Entre stérilisations, métissages, viols et alliances : le contrôle et les coercitions des États sur les corps reproducteurs des femmes
Les immenses structures étatiques que nous reproduisons au sein de nos quotidiens épars produisent des frontières géographiques et idéelles qui organisent, du moins en partie, la répartition des corps dans l’espace, leurs mouvements, leurs entrelacements et leurs progénitures. Cette organisation politique et sociale des mouvements et des reproductions humaines par les États et donc, par ses agent-e-s, qu’ils ou elles soient bureaucrates, policier-e-s, militaires, douanier-e-s ou politicien-ne-s, permet la reproduction des populations selon des critères nationaux qui renvoient à l’ethnicité et à la race. Au sein de ces réseaux coercitifs, les corps fertiles1Nous faisons référence aux corps des femmes qui sont fertiles pour la reproduction biologique. Nous soulignons la fertilité des corps pour ne pas laisser sous-entendre que tous les corps féminins sont fertiles pour la reproduction biologique. des femmes sont des enjeux de luttes majeurs, puisqu’ils détiennent un pouvoir de reproduction biologique qui est au cœur de la (re)production sociale des nations et des citoyennetés. Les mécanismes employés par les structures des États-nations occidentaux pour s’assurer le contrôle des corps reproducteurs des femmes sont diversifiés et dispersés : ils se déploient autant au sein des pratiques eugénistes et du biopouvoir que dans les stratégies de contrôle des alliances et des marqueurs généalogiques.
Au sein de cet article, nous chercherons à explorer les articulations entre la construction des États-nations, soit de leurs frontières matérielles ainsi qu’idéelles, et les matrices du genre et de la race. Pour ce faire, nous prendrons le terrain de la construction des États-nations européens et de leurs colonies, ainsi que les États occidentaux contemporains et nous poserons notre regard sur les pratiques coercitives s’exerçant sur les corps féminisés et racisés de manière à produire et reproduire les frontières poreuses de la nation et de la race, en plus de celles matérielles et géographiques des structures étatiques. La question que nous nous poserons est celle-ci : quels mécanismes idéologiques et matériels visant à contrôler les corps fertiles des femmes les États occidentaux ont-ils mobilisés pour produire et reproduire leurs frontières nationales et géographiques? Pour y répondre, nous mobiliserons deux dispositifs du pouvoir : l’eugénisme, imbriqué au sein du biopouvoir, et le contrôle des alliances et des généalogies. Nous démontrerons la réalité très concrète de ces contrôles à travers l’étude des stérilisations forcées des femmes autochtones et afro-américaines en Amérique du Nord, des lois coloniales sur le métissage, de l’usage du viol dans la reproduction des esclaves et des lois contemporaines encadrant les mariages dits de migration.
Frontières géographiques et nationales : la construction matérielle et idéelle des États-nations européens
Nos réflexions prendront ancrage dans la perspective intersectionnelle, et ce, de manière à rendre compte de la complexité des interconnexions entre les frontières des États-nations et les systèmes de domination de race, de genre, de classe et de capacité. En effet, les États, en produisant et en reproduisant leurs frontières nationales, coconstruisent et renforcent d’autres lignes de rupture et marques de différenciation. Ainsi, nous comprenons les rapports de domination comme s’articulant mutuellement et comme ne pouvant conséquemment pas être analysés de façon totalement indépendante les uns des autres. Comme nous le dit Cockburn :
les structures sociales, les institutions et les rapports sociaux sont façonnés tout à la fois par la dimension économique du pouvoir (qui est structurellement fondée sur la propriété des moyens de production), par la dimension ethno-nationaliste du pouvoir (qui induit la racialisation des autorités communautaires et des États), et par la hiérarchie fondée sur le genre et sur l’appartenance de sexe (2015, p. 152).
L’État-nation est la structure idéelle, institutionnelle et répressive qui organise matériellement les frontières : c’est elle qui détient le monopole du contrôle des mobilités (Torpey, 2000). S’emparant graduellement de ce pouvoir des mains de la religion et des propriétaires terriens2Selon l’auteur, ce processus de monopolisation débute en Europe, suite à la période médiévale et s’intensifie à la fin du XIXe siècle (2000; p. 5)., les États-nations européens se construisent en partie par la connaissance toujours plus accrue et intime de leur population dont ils ont besoin pour s’accaparer les ressources nécessaires à leur reproduction et pour assurer l’implémentation de leurs lois. Sous le couvert de la défense de leurs frontières nationales, les États-nations rendent illégaux les personnes et leurs passages, les détiennent et les violentent. De façon très matérielle, les États (donc leurs agent-e-s) ont construit et maintiennent des frontières géographiques, notamment par la militarisation et par des réseaux douaniers complexes. Nous reprenons les mots de Michel Foucher selon lesquels la frontière est « une limite qui s’est établie au fil des siècles, le plus souvent sur la base des rapports de forces, mais aussi en fonction d’intérêts politiques et patrimoniaux », elle relève « d’un choix, d’un arbitrage entre différentes solutions, en fonction d’une combinaison géopolitique particulière et datée » (Foucher, 1995, p. 9). Elle est donc politique et mouvante. Les frontières des États sont aussi idéelles, puisque la nationalité et la citoyenneté qui organisent les entrées légales au sein des États relèvent de conceptions sociales entièrement créées par les êtres humains et qui peuvent donc prendre des formes très largement liées à la pensée, aux symboles3Voir Billig (1995), sur les nationalismes ordinaires., au langage, etc. Ces éléments créent des frontières qui ont la particularité d’être surveillées de l’intérieur, soit à travers des critères culturels, de loyauté politique ou d’appartenance ethnique. Cette construction matérielle et idéelle des frontières des États nationaux passe par cette monopolisation graduelle du contrôle des mouvements et des reproductions par les États (Torpey, 2000).
Nous situons l’émergence des États nationaux, tels qu’ils dominent aujourd’hui en Europe, au sein du mercantilisme et du colonialisme. En continuité avec les écrits d’Hecther (1975), nous situons la temporalité de cette édification sur plusieurs siècles et situons les prémisses de leur construction au XVe siècle, avec le développement des empires coloniaux, des bases nationales des économies4Le développement des économies sur des bases nationales débute avec le mercantilisme en Europe de l’Ouest aux VIe et VIIe siècles et ce, via la standardisation de la monnaie sur le territoire des États, la mise en place de tarifs internes et l’existence de barrières à la mobilité du capital, des travailleurs et des biens. et du mercantilisme. À la suite de Gellner (1989), nous mettons de l’avant que ce processus s’est intensifié avec l’industrialisation de l’Europe au XVIIIe siècle qui a engendré une réorganisation du travail et des économies5La division du travail, en plus d’être devenue mobile, est spécialisée, mais sous une forme nouvelle, soit par des spécialisations tellement proches les unes des autres qu’elles ont une certaine intelligibilité mutuelle. En ce sens, la formation qui précède ces spécialités est générique et, donc, le système éducatif moderne est « incontestablement le moins spécialisé, le plus universellement standardisé qui ait jamais existé » (Gellner, 1989, p. 45). Cette éducation commune et exogène (hors du domaine familial) rend les sous-unités de la société incapables de s’auto-reproduire, puisque le travail et la formation sont dès lors centralisés. L’État assure donc cette reproduction. et qui fut lourde de conséquences pour les arrangements politiques du pouvoir. Finalement, le XIXe siècle marque la consolidation du modèle de l’État-nation moderne, alors qu’il y a une montée fulgurante des nationalismes qui vient s’arrimer en parfaite cohérence avec l’idéologie de la suprématie blanche développée au sein des colonisations du XVe siècle.
Dans cette lignée, nous soulignons l’importance de bien saisir l’imbrication de l’édification des frontières géographiques des États européens et de la construction matérielle6Pensons au contrôle des populations par l’identité et le passeport. et idéelle des nations, qui est elle-même intimement liée à l’organisation politique coloniale de l’Europe. Pour définir la colonisation, nous devons penser en termes de privilèges économiques, épistémiques, sociaux et politiques du groupe colonisateur sur celui colonisé. La colonisation est donc d’abord et avant tout un rapport de force asymétrique. Ses mécaniques prennent plusieurs formes, mais s’articulent principalement autour de l’exploitation économique des colonisé-e-s, de la confiscation de leur pouvoir politique et de leur infériorisation sociale. Un autre élément clé du colonialisme est d’empêcher la reproduction sociale des groupes colonisés, et ce, de manière à assurer la pérennité et la domination du groupe colonisateur.
Pour penser les liens entre les colonialismes et nationalismes européens et la construction de la race comme structure de domination sociale, nous pouvons mobiliser le concept de nation blanche fantasmée de Hage (2012). Dans son livre White nation, Hage affirme que les nationalistes tels qu’ils se sont développés au sein des pays occidentaux partagent une conception « de la nation comme un espace structuré autour de la culture blanche, où les peuples aborigènes et les ‘ethnies’ non-blanches sont seulement des objets nationaux à déplacer ou à supprimer en accord avec la volonté nationale blanche » (Hage, 2012, p. 18). Pour traiter de ces conceptions, qui sont imbibées au sein du tissu social occidental, l’auteur développe le concept de la « nation blanche » fantasmée. Dans son ouvrage The Racial State, Golberg (2001) dresse des liens entre la régulation organisée par les États modernes et la production matérielle et théorique de la race. L’organisation spatiale de la planète en États-nations construits sur des rapports de force coloniaux octroie une matérialité aux configurations idéelles de la suprématie blanche. La blancheur, comme principe organisateur du système oppressif de la race, doit être comprise comme une construction sociale visant à produire de l’hégémonie. Les États occidentaux ayant profité des empires coloniaux du XVe au XIXe siècle sont organisés de manière à reproduire une population occidentale pensée comme blanche et privilégiée. Selon Golberg : « les racismes deviennent normalisés institutionnellement dans et à travers les configurations spatiales, tout comme l’espace social est construit pour paraître naturel, comme donné, en étant conçu et défini en termes raciaux » (Golberg, 1993, p. 185). Ainsi, l’auteur nous amène à repenser les appareils et les technologies des États modernes au sein de leurs influences sur les modalités des expressions et des exclusions raciales. Parallèlement, cette production et cette reproduction de la race sont imbriquées au sein de dynamiques de genre, alors que les États nationaux, par le biais de leurs milliers d’agent-e-s, exercent des contrôles sur les corps des femmes de manière à s’assurer de leurs mouvements et de leurs reproductions.
Eugénisme et biopouvoir : stérilisations forcées en Amérique du Nord
Réfléchir au contrôle des corps nous amène sur le terrain du biopouvoir, tel que théorisé par Michel Foucault. Cet auteur conçoit le biopouvoir comme la configuration dominante du pouvoir depuis le XVIIIe siècle, où elle s’impose suite aux régimes monarchiques et religieux qui mobilisaient la mort pour s’établir et se maintenir. Cette forme renouvelée du pouvoir des États modernes s’exerce plutôt sur la vie, et ce, via les catégories de la norme et de la rationalité. Le biopouvoir se décline en deux temps : c’est-à-dire par la discipline et le dressage des corps et par la prise en charge des corps en tant qu’espèce. Au sein de ces articulations du biopouvoir, le sexe est un élément incontournable. Selon Vézina :
C’est le sexe qui permit d’articuler ces deux pôles puisqu’il se trouvait à la jonction des disciplines du corps et des régulations de l’espèce. D’un côté, le sexe devait être contrôlé au niveau du corps puisqu’il était porteur de vice, de relations immorales, de maladies vénériennes. De l’autre, le sexe assurait la vigueur biologique de l’espèce ainsi que la santé de la race (Vézina, 2010, p. 15).
Ainsi, ce concept peut être retenu pour penser les rapports entre le pouvoir politique et ses mécanismes de contrôle des corps.
Le biopouvoir nous amène dans les corridors sombres de l’eugénisme. Développé plus tard, soit à la fin du XIXe siècle, l’eugénisme comprend deux grandes tendances qui peuvent se conjuguer, soit favoriser la reproduction des individus dits supérieurs et/ou entraver ou empêcher la reproduction des individus et des collectivités considérés comme inférieurs. L’eugénisme s’articule par l’usage de discours scientifiques qui promeuvent une sélection artificielle en vue d’« améliorer » les espèces, au même titre que cela est fait dans les domaines de l’élevage et de l’agriculture. L’idéologie eugéniste est construite sur les bases de deux systèmes d’oppression. Le premier est celui du racisme, dont l’idée prédominante est celle de la supériorité blanche. Le second système est celui du capacitisme, qui a comme objectif central d’améliorer les patrimoines génétiques et ce, de concomitance avec l’arrivée, au début du vingtième siècle, de la génétique. On voit bien ici l’articulation du biopouvoir et de l’eugénisme au sein d’un contrôle des corps et de leur reproduction mobilisant un langage scientifique et professionnel de santé et d’amélioration de l’espèce. Ainsi, les dispositions du pouvoir des États modernes ont facilité la régulation des corps féminins et de leurs sexualités.
Afin d’ancrer nos réflexions au sein de la matérialité de ces contrôles, nous voulons nous attarder au cas précis des stérilisations forcées des femmes noires aux États-Unis et autochtones au Canada, au cours du XXe siècle, en nous fondant sur le mémoire réalisé par Julie Vézina, en 2010. L’auteure met de l’avant l’articulation eugéniste des lois sur la stérilisation sexuelle qui étaient destinées à « améliorer » la santé de l’espèce. Dans cet ordre d’idée, elle lie ces politiques à la part grandissante du biopouvoir au sein des États qui se donnaient alors le mandat de gérer les corps, la santé et la vigueur biologique de l’espèce. Le nœud de son analyse réside dans l’application discriminatoire de ces lois sur la stérilisation sexuelle. En effet, elle démontre, en mobilisant les données disponibles sur les stérilisations au Canada et aux États-Unis, qu’il y eut historiquement plus de stérilisations de femmes, de noir-e-s, d’autochtones et de pauvres (Vézina, 2010; p. 77). Pour mettre de l’avant le caractère forcé de ces stérilisations, l’auteure mobilise la notion de « consentement éclairé et non contraint » et explique que les lois ont été instrumentalisées par l’usage de ruse et de manipulation. Elle donne l’exemple de la loi albertaine sur les stérilisations qui, suite à son premier amendement, rendait légale la stérilisation sans consentement des personnes jugées « déficientes intellectuelles » (Vézina, 2010; p. 108). En raison des biais culturels et sociaux des tests utilisés pour évaluer les quotients intellectuels, les femmes autochtones furent « disproportionnellement diagnostiquées comme étant « déficientes intellectuelles « » (Vézina, 2010; p. 108), ce qui permit leur stérilisation sans consentement. Selon l’auteure, cette application discriminatoire passa par la mobilisation de représentations permettant de légitimer l’appropriation des sexualités des femmes racisées, soit celles de la welfare queen, chez les femmes noires et de la squaw, chez les femmes autochtones. Ainsi, au sein des deux représentations sociales véhiculées des femmes noires et autochtones, celles-ci sont pensées comme indésirables et leur reproduction est jugée comme problématique, notamment car elles sont construites comme des citoyennes de deuxième classe pour lesquelles l’État serait amené à dépenser trop de ressources. Elle souligne d’ailleurs que la réactualisation constante de ces représentations a permis la persistance des stérilisations suite à la Deuxième Guerre mondiale, qui avait pourtant largement entaché la légitimité des idéologies eugénistes (Vézina, 2010; p. 80).
Nous retenons donc l’articulation des différents rapports de pouvoir au sein du contrôle des reproductions au Canada et aux États-Unis. Plus précisément, nous soulignons la mobilisation de l’eugénisme et du biopouvoir pour entraver la reproduction de certaines collectivités jugées indésirables au sein des projets étatiques et nationaux. Finalement, nous réitérons comment cette indésirabilité est liée au projet racial des États-nations européens et de leurs colonies de peuplement, soit un projet visant la suprématie blanche.
Marqueurs généalogiques : le traitement des métissages et l’usage du viol
Les pratiques eugénistes des États modernes et leur imbrication au sein des logiques du biopouvoir nous amènent à réfléchir au contrôle des généalogies, de leurs significations et de leurs conséquences sociales. Les stérilisations forcées doivent être comprises comme des expressions extrêmes de ce contrôle, alors que plusieurs autres stratégies sont mises en place pour assurer un contrôle des États sur la constitution et les significations des généalogies, notamment par leur traitement des métissages et par l’usage du viol pour produire des esclaves.
Ann Laura Stoler prend l’exemple de l’Indochine française et des Indes néerlandaises à la fin du XIXe siècle, en étudiant leur traitement des métissages. Stoler met l’emphase sur la convergence des projets nationalistes européens, de leurs politiques coloniales et de l’idéologie de la supériorité blanche et ce, puisque le métissage remet en question toutes ces entreprises sociales (Stoler, 2013). Elle donne l’exemple du traitement des enfants eurasiatiques qualifiés comme « abandonnés » et qui firent débat dans les sociétés européennes. Tout d’abord, il faut souligner que les enfants étaient considérés abandonnés même lorsqu’ils/elles étaient sous la garde maternelle. L’abandon faisait donc surtout référence au fait d’abandonner un enfant européen dans un milieu culturel autre et pensé comme inférieur. Les statuts de la société de protection et d’éducation des jeunes métis français de la Cochinchine et du Cambodge définissaient l’abandon comme une perversité des mères indigènes et les accusaient d’être, dans la majorité des cas, des prostituées et/ou des profiteuses cherchant à soutirer des revenus des enfants procréés avec des européens. Il faut noter que la reconnaissance du caractère européen d’un enfant permettait parfois l’octroi du statut juridique européen, qui donnait accès à de nombreux privilèges, tels que l’éducation, l’emploi, un système pénal moins brutal et des services sociaux. L’auteure souligne qu’il y eut des phénomènes de reconnaissances frauduleuses, où des colons reconnaissaient des enfants asiatiques qui n’étaient pas les leurs, ce qui engendra beaucoup de mécontentement chez les autorités coloniales, en raison du flou que cela générait entre les colons et les colonisé-e-s. Finalement, l’auteure fait mention que ces enfants ont aussi été perçus comme des menaces à l’autorité masculine, en raison de leur absence d’autorité paternelle. Ainsi, les femmes qui ne remettaient pas leurs enfants métisses aux institutions de l’État européen étaient très mal perçues.
Cela dit, ce qui est craint par-dessus tout, c’est l’engendrement de toute une nouvelle génération d’eurasiatiques non-éduqué-e-s et dépravé-e-s, souvent pauvres et prostitué-e-s, qui participeraient au déclin de la nation blanche (Stoler, 2013; p. 131). Pour rendre ces sujets métis loyaux, l’accent est mis sur l’éducation et l’instruction à la culture et aux valeurs européennes, ce qui engendre de nombreuses tensions. Le nœud du problème repose dans le fait que la diffusion de la culture européenne entre en opposition avec la préservation des privilèges et de la supériorité des blanc-he-s. Les débats politiques qui encadrent alors les métissages se concentrent donc sur sa potentialité subversive, soit sur la menace qu’ils posent à la supériorité blanche (Stoler, 2013; p. 120). Par exemple, en France, les positions sont partagées face au paradoxe lié à l’effervescence, à la fin du XIXe siècle des projets nationaux, combinée à une baisse de la fécondité nationale (Stoler, 2013; p. 123). Ainsi, plusieurs prônent une conception élargie de la nationalité pour assurer sa persistance et sa puissance, alors même que les menaces de subversion sont partout évoquées (Stoler, 2013; p. 124). Comme l’explique Stoler :
La menace représentée par le métissage ne venait pas d’ennemis étrangers extérieurs aux frontières nationales, mais d’un risque encore plus pressant pour les États-nations, et que le philosophe allemand Johann Gottlieb Fichte considérait comme lié à l’essence même de la nation : les frontières intérieures (Stoler, 2013; p. 121).
Ces frontières intérieures, portées au sein des identités et des moralités des individus, sont synonymes de suspicion envers les métis-ses, dont l’identité trouble est construite comme une menace de contagion interne, morale, sexuelle et politique. Ann Laura Stoler en conclut qu’« en reliant les arrangements domestiques à l’ordre public, la famille à l’État, le sexe à la subversion et l’essence psychologique au type racial, la politique du métissage peut être lue comme une métonymie de la biopolitique impériale » (2013; p. 121). Ainsi, ce qu’elle met de l’avant est cette surveillance accrue et intime par l’État des espaces dits privés de manière à superviser la reproduction de l’ordre social blanc et européen; le métissage étant perçu comme un élément de subversion et de détournement des privilèges de la blancheur.
Pour réfléchir au projet colonial et hégémonique de la blancheur au sein du contrôle des généalogies et des reproductions, nous pouvons aussi mobiliser les analyses de bell hooks (1981) par rapport à l’usage du viol au sein du système de l’esclavage aux États-Unis du XVIIe au XVIIIe siècle. L’auteure démontre comment le viol fut à la fois un instrument de soumission et un instrument de production de main-d’œuvre gratuite. Tout d’abord, elle note que le viol, la menace du viol et le harcèlement sexuel furent favorisés par la proximité des femmes avec les esclavagistes au sein du travail domestique. Ces violences furent largement mobilisées par les hommes pour asseoir leur domination sur les femmes esclaves et, ainsi, réaffirmer les différenciations hiérarchisées entre eux, hommes blancs, et elles, femmes noires. Il est important de souligner que les femmes noires esclaves pouvaient difficilement refuser de se soumettre aux actes sexuels de leurs ‘‘propriétaires’’, puisqu’elles risquaient le châtiment, la torture et même la mort (hooks, 1981; p. 69). En contrepartie, les femmes esclaves qui se pliaient aux sévices de leur maître étaient récompensées par l’ordre social existant, et ce, notamment en termes de nourriture, de sécurité pour leurs enfants ou de traitements moins brutaux (hooks, 1981; p. 71). bell hooks nous explique :
Le but politique de ces viols systématiques des femmes noires par les hommes blancs était d’obtenir l’allégeance et la soumission absolue à l’ordre impérialiste blanc. L’activiste noire Angela Davis a soutenu de manière convaincante l’idée que le viol des femmes noires esclaves n’était pas, comme d’autres chercheuses l’ont soutenu, une manière pour les hommes blancs de satisfaire leurs désirs sexuels, mais bien une méthode de terrorisme institutionnalisé dont le but était l’anéantissement et la déshumanisation des femmes noires (hooks, 1981; p. 71).
Ainsi, au sein de sa proximité brutale, la violence sexuelle nourrit paradoxalement une mise à distance de l’Autre noire et féminine et réaffirme les ancrages ethno-nationaux, en matérialisant leur hiérarchisation par la violence et l’exploitation.
En deuxième lieu, le viol était utilisé pour produire de la main d’œuvre supplémentaire gratuite. En effet, tous les enfants nés d’une mère esclave étaient automatiquement des esclaves eux-mêmes. Ainsi, « les hommes dans les États-Unis coloniaux définissaient la reproduction des travailleurs comme étant la fonction première de toutes les femmes » (hooks, 1981; p. 87). bell hooks critique une invisibilisation de ces reproductions forcées au sein des littératures sur le sujet, alors qu’elles auraient été une pratique répandue et courante. Les femmes étaient étiquetées en fonction de leurs capacités à se reproduire; elles étaient donc vendues plus chères lorsqu’elles étaient reproductrices, parfois revendues lorsqu’elles ne l’étaient pas, et les esclavagistes les obligeaient, notamment par les coups, à produire des enfants-travailleurs (hooks, 1981; p.88-89). Il est intéressant de noter que ce contrôle des reproductions fut aussi exercé sur des femmes blanches, comme le démontre la première loi anti-métissage du Maryland qui faisait de toute femme née libre s’unissant à un esclave, une esclave elle-même, ainsi que toutes leurs progénitures (hooks, 1981; p.56). Cet exemple de contrôle des reproductions démontre bien comment ces mécanismes peuvent être mobilisés pour générer des frontières nationales; soit celles de l’Amérique blanche.
Continuité historique : le contrôle contemporain des alliances
Le dispositif de contrôle des alliances nous permet de saisir à la fois les racines profondes et la persistance contemporaine des contrôles des reproductions. Julie Vézina reprend ce concept développé par Foucault (1976) et le définit comme « un système de contrôle qui permet d’assurer la circulation des biens et des richesses à l’intérieur de relations sociales prédéfinies; celles-ci étant axées sur les liens du mariage et de parenté » (2010; p. 12). Cette définition nous permet de penser le double rôle, économique et politique, des reproductions des femmes au sein de la construction des frontières nationales. En premier lieu, elle met de l’avant que la circulation des richesses au sein des États est réglée en grande partie par les lois sur les héritages et par les filiations familiales. De plus, ces filiations sont organisées, de manière prépondérante, en endogamie nationale; les écarts étant sujets de prescriptions, de lois, de contraintes et d’interdits. Les richesses demeurent au sein de familles comprises le plus souvent dans des espaces nationaux où les alliances et les reproductions qui en dépassent les cadres sont surveillées et source de coercition par les États. Alliée à l’héritage colonial des États-nations, cette endogamie nationale est l’une des racines des rapports de pouvoir de race et de classe.
Cette définition du dispositif d’alliance met de l’avant la fonction politique des femmes au sein de la reproduction nationale
En second lieu, cette définition du dispositif d’alliance met de l’avant la fonction politique des femmes au sein de la reproduction nationale. Si les femmes sont celles qui reproduisent biologiquement les membres nationaux, leur participation à la stabilisation et au maintien du corps social traditionnel est cruciale. Il faut bien saisir que les relations entre les femmes et les structures étatiques et nationales sont dynamiques et multivoques. Celles-ci peuvent, à des degrés divers, participer activement ou se soumettre à cette reproduction de l’ordre social, alors même qu’elles peuvent y résister et la transformer. En effet, les femmes peuvent anéantir des projets nationaux étatiques, en en détruisant les bases ethniques, sociales et/ou culturelles. Ce pouvoir politique des femmes est largement surveillé et contrôlé par les États, notamment par rapport à leurs sexualités et à leurs alliances. Dans cet ordre d’idée, Vézina soulève que les projets nationaux et ethniques des pouvoirs politiques nécessitent la soumission des femmes et génèrent l’interprétation de toute forme de dissension comme un signe de trahison nationale ou de sabotage de l’honneur de la communauté. Ainsi, les écarts sont sources de coercition, ce qui conditionne les possibilités reproductives des femmes (Vézina, 2010; p.131). Lorsqu’elles y participent ou s’y soumettent, les femmes assurent le maintien des règles traditionnelles de la filiation, qui sont issues de la coutume, de la religion et/ou du droit et, donc, de l’ordre social (Vézina, 2010; p. 14).
Finalement, pour bien saisir la définition que fait Vézina du dispositif d’alliance, il faut comprendre que celui-ci précède la formation des États-nations. Ainsi, nous affirmons surtout que ce dispositif a été mobilisé par les États pour produire et reproduire leurs frontières nationales. En effet, ce dispositif a été renforcé et remodelé au sein des projets coloniaux, en plus d’être encore présent au sein des sociétés contemporaines, bien qu’il se soit conjugué et ait été transformé par de nouvelles formes de contrôle des reproductions. Ces nouvelles formes ont des ancrages multiples, qui sont à la fois politiques et économiques. Elles prennent source au sein des arrangements néolibéraux et néocoloniaux du monde, mais ont aussi leurs racines dans la configuration du biopouvoir.
Puisque nous nous sommes plus largement attardés aux dynamiques coloniales de la production et de la reproduction des frontières par le contrôle des reproductions biologiques, nous poserons maintenant notre attention sur les logiques contemporaines et néocoloniales du contrôle des alliances matrimoniales. Pour ce faire, nous avons choisi de mobiliser les recherches d’Anne-Marie D’Aoust sur les migrations de mariage. Tout d’abord, celle-ci les définit comme « une forme parmi d’autres de regroupement familial, [qui renvoie] au processus où la relation d’un·e ressortissant·e d’un pays tiers avec un·e citoyen·ne ou un·e résident·e permanent·e constitue la base légale des droits d’admission » (2012; p. 1). Elle souligne que ces mariages représentent le mode d’entrée légale le plus fréquent au sein des États européens et des États-Unis. Les recherches d’Anne-Marie D’Aoust mettent de l’avant le traitement sécuritaire des migrations de mariage par les États, et ce, par une étude approfondie des différentes politiques publiques en la matière.
La blancheur des conjoint-e-s est centrale puisque les ressortissant-e-s des États occidentaux sont favorisé-e-s, ce qui renvoie à l’idée que les immigrant-e-s blanc-he-s ne représentent pas de menace à la reproduction sociale de l’Allemagne
Nous retenons l’exemple de l’Allemagne, qui a introduit, en 2007, des tests d’allemand pour les conjoint-e-s originaires d’un pays tiers. Ces tests ne sont pas obligatoires pour les ressortissant-e-s de certains pays, dont le Canada et les États-Unis, ni pour les diplômé-e-s universitaires. Cet exemple est pertinent pour saisir l’imbrication des critères de race et de classe. En effet, la blancheur des conjoint-e-s est centrale puisque les ressortissant-e-s des États occidentaux sont favorisé-e-s7Évidemment, nous n’affirmons pas que tous et toutes ces ressortissant-e-s sont blanc-he-s, mais qu’ils et elles sont majoritairement blanc-he-s., ce qui renvoie à l’idée que les immigrant-e-s blanc-he-s ne représentent pas de menace à la reproduction sociale de l’Allemagne. Ensuite, les critères liés à la classe sont aussi évidents, alors que les diplômé-e-s universitaires sont exempt-e-s des tests, ce qui signifie que les personnes perçues comme des académiques sont plus désirables que les personnes non-éduquées. Pour réfléchir à ces critères, l’auteure soulève l’émergence « d’une nouvelle citoyenneté néolibérale, où les contrôles frontaliers reposent désormais sur la valeur d’un capital humain » (2012; p. 7). Tout en retenant cette analyse, nous la conjuguons aux réalités complexes des positionnements sociaux, qui font que les exclusions des projets nationaux fondées sur la classe sont automatiquement couplées à d’autres types d’oppression, puisque tous les rapports de domination conditionnent les revenus et les opportunités en termes d’éducation. De très nombreuses politiques publiques des États occidentaux8Sur ce sujet, consulter les recherches d’Anne-Marie D’Aoust. permettent de corroborer ces dynamiques politiques dont les objectifs sont de faciliter certaines alliances, tout en complexifiant les processus et les critères associés à des alliances qui brouillent les frontières de la race et de la classe.
Coercitions multidimensionnelles et résistances
Pour conclure, retenons que les corps reproducteurs des femmes et leurs potentialités subversives sont des éléments centraux au sein des stratégies politiques liées à la construction des frontières nationales et géographiques. Tous mobilisés par les États-nations occidentaux à un moment ou un autre, les mécanismes politiques du biopouvoir, de l’eugénisme, des marqueurs généalogiques et du dispositif d’alliance ont participé à contrôler les sexualités, les alliances et les reproductions des femmes. Nous soulignons que les objectifs poursuivis par ces contrôles reproductifs sont multidimensionnels et que leur arrimage avec la reproduction idéelle et matérielle des frontières des États modernes les amène aussi à construire et à entretenir des frontières de race, de capacité, de classe et de genre. Pour conclure, nous souhaitons ouvrir la voie à des réflexions et à des recherches, plus que nécessaires, sur les résistances féminines au sein de ces coercitions reproductives, et ce, de manière à mettre de l’avant les capacités des femmes à générer de l’autonomie et de la liberté au sein de leurs sexualités et de leurs alliances.
Bibliographie
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