une brute que tout le monde craint.
En voyant cela, mon fils m’a demandé ce qui se passait, parce qu’il ne comprenait pas. Je n’ai pas trouvé les mots pour lui expliquer. Je me suis demandé ce que j’avais absorbé de cette scène, plus jeune, ce que j’en avais compris. Je ne me souviens pas avoir été particulièrement bouleversée. Quand j’essaie de m’imaginer à neuf, douze ou dix-sept ans, je me vois presque impassible devant cette scène. Pourtant, ce qu’on y lit est révoltant. On peut le résumer ainsi : les mauvaises manières des rustres, présentées de manière caricaturale, sont toujours bien hilarantes, jamais graves. Et puis, il est bien permis de rire d’une tentative de viol, n’est-ce pas, surtout si un homme juste, même un peu idiot et maladroit, se trouve là pour secourir la pauvre femme de manière héroïque ? Ce film et ses stratégies narratives me dépriment maintenant, et m’enragent. Et je dois apprendre à vivre avec la déception et la honte d’avoir été longtemps aveugle à ce qu’une société dominée par les hommes a pu m’amener à croire et à penser.
Je suis toutefois consciente et heureuse de constater que les choses changent. Je dois avouer avoir encore pleuré, de ravissement cette fois, presque tout le long de la Reine des neiges 2. Plusieurs éléments m’ont enthousiasmée et profondément émue : la saine sororité qui lie les deux personnages principaux, leurs forces et leurs fragilités qui les guident, l’aide qu’elles reçoivent de leurs ami.e.s pour sauver leur monde du mauvais sort qui le menace, la mise en lumière de l’injustice des actions posées par leur grand-père et la découverte de leurs origines autochtones. Je ne fais pas toujours de si mauvais choix quand il s’agit de partager avec mon enfant un moment de cinéma…
*
Je voudrais me projeter dans le futur comme je voudrais entrer et me loger dans la maison de Jo March, qui est au cœur de cet autre film qui m’a émue, Little Women, dans la reprise réalisée par Greta Gerwig en 2019. Cette demeure n’est ni trop grande ni trop petite, juste ce qu’elle doit être pour contenir la vie, l’énergie, les rires, les rêves, les crises et la tristesse d’un groupe de filles qui grandissent. Des gens les entourent : des hommes, des femmes, des enfants, d’autres familles. Leur foyer, qui finit par s’agrandir pour devenir une école, est grand ouvert à toute cette petite société. Dans l’enthousiasme, la créativité et la bienveillance, les little women s’amusent, étudient, se découvrent, prennent soin les unes des autres et s’impliquent dans leur communauté. Quand l’une d’entre elles meurt, trop jeune, un livre finit par s’écrire, à sa mémoire. La première grande œuvre de Jo March, l’écrivaine de la famille, se réalise ainsi dans la tristesse et l’amour. Malgré leur deuil, peut-être même portées par lui, les filles et leur mère continueront chacune à transformer ce qu’elles peuvent du milieu qui est le leur. C’est la joie et l’énergie qu’on retient de ce film, un regard porté vers l’avant qui donne envie de se dévouer et de travailler, toujours, encore et malgré les phases de désespoir, à créer exactement le monde dans lequel on souhaite vivre.
Je voudrais me projeter dans le futur avec la même joie et le même sérieux que Jo March qui attend la sortie des presses de son premier livre. Force m’est de constater, toutefois, que la plupart du temps, c’est avec un regard empreint de peur que j’envisage le futur. Je désirerais m’installer dans la maison-école de Jo March, mais la vérité est que je crains plutôt d’échouer au cœur de Gilead, dans une maison voisine de celle où est retenu prisonnier le personnage de June dans La servante écarlate. Ou encore, de finir dans les horribles colonies de cette Amérique dystopique, à nettoyer des terres contaminées. Je redoute que les choix des enfants du futur soient un jour réduits à ceux que leur imposera la tyrannie.
Le plus grand malheur serait que les conséquences dramatiques des changements climatiques et environnementaux empêchent d’atteindre pleinement l’égalité et qu’il soit pour toujours impossible, en parlant des humain.e.s, de raconter autre chose qu’un récit de l’injustice.
Je croyais au départ que ma crainte des conséquences ultimes de la crise écologique serait celle de la fin du monde. Mais, en pensant les bouleversements environnementaux à la lumière du féminisme, mes angoisses se sont transformées. Ce qui me cause le plus d’anxiété est maintenant d’imaginer les moyens que les privilégié.e.s trouveront pour maintenir leurs avantages. Quelles sauvageries déploieront les défenseur.e.s d’une conception mercantile du monde, qui leur est si profitable et qui nous dirige tou.te.s droit vers la catastrophe ? Quelles violences ces gens qui ont de grands moyens financiers mettront en action pour protéger de façon toujours plus efficace ce qui leur permet de conserver leurs pouvoirs, dans un monde où les conditions de la vie deviendront précaires pour tou.te.s ? Cette férocité est déjà bien visible dans la fermeture des frontières aux migrants, dans la construction des murs entre les pays et dans la course toujours plus grande à l’armement.
J’ai peur que les possibles, qu’on pourrait croire infinis, se mettent à diminuer drastiquement pour tout le monde, particulièrement pour les femmes. Et j’ai peur que ces possibles diminuant, le grand rêve féministe se termine, que l’horizon se referme et que les luttes cessent de façon brutale, avant même que les fins ne soient atteintes.
Quelles fins nous attendent ? Il va de soi, il me semble, que les êtres humains n’ont pas connu, jusqu’à maintenant, une Histoire très heureuse. Nous entraînons de surcroît dans notre violence mortifère le sort de milliers d’espèces animales et végétales. Le féminisme serait un moyen de renverser la vapeur, de donner sa chance à l’humanité pour que les temps à venir, surtout s’ils doivent être les derniers, soient plus doux que ceux passés. Le plus grand malheur serait que les conséquences dramatiques des changements climatiques et environnementaux empêchent d’atteindre pleinement l’égalité et qu’il soit pour toujours impossible, en parlant des humain.e.s, de raconter autre chose qu’un récit de l’injustice.
Bibliographie
Ahmed, Sara. 2010. The Promise of Happiness. Durham, NC : Duke University Press, 315 p.
Atwood, Margaret. 2005. La servante écarlate. (Sylviane Rué, trad.) Paris : J’ai lu, 1987, 345 p.
Buck, Chris et Lee, Jennifer. 2019. La Reine des neiges 2/ Frozen 2 [Film d’animation]. France, États-Unis : The Walt Disney Company France, Walt Disney Pictures, 103 min.
Delvaux, Martine. 2019. Le boys’ club. Montréal : Remue-ménage, 224 p.
Gerwig, Greta. 2019. Little Women [Film]. États-Unis : Columbia Pictures, Regency Enterprises, Pascal Pictures, 135 min.
Woolf, Virginia. 2010. Une chambre à soi. (Clara Malraux, trad.) Paris : 10-18, 1997, 171 p.
Wunker, Erin. 2018. Carnets d’une féministe rabat-joie : essais sur la vie quotidienne. (Madeleine Stratford, trad.). Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, coll. Vigilantes, 212 p.
Zemeckis, Robert. 2009. Retour vers le futur/ Back to the future [DVD]. Toronto : Universal Studios Canada, 1985, 116 min.
_________________. 2009. Retour vers le futur II/ Back to the future II[DVD]. Willowdale, Ont. : Universal Studios Canada, 1989, 108 min.