Gala Les Olivier : étude de cas sur la parole restreinte des femmes en humour au Québec
Le Gala Les Olivier a fait couler beaucoup d’encre cette année, notamment en raison de la polémique qui entoure la censure dont l’humoriste Mike Ward affirme être victime. Rappelons qu’au printemps dernier, son numéro visant à présenter une nomination avait été censuré par Radio-Canada, sur recommandation d’une compagnie d’assurance qui suggérait que le Gala Les Oliviers risquait de s’exposer à des poursuites, si ledit numéro était diffusé. Les sorties médiatiques de Mike Ward, mais aussi d’autres humoristes, s’étaient alors multipliées, rendant cet événement largement médiatisé.
Or, l’enflure médiatique qui émane de ce débat permet de mettre en lumière la problématique concernant la liberté d’expression au sein même de l’industrie de l’humour au Québec. Bien que cet événement ne soit pas le point central de ce qui sera élaboré dans la présente analyse, cette enflure médiatique permet d’aborder un autre aspect intéressant entourant la censure en humour au Québec, celle qui sévit à l’intérieur même de l’industrie. Le problème réside dans la défense d’une liberté d’expression qui semble déjà acquise au sein d’une industrie dominante en soi, où les hommes ont encore une fois plus de privilèges que n’importe quel autre groupe donné, particulièrement le groupe « femmes ». Ainsi, il sera question de présenter le cas du Gala Les Olivier 2016 et d’expliquer comment celui-ci fait état des disparités de genre au sein même de l’industrie de l’humour au Québec.
Au même titre que l’industrie de la construction ou de l’automobile, qui sont des métiers considérés traditionnellement masculins, l’industrie de l’humour s’est depuis toujours démarquée par son androcentrisme. Comme le Gala Les Olivier a la prétention de récompenser les « grands noms » de l’humour, il s’impose comme le reflet de cette industrie dont les intérêts tournent majoritairement autour de ceux des hommes, mais aussi où les femmes sont sous-représentées par rapport à leurs confrères masculins. Simplement en regardant la liste des nominé.e.s du Gala, il est facile de percevoir la dominance masculine dans le milieu de l’humour au Québec. Au sein des 12 catégories du Gala, seulement quatre femmes se trouvent en nomination, chaque catégorie comptant entre 5 et 6 nominé.e.s. Le prix le plus prestigieux, soit le prix de l’humoriste de l’année ne compte aucune femme parmi la liste des candidats. Dans son texte Rire : le propre de l’homme, le sale de la femme, Lucie Joubert souligne qu’en 2008, seul un maigre 20% de femmes a fait une demande d’admission à l’École nationale de l’humour1 Lucie Joubert, « Rire : Le propre de l’homme, le sale de la femme », dans Normand Baillargeon et Christian Boissinot (dir.), Je pense donc je ris : humour et philosophie, Québec, Les Presses de l’Université Laval, p. 86.. La même année, seulement une femme parmi les 14 humoristes qui graduaient de l’ÉNH. Dans Rire : le propre de l’homme, le sale de la femme, Lucie Joubert ajoute que les femmes doivent « être équipées pour veiller tard » et « se greffer une gosse » pour intégrer ce milieu2Ibid.. Comme elles sont si peu nombreuses, la voix des femmes n’est que très peu représentée au sein de cette industrie. Dans son texte Où sont les femmes stand up comics, la même auteure explique que des enjeux psychologiques, institutionnels et politiques, rhétoriques et idéologiques contribuent à la difficulté qu’ont les femmes à se tailler une place dans l’industrie de l’humour au Québec. Ces éléments sont tous interreliés et le Gala Les Olivier 2016 semble prouver que la piste de Lucie Joubert s’avère juste.
Non seulement le maigre nombre de femmes en nomination au gala est révélateur du manque de place accordée aux femmes dans l’industrie de l’humour au Québec, mais le faible nombre de femmes ayant participé au spectacle qu’est le Gala – en soi – semble l’être aussi. Bien que celui-ci ne fût pas chargé de sexisme comme il peut être légitime de s’y attendre, très peu de femmes sont montées sur scène pour y prendre la parole. Que ce soit pour avoir gagné un prix ou parce qu’elles prenaient part à un numéro3 Seule Dominique Michel n’a fait ni l’un ni l’autre : elle prenait part à un hommage posthume à Jean Bissonnette, un homme., seulement huit femmes ont eu la chance de s’exprimer sur la scène. En comparaison, 28 hommes y sont allés. Seules deux de ces huit femmes ont gagné un Olivier, tandis que sur 28 hommes, 14 d’entre eux ont eu la chance de s’adresser au public pour les remercier4 Il n’y avait pas 16 catégories. Plusieurs hommes ont parlé pour avoir remporté un seul prix. Les quatre hommes de La soirée est encore jeune, par exemple, ont tous pris la parole pour n’avoir remporté qu’un seul Olivier. .
Parmi les 14 hommes qui ont pris part aux numéros de la soirée, on compte l’animateur François Morency, lequel était présent sur la scène pratiquement à chaque moment du Gala. Un autre homme, Phil Roy, est monté sur la scène à deux reprises; la première fois pour faire des remerciements et la seconde pour présenter une nomination avec Katherine Levac. Au total, il s’agit de 14 hommes et de six femmes qui ont participé au spectacle offert par le Gala Les Olivier, Véronique Cloutier et Mariana Mazza étant les deux seules femmes à avoir remporté un prix. Par ordre d’apparition, les femmes ayant pris la parole ce soir-là sont : Véronique Cloutier avec Louis Morissette, Katherine Levac avec Phil Roy, Charlie Rousseau avec Pierre Hébert, Mariana Mazza avec Michel Sigouin, Anaïs Favron avec Édith Cochrane, Dominique Michel avec Claude Meunier et Michel Barrette, ainsi que Florence Longpré qui incarnait Gaby Gravel5 Le numéro de Florence Longpré était précédé d’une capsule vidéo humoristique où son personnage de Gaby Gravel maquillait une jeune femme. Comme l’identité de cette femme n’était pas dévoilée et que celle-ci n’est pas montée sur scène, elle n’est pas considérée comme une personne ayant pris part activement au gala. Cette femme n’est donc pas comptabilisée parmi les six femmes ayant pris part au spectacle. au côté de François Morency. En comparant le nombre d’interventions masculines avec le nombre d’interventions féminines, il apparait que beaucoup plus d’hommes ont eu l’opportunité et la liberté de s’exprimer librement que de femmes. D’ailleurs, hormis Édith Cochrane et Anaïs Favron qui ont fait un numéro ensemble, toutes les femmes sont montées accompagnées d’au moins un homme sur la scène. Ainsi, au cours du Gala, il n’a été possible d’assister qu’à un seul numéro sans homme. Aussi bien dire que cette scène a été occupée en quasi-permanence par un boy’s club. Car, même si ce n’est pas fait de manière mal intentionnée de la part des humoristes masculins et des organisateur.trice.s du Gala Les Oliviers, il n’en demeure pas moins que les hommes sont encore une fois privilégiés, dans une industrie déjà à forte prédominance masculine.
Parmi les rares apparitions féminines, plusieurs d’entre elles se sont par ailleurs avérées problématiques au niveau de la liberté de parole des femmes. Or, ce n’est pas étonnant, puisque la voix des femmes est littéralement étouffée par celles des hommes lorsqu’il est question de l’industrie de l’humour au Québec. L’intervention de Véronique Cloutier et de Louis Morissette est révélatrice quant à la place que peuvent revendiquer les femmes au moment de livrer un message politique au sein de cette industrie. Lors de cette intervention, Véronique Cloutier a fait quelques remerciements brefs et concis pour immédiatement passer la parole à Louis Morissette. Ce dernier a alors profité de la tribune que lui offrait le Gala pour livrer un message politique lié à l’enflure médiatique entourant Mike Ward, donnant ainsi l’impression d’être le porte-parole du couple en matière d’affaires publiques. Comme si l’opinion de son mari suffisait, Véronique Cloutier s’est elle-même effacée du paysage pour laisser un homme s’exprimer sur un sujet largement médiatisé qui, à tort ou à raison, avait largement perturbé la communauté humoristique au cours des semaines précédant le Gala. Peut-être n’avait-elle rien à dire sur le sujet, mais il s’agit tout de même d’une dynamique qui n’est pas sans rappeler le vieux cliché des femmes tenues à l’écart de la sphère politique traditionnellement réservée aux hommes.
Pour Lucie Joubert, les prises de position politique des femmes en humour sont très rares et cette rareté n’est pas un fait anodin6 Lucie Joubert, L‘humour du sexe : le rire des filles, Montréal, Triptyque, 2002, p. 31.. Pour elle, la réticence des femmes à adopter un discours politique est liée aux obstacles idéologiques qui influencent l’entrée – ou l’absence d’entrée – des femmes dans le domaine de l’humour. Comme l’humour de l’industrie au Québec se veut généralement ludique et anecdotique, l’humour préconisé par les femmes ne peut y faire exception. De plus, en prenant position crument sur un enjeu lié au politique, les femmes risquent de se faire accoler le préjugé de « frustrée », ce qui peut à juste titre les rebuter. Or, ce n’est pas le cas des hommes qui sont plutôt considérés comme des personnes ayant du contenu, s’ils émettent un propos plus politique.
Cette réticence des femmes à s’affirmer politiquement fait écho aux obstacles idéologiques qui s’imposent à elles en humour. Pour Lucie Joubert, il existe un double standard qui fait en sorte que les femmes ne sont pas d’abord entendues en tant qu’humoristes, mais bien en tant que femmes. Ce double standard influence l’écriture des femmes humoristes, lorsque vient le temps pour elles de choisir quoi dire et comment le dire. Toujours selon Lucie Joubert, cela pousserait certaines femmes à laisser de côté l’humour féministe pour préconiser un « humour domestique ». Ce type d’humour « permet aux femmes, en présentant par exemple des personnages de ménagères écœurées de leur servitude, d’exprimer leurs griefs envers les déterminismes de la condition féminine7Ibid., p. 32. », alors que l’humour féministe vise plutôt à dénoncer la répression masculine et les institutions gérées par les hommes.
Ces comportements genrés en humour dont nous parle Joubert sont intégrés par les femmes, mais sont aussi intégrés par les hommes. On peut le noter dans une intervention qui implique la seule autre femme à avoir gagné un prix. Au moment d’aller chercher son Olivier, Mariana Mazza est montée sur scène en compagnie de son co-auteur Michel Sigouin. Ce dernier a pris la parole avant elle, prenant la peine d’éloigner la principale intéressée du micro deux fois avec son bras droit. Le fait que Michel Sigouin ait dû repousser la gagnante à deux reprises démontre que celle-ci n’était pas au courant de l’initiative de son co-auteur. Puisque la socialisation diffère d’un genre à un autre, il est intéressant de voir à quel point Michel Sigouin a été à l’aise de s’exprimer publiquement avant Mariana Mazza, même si cela impliquait de la repousser deux fois plutôt qu’une. Ainsi ce n’est qu’après la prise de parole de cet homme que la gagnante a pu enfin faire ses remerciements. Bien que l’action de Michel Sigouin ne se voulait probablement pas mal intentionnée, il n’en demeure pas moins que celle-ci est révélatrice de la liberté de parole que s’accordent les hommes au détriment de celle des femmes.
Cette situation fait écho aux propos de Lucie Joubert qui parle des difficultés psychologiques faisant obstacle à l’entrée des femmes dans le domaine de l’humour. Se référant à l’éducation des jeunes filles, l’auteure affirme que l’image stéréotypée de la féminité est incompatible avec le modèle prédéfini de l’humoriste : « Prendre la parole, et à plus forte raison utiliser cette parole pour faire rire la galerie, courir le risque d’être ridicule, tout cela rompt avec l’image figée, codifiée de la féminité8Ibid., p. 18.. » Elle ajoute que le stand up nécessite une certaine agressivité et un certain aplomb pour faire rire, ce qui encore une fois s’inscrit en opposition avec l’image stéréotypée des femmes discrètes, douces, aimables et romantiques.
Un peu plus tard dans le gala, Édith Cochrane et Anaïs Favron ont présenté deux nominations (une à la suite de l’autre) en livrant un numéro à saveur féministe visant à dénoncer la dominance masculine en humour au sein de l’industrie québécoise. Il est important de préciser que ce duo de femmes est le seul à avoir présenté deux catégories de nominé.e.s plutôt qu’une. Certain.e.s personnes pourraient y voir une preuve d’ouverture d’esprit de la part des organisateur.rice.s du Gala, mais il s’agit plutôt d’une occasion manquée de donner la chance à un second duo de femmes de s’exprimer. En effet, pourquoi ne pas avoir proposé à deux femmes supplémentaires de monter sur la scène plutôt que de limiter les duos féminins à un seul ?
Ceci étant dit, il est important de souligner la présence d’un numéro à saveur féministe dans le Gala, alors qu’ils sont très rares dans l’industrie de l’humour au Québec. Tel que vu précédemment, se lancer dans un humour plus politique ou faire une sortie publique sur un enjeu d’actualité demeure un pari beaucoup plus risqué pour les femmes, qui risquent de voir leur carrière affectée plus facilement que celle de leurs confrères masculins. Dans certains cas, il y a même danger d’assister à une forme de censure volontaire, dans le but de ne pas perdre les fragiles acquis des femmes au sein d’une industrie à prépondérance masculine, où les stéréotypes de genres sont encore bien ancrés. Or, Édith Cochrane et Anaïs Favron ont choisi durant le Gala de prendre position publiquement sur un enjeu politique, soit celui de la faible proportion de femmes dans l’industrie de l’humour. La présence de ce numéro à saveur féministe au Gala Les Oliviers 2016 est une bonne chose en soi, puisqu’il vise à dénoncer l’androcentrisme du milieu. Malheureusement, les médias n’en ont pas parlé, ni même la communauté humoristique. Une dynamique qui donne raison à Lucie Joubert quand elle affirme que « lorsque les femmes font dans la critique, leur message porte moins loin [et qu’il] y aurait là de quoi décourager même les meilleures volontés9Ibid., p. 31.. »
Bref, comme toute l’attention médiatique a été dirigée vers la censure dont Mike Ward affirme être victime, ce numéro a été oublié, tout comme les revendications féministes qui venaient avec. Le gratin médiatique et artistique était trop occupé à célébrer le gagnant de l’Olivier de l’année, en le confortant dans son statut de victime à pleurer.