Espaces, corps et genres
Genre(s) et ville : on change la cassette!
La ville néolibérale est un lieu de contrôle et de production, l’outil d’un système capitaliste qui s’autorégule. Sa grande réussite réside dans le fait que le contrôle qu’elle opère est invisible. Un peu à l’image du panoptique, dispositif de surveillance qui permet de voir la personne ou l’objet surveillé en tout temps en déployant le minimum d’effort et d’effectif, la ville exerce une surveillance de sa population. C’est un panoptique moderne, bien différent de celui théorisé par le philosophe Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle et dont les prisons sont le meilleur exemple. Si la surveillance et le contrôle s’effectuaient auparavant en isolant les individus et en centralisant le pouvoir, ce dernier est maintenant davantage diffus, comme l’explique Byung-Chul Han dans La société de transparence (2012/2017). La ville s’assimile alors à un panoptique « aperspectiviste dans la mesure où il n’est plus surveillé par le centre unique, lieu de toute puissance du regard despotique » (Han, 2012/2017, p. 84).
Aujourd’hui, il n’est plus question d’isolement et de séparation des individus, mais bien d’hypercommunication. C’est cette hypercommunication qui permet de recréer le contrôle panoptique. Les gens se parlent et échangent plus que jamais. À travers ces interactions sont véhiculées certaines normes, lesquelles agissent pour garder les individus sur le droit chemin et leur montrer ce qui est socialement acceptable et ce qui ne l’est pas. La masse va renforcer l’idéologie dominante et mettre naturellement de côté les idées différentes. Il n’y a pas d’existence en dehors de cette idéologie dominante et elle seule peut mener à la réussite sociale. Selon Han, le panoptique moderne fonctionne grâce au fait que « ses habitants collaborent eux-mêmes activement à son entretien en se donnant en spectacle et en se dévoilant » (Han, 2012/2017, p. 85). Le spectacle, entendu ici comme celui théorisé en 1967 par Guy Debord dans son livre La société du spectacle, produit un certain sentiment de liberté et une illusion de choix. Rares sont les gens qui vont contester cette forme de contrôle qui fait miroiter une réalité altérée et construite, puisque tout le monde participe d’une certaine façon à son entretien, de peur d’être mis à l’écart.
La théoricienne féministe Iris Marion Young fait remarquer que la notion de communauté entraîne une négation et une répression des différences sociales qui sont subsumées à une idée d’unité selon laquelle tous.tes les participants.es partageraient des expériences et des valeurs communes (Casselot, 2017, p. 96). Cette représentation, cette image unifiée et monolithique à laquelle tout le monde est soumis et qui est le produit de la communauté de surveillance, ne représente que la voix de ceux et celles qui ont pu s’exprimer. Or, cette voix est souvent refusée aux femmes. Les oubliées doivent tout de même se conformer. D’abord parce que tout le monde veut pouvoir participer au spectacle et se sentir accepté, mais aussi parce que, toujours selon Young, « [l]orsqu’une norme dominante est établie, un individu ou un groupe qui ne s’y conforme pas provoque des réactions d’aversion et de dégoût chez l’individu ou le groupe dominant » (Casselot, 2017, p. 91). Le phénomène se reproduit chaque fois qu’il y a « déviance », réitérant la conduite à adopter en fonction du discours hégémonique patriarcal. Pour les femmes, c’est donc un peu comme écouter en boucle une cassette égratignée, sauf que cette cassette, ce n’est pas nous qui l’avons mise. Nous sommes, en quelque sorte, toujours des passagères à bord d’un autobus qui nous fait voir la ville. Toujours la même musique, toujours le même trajet. Mais cette ville est aussi la nôtre et il serait bien temps de l’investir.
Dans les dernières décennies se sont multipliées les analyses de la ville comme lieu de tensions et de relations de pouvoir, notamment basées sur le genre. Cela a donné naissance à de nouvelles luttes féministes qui ne sont pas près d’être réglées. Le présent article se veut une réflexion sur les inégalités qui habitent l’espace urbain au niveau de l’expérience des usagers.ères, d’une part, et des pratiques d’urbanisme et d’aménagement, de l’autre. La ville offrant aussi un lieu de résistance, il sera question des solutions envisagées par les militantismes contemporains, où l’accès au logement est un élément central pour toute liberté positive.
L’expérience (urbaine) vécue
L’idée serait donc de ne plus être touriste chez soi, mais d’habiter la ville au sens où l’entend Heidegger, repris par Françoise Choay, historienne de l’architecture et de l’urbanisme : « L’habiter, c’est l’occupation par laquelle l’homme [ou la femme] accède à l’être, en laissant surgir les choses autour de soi, en s’enracinant » (1979, p. 57). Selon la philosophe Agata Zielinski, cet enracinement peut s’effectuer assez facilement dans la sphère privée, à différents degrés selon les moyens dont on dispose : « En tant que lieu des initiatives personnelles (la décoration, les horaires, la manière de vivre), le chez soi représente l’enracinement de la liberté personnelle » (2015, p. 58). C’est par l’action créative que le « chez-soi » devient un lieu qui reflète les valeurs de la personne qui y loge. De cette capacité d’action découle un sentiment de sécurité « du fait de la protection d’un environnement connu et d’un espace maîtrisé » (Zielinski, 2015, p. 58). Que serait la ville si les habitants.es avaient, tout comme pour leurs domiciles respectifs, un pouvoir sur sa création et un environnement reflétant leurs valeurs ? Ce serait sans doute un sentiment doux, on s’y sentirait en sécurité et peut-être qu’on pourrait s’enraciner et s’approprier cet environnement qui nous ressemble. Malheureusement, les femmes ont plus de difficulté que les hommes à atteindre ce sentiment de « chez-soi » en ville parce qu’elles ne participent pas suffisamment à sa création. L’image que renvoient actuellement nos villes occulte la présence des femmes. Dans un contexte sociopolitique de plus en plus revendicateur pour le droit et la place des femmes dans la société, le géographe Yves Raibaud, auteur de La ville faite par et pour les hommes, positionne la ville comme une « nouvelle frontière du féminisme » (2015, p. 7).
La notion de sécurité est au cœur d’une utilisation plus égalitaire des villes par chacun et chacune, puisqu’elle touche l’intégrité physique autant que psychologique et met en péril l’un des droits les plus fondamentaux, celui de la liberté. Selon l’anthropologue Huguette Dagenais, l’insécurité se construit à partir de l’invisibilisation et de la non-reconnaissance des femmes : « Dans les villes comme ailleurs, “le pouvoir d’exclusion est le langage de la domination” et comme il s’exprime par la violence et la peur, il façonne véritablement les comportements » (1980, p. 24). La violence telle qu’entendue ici n’est pas nécessairement flagrante ou physique. Le quotidien d’une femme, comme celui d’une personne racisée ou issue d’un groupe minoritaire, peut regorger de micro-agressions telles que des plaisanteries, des insultes, des sifflements, des regards insistants et d’autres formes d’intimidation psychologique (Dagenais, 1980, p. 24). Plus subtiles, ces formes de contrôle demeurent très efficaces pour priver les personnes visées du droit fondamental qu’est la sécurité. Iels y renonceront d’eux-mêmes en s’empêchant de fréquenter certains lieux publics, puisque les mécanismes d’exclusion incombent aux victimes la responsabilité de faire un choix entre la sécurité et la liberté. S’iels choisissent cette dernière, iels s’exposeront aux dangers potentiels de la sphère publique et seront dès lors les seuls.es responsables de ce qui leur arrivera, puisqu’iels avaient le choix.
Les femmes peuvent avoir plus de difficulté à se sentir en sécurité dans la rue, puisque cet espace est totalement approprié par les hommes. Cette appropriation est due au fait que les hommes apprennent très jeunes la maîtrise de l’espace tandis que les femmes, elles, apprennent le repli sur leur propre espace. En effet, la sociologue Colette Guillaumin note que « [d]ans cet espace public qui n’est pas le leur, la fabrication du corps des femmes repose sur l’évitement et non pas sur la confrontation » (1992, p. 139). Le corps des hommes tend vers l’extérieur, il tend à prendre de la place et à faire du bruit ; celui des femmes tend vers l’intérieur et à être discret. Contrairement aux hommes, les aptitudes des femmes et leurs expériences du corps à corps se font généralement dans l’espace privé par l’aide et le soutien qu’elles apportent aux autres. La proximité physique qu’elles assimileront sera celle d’aidante. Les garçons, quant à eux, apprendront à lutter et à confronter les autres, les menant à une appropriation de l’espace davantage affirmée que celle des filles. Le manspreading et le manslamming en sont des exemples parfaits. De plus, Raibaud renvoie à une analyse sur le harcèlement de rue menée par des chercheuses nord-américaines, lesquelles « dénoncent une ghettoïsation des femmes, leur assignation à une place identifiée, un terrorisme sexuel qui participe à l’objectivation du corps des femmes dans la vie publique et donc à leur infériorisation » (Raibaud, 2015, p. 29). L’usage de la ville diffère en fonction du sexe, et une bonne partie de cette différence se constate la nuit. La plupart des femmes, et ce, à tout âge, adoptent des stratégies de prévention pour pouvoir profiter de la vie urbaine. Selon une étude menée par Arnaud Alessandrin et Johanna Dagorn, les femmes interrogées affirment qu’elles utilisent la ville malgré certaines appréhensions et parfois seulement à la condition d’employer des stratégies qui les « autorisent » à se déplacer : avoir ses écouteurs sur les oreilles, faire attention à ses vêtements, sortir en groupe, éviter certains quartiers (2018, p. 10). En outre, 40,2 % des 5210 répondantes considèrent « plutôt mauvaise » l’ambiance urbaine lors de leurs déplacements. Les auteurs.es de l’étude ajoutent que les participantes « évitent de “stationner” seules, s’obligent à être toujours en mouvement afin de sembler moins accessibles » (p. 10). Cette constatation vient totalement à l’encontre de la notion «d’habiter» énoncée plus haut. Il est impossible de s’enraciner, de s’approprier un lieu si notre relation à ce lieu n’est vécue qu’en termes de déplacements furtifs. Pour s’assurer l’appropriation, il faut s’autoriser à flâner et se sentir bien en le faisant. Cette appropriation de l’environnement urbain par les hommes pose donc un problème majeur, et les répercussions à l’endroit des femmes sont non négligeables puisque ces dernières sont privées de l’accès au « chez-soi » en ville.
L’aménagement par et pour les hommes
Ces problèmes de nature sociale sont exacerbés par le fait que la matérialité de l’espace urbain relève d’une profession majoritairement masculine. Marie-Ève Desroches en fait état dans son article « Le logement comme clé pour le droit à la ville des femmes » : « La marginalisation des femmes par rapport au marché du travail les a historiquement exclues de la participation à la construction des villes puisque les métiers de bâtisseurs des villes comme l’ingénierie, l’architecture, la construction et l’urbanisme, sont traditionnellement masculins » (2018, p. 6). Certaines femmes ont toutefois réussi à se frayer un chemin et à se faire reconnaître dans la sphère intellectuelle entourant l’architecture et l’urbanisme. On peut penser, entre autres, à Phyllis Lambert, Blanche Lemco Van Ginkel, Denise Scott Brown et Cornelia Hahn Oberlander, dont les carrières d’architectes/urbanistes sont exceptionnelles, bien que moins connues; ces femmes apparaissent toutes d’ailleurs dans le film documentaire Rêveuses de villes (Hillel, 2018) qui vise à reconnaitre leur travail et à souligner leur contribution dans l’élaboration de celles-ci. On peut également penser à Jane Jacobs et Françoise Choay, toutes deux citées dans ce texte, dont l’apport intellectuel au domaine de l’urbanisme et de l’architecture est considérable, mais ce n’est toutefois pas suffisant. On revient toujours à ce fameux constat paradoxal que pour se positionner dans l’action, les femmes doivent atteindre une certaine représentation. Autrement il en résulte une double marginalisation des femmes dans les villes : « L’une découle de leur sous-représentation dans les instances décisionnelles à l’échelle de proximité, c’est-à-dire là où se prennent les décisions liées à la gestion et à la planification urbaine et l’autre serait liée à l’absence de la prise en compte de la variable genre chez les spécialistes de la ville et de son environnement » (Latendresse, 2005, p. 3).
Il y a donc un problème au niveau de la conception des villes, puisqu’on néglige non seulement l’expertise professionnelle des femmes, mais également leur expérience en tant qu’utilisatrices. Le décalage entre ce qui a été pensé et la réalité n’est pas nouveau. C’est Jane Jacobs, philosophe de l’architecture et de l’urbanisme qui disait : « Du commencement jusqu’à la fin, de Howard et Burnham [pionniers de l’aménagement urbain au tournant du XXe siècle] jusqu’au dernier en date des amendements à la loi sur la rénovation urbaine, rien de ce qui a été concocté n’a de rapport avec la façon dont la ville fonctionne dans la réalité » (2012, p. 38). Sur le plan de la toponymie, par exemple, Raibaud remarque que dans toutes les villes de France et du monde, les rues, places, avenues et monuments célèbrent la mémoire des « grands hommes » (2015, p. 9). Pour le métro, c’est la même chose. Sur les 302 stations de métro à Paris, seulement trois portent le nom d’une femme (Raibaud, 2015, p. 11). À Montréal, on ne fait pas mieux. Aucune station ne porte le nom ou ne fait référence directement ou exclusivement à une femme. La reine Victoria partage sa station avec l’Organisation de l’aviation civile internationale (Square Victoria-OACI) alors que Côte Ste-Catherine et Villa-Maria renvoient à des endroits géographiques nommés en l’honneur de figures religieuses. L’exposition Le métro, véhicule de notre histoire (Fondation Lionel-Groulx, 2017), présentée à la station Place-des-Arts et mettant en vedette les personnes honorées par la toponymie du réseau, nous le rappelait à chaque passage. On y exposait le « boys club » des grands hommes, ceux qui ont contribué par leur savoir-faire et leurs talents à l’élaboration de Montréal. Ce cercle d’élite ne compte aucune femme, comme si la moitié féminine de la population n’avait jamais contribué à faire de Montréal ce qu’elle est aujourd’hui. Alors que des grandes femmes au Québec, il y en a. L’actualité a d’ailleurs dressé en 2011 une liste des « 35 héroïnes méconnues du Québec » (Lachance, 2011) et cette liste est loin d’être complète. Ce n’est donc pas le choix qui manque ! Et pourtant…
Ces faits, comme bien d’autres, prouvent que la ville cautionne davantage la capacité créatrice et la réussite des hommes. L’omission des noms de femmes dans l’espace urbain renvoie à la bataille livrée par Hubertine Auclert, il y a plus d’un siècle, sur la visibilité des femmes dans la langue et la société françaises : « L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue, plus qu’on ne croit, à l’omission du féminin dans le code [civil] » (1898/2010, p. 164). De par ses omissions, la ville patriarcale perpétue l’assignation des femmes à la sphère privée et, en contrepartie, encourage les hommes aux domaines publics. À l’inverse, Raibaud souligne qu’« [a]u-delà du symbole, en consacrant une place, un square, une avenue à des femmes remarquables, nous honorons leur mémoire et les inscrivons dans notre patrimoine collectif » (2015, p. 14). Faisons donc de grandes places en leur honneur et rebaptisons certaines rues ! Si des non-lieux comme la station Place-des-Arts peuvent devenir des lieux anthropologiques, c’est-à-dire où « on peut lire des inscriptions du lien social et de l’histoire collective » (Augé, 2010, p. 172) en faveur des hommes, il semble logique que la même chose puisse se produire pour les femmes.
Afin d’inverser la tendance, la Ville de Montréal opère depuis 2016 une banque toponymique intitulée Toponym’elles à laquelle les citoyens.ennes peuvent participer et qui vise à regrouper le nom de plusieurs personnalités féminines pour ainsi augmenter la visibilité des femmes dans l’espace urbain. On constate depuis les cinq dernières années une légère hausse de la représentation des femmes, qui représentent désormais 7,3 % des noms de rues et d’espaces publics contrairement à 6 % en 2015 (Lacroix-Couture, 2020). Le Centre d’écologie urbaine de Montréal propose aussi depuis 2009 Les promenades de Jane, initiative apparue en 2007 à Toronto à la suite du décès de Jane Jacobs en 2006 et maintenant repris dans plus de 200 villes à travers le monde. Ces promenades visent à mettre l’accent sur la participation citoyenne et proposent de voir la ville autrement par des marches exploratoires et éducatives. S’inscrivant dans cette logique de réappropriation, les marches sont proposées et effectuées par les citoyens.ennes permettant donc l’accès aux femmes dans l’implication, l’interprétation et le partage de savoirs urbains.
Place à l’action citoyenne
Dans de telles circonstances, il apparaît normal que les femmes revendiquent plus de mesures de sécurité telles que l’accès à des taxis non-mixtes ; une augmentation de la surveillance des stations de tramway, métro et bus ; un meilleur éclairage des rues ; et une présence humaine sécurisante dans les espaces publics. Leurs demandes s’inscrivent dans un processus d’action citoyenne visant à briser l’état d’inertie auquel elles font face : il s’agit d’un « moment nécessaire » à l’épanouissement personnel, puisqu’« [e]n s’engageant dans la vie publique, l’individu renoue le fil de ses expériences et se reconstruit lui-même », comme l’explique Joëlle Zask (2016, p. 106) à partir des théories du psychologue et philosophe pragmatique John Dewey. À l’ère de l’urbanisme par projet qui amène les urbanistes à effectuer davantage de consultation participative, il sera important qu’iels prennent en compte le point de vue de ces associations de femmes et d’hommes qui luttent contre les inégalités et revendiquent un droit à la « ville heureuse » qui selon Raibaud « doit être celle du plaisir, de la jouissance et de la fête pour toutes et tous, et pas seulement celle des hommes hétérosexuels à la recherche de proies féminines » (2015, p. 58).
Ce droit à la ville, bien qu’un peu différent de celui initialement énoncé dans les travaux d’Henri Lefebvre (1968), concourt à un but similaire : l’inclusion sociale. Lefebvre, grandement influencé par la pensée de Karl Marx, appelle à lutter contre le néolibéralisme, la privatisation des espaces urbains et l’usage mercantile de la ville. Charlotte Mathivet résume la position du philosophe en ces termes : « La ville a été prise par les intérêts du capital et a cessé d’appartenir aux gens, ce pour quoi Lefebvre lutte, à travers le droit à la ville, pour “sauver l’être humain comme élément principal, protagoniste de la ville qu’il a lui-même construite” » (2010, p. 26). La ville néolibérale a donc perdu sa valeur d’usage au profit d’une valeur d’échange. David Harvey, géographe et économiste, reprend dans son ouvrage sur le droit à la ville les écrits de Marx : « entre droits égaux, la force décide » (1867, cité dans Harvey, 2011, p. 42). Cette constatation est toujours actuelle et les femmes vivent encore les répercussions de cette société qui aspire théoriquement à l’égalité. En lien avec l’appropriation de la ville, les femmes ont fait beaucoup de chemin, mais les inégalités de genre persistent encore: « [l]’impartialité, souvent prônée dans les politiques d’aménagement, dissimule un impérialisme culturel patriarcal puisqu’elle sous-tend une construction soi-disant neutre de l’espace qui nie les besoins et réalités propres aux femmes, notamment en raison de leur rôle social lié au care, ou encore reproduit des formes et dynamiques urbaines discriminantes » (Desroches, 2018, p. 5).
Le logement apparaît alors comme un élément central pour vaincre le patriarcat et le capitalisme sauvage et ainsi permettre aux femmes de s’impliquer davantage dans la vie urbaine, ou du moins dans la communauté : « Le logement constitue une dimension cruciale de la vie urbaine des femmes : s’y matérialise une large partie de la sphère privée où prennent place différentes oppressions qui pèsent sur leur appropriation et leur participation à la ville » (Desroches, 2018, p. 2). Toujours selon Desroches, cette implication est une capacité d’action qui vient rompre l’inertie et l’insécurité dans laquelle les femmes peuvent souvent se retrouver, puisque le logement « leur procure la force nécessaire pour se mobiliser » (2018, p. 13). Il y aurait donc dans l’autonomie une force créatrice qui permet l’appropriation. L’auteure Agata Zielinski présente dans l’un de ses ouvrages une différence intéressante entre la liberté négative qui se définit comme une absence d’entraves et la liberté positive qui est la capacité d’inventer, d’agir en tenant compte de la situation (2015, p. 64). Il faudrait davantage de cette liberté positive pour les femmes et ce autant dans la sphère privée que dans la sphère publique. Le domicile et la ville doivent être des endroits sécuritaires qui participent à l’empowerment de celles-ci. Cette liberté positive peut être atteinte, entre autres, grâce à des politiques d’habitation et d’aménagement qui prendraient mieux en compte les réalités différentes des femmes et les obstacles auxquels elles doivent souvent faire face. L’urbanisme participatif, qui place la participation citoyenne au cœur de son intervention, pourrait être une piste de solution, à condition bien sûr que des mesures soient prises pour aplanir les inégalités de genre au sein de son système de participation : offrir un temps de parole exclusivement féminin, voire des rencontres exclusivement féminines, ou encore changer les modes de participation pour éviter aux femmes d’avoir à prendre la parole devant une foule.
À la lumière des éléments apportés en ce qui concerne la ville et les femmes, il apparaît évident que les différents mécanismes d’exclusion et d’oppression travaillent de concert, que le manque de sécurité est alimenté par l’invisibilité, et vice versa. L’éducation et la socialisation des femmes ont également participé à les confiner dans la sphère privée, faisant de la ville le terrain de jeu des hommes. Le présent texte se voulait donc une proposition pour permettre une réflexion et une compréhension plus que nécessaires des différentes tensions sociales qui concourent à fragiliser l’exercice des droits des citoyens.nes. Le droit à la ville, droit fondamental dont l’application démocratique et égalitaire est mise en péril par l’entremise de mécanismes d’exclusion et de contrôle, doit être réhabilité à l’ensemble de la population. Le texte a également voulu mettre en lumière le potentiel de la ville en tant qu’outil permettant la réappropriation de l’espace ainsi qu’une réflexion éthique sur les pratiques professionnelles et les responsabilités liées au domaine de l’urbanisme. Les citoyens.nes devraient se rassembler sous l’action d’une force sociale pour revendiquer un accès équitable à l’environnement urbain, puisque « l’égalité entre les citoyens ne se décrète pas, mais se construit et se cultive au quotidien, dans toutes nos actions » (Raibaud, 2015, p. 14). La ville est un lieu dichotomique ; elle fragmente, sépare et distingue. C’est l’ici et l’ailleurs, le public et le privé, le dedans et le dehors où s’exercent des luttes non seulement de classes et de genres, mais aussi de lieux. À l’heure d’une urbanisation effrénée, les problèmes et les inégalités reliés à la ville ne vont que s’accentuer et tout indique que les femmes seront toujours parmi les premières lésées. L’importance de la ville et de son aménagement ne doit pas être sous-estimée : Choay rappelle que « [s]elon les systèmes de formes adoptés, le milieu construit peut agir sur le psychisme humain avec une puissance d’agression ou, au contraire, d’intégration qu’on n’a pas assez mesurée » (1979, p. 69). Si elle agit en ce moment pour les femmes et les groupes minoritaires de façon à limiter leurs possibilités d’accès et leur visibilité, la ville est également le lieu de tous les possibles. Le professeur de sociologie Patrick Baudry fait ainsi valoir que : « [l]a ville produit sans doute une corporéité typique, des usages du corps qui correspondent, sur un mode communicationnel surtout non-verbal, à la pratique des espaces publics. Mais c’est aussi le corps, dans sa singularité même, qui façonne l’urbain » (2012, p. 28). Il est temps de mettre la ville au cœur des luttes féministes, de la réinvestir et ainsi changer la musique.
Notes biographiques
Caroline Côté a complété un certificat en Études Féministes ainsi qu’une majeure en Études Urbaines à l’UQAM. Elle poursuit maintenant ses études à la maîtrise en Études Urbaines à la même université sous la direction de Sophie Paquin. Elle s’intéresse actuellement aux rôles des espaces publics et des espaces verts dans la construction identitaire des individus. Elle s’intéresse également à tout ce qui touche l’agentivité, la transgression, la cohabitation urbaine, l’appropriation de l’espace et les hétérotopies. En lien avec ses champs d’intérêt, elle a déjà participé à l’élaboration de plusieurs projets ; conférence, publications et gestion d’un projet d’art urbain.
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