How to Bring your Kids up Trans
Pour le titre je me suis inspiré du célèbre article d’Eve K. Sedgwick, « How to Bring your Kids up Gay », Social Text 29, 1991, pp. 18-27, récupéré à http://faculty.law.miami.edu/mcoombs/documents/sedgwick_GayKids.pdf.
Quand on parle de « gatekeepers » (gardien.ne.s) dans des discussions qui concernent les personnes trans, on fait souvent référence aux institutions médicales et aux professionnel.le.s de la santé, c’est-à-dire aux autorités auto-proclamées « savantes » qui, historiquement, ont créé un monopole de savoir qui s’est traduit en termes d’ « expertise sur » les personnes trans (comme, par exemples, la World Professional Association for Transgender Health (WPATH) et les psychothérapeutes). On les appelle gatekeepers, car en établissant les critères d’éligibilité, les procédures et les temporalités entourant l’accès aux hormonothérapies et aux chirurgies d’affirmation de genre, ces institutions et ces professionnel.le.s se sont réservé.e.s le pouvoir de contrôler les soi-disant parcours de « transition de genre1 Susan Stryker, Transgender History, Seal Press, 2008; Julia Serano, Whipping Girl: A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Berkeley, 2007. ». Cependant, même si cette compréhension qui met l’emphase sur le rôle des médecins est valide, elle peut porter à une vision restreinte et normative des personnes trans, de leurs genres et de leurs vécus qui, au contraire, excèdent le domaine du médical. Autrement dit, si en tant que personnes trans, nous faisons face à des oppressions structurelles qui coagulent dans une perspective collective des expériences individuelles autour du terme « trans », nous faisons des choix hétérogènes et nous passons aussi à travers des épreuves différentes pour affirmer nos identités. Ainsi, chacun.e parmi nous a ses propres gates/ « portes » à traverser et ses propres gatekeepers à affronter, lesquel.le.s relèvent du cas personnel et du milieu dans lequel la personne évolue.
À partir de ce constat, mon texte vise deux objectifs. Premièrement, il s’agit d’élargir la compréhension médicale des parcours trans. L’idée étant de pouvoir réfléchir au rôle de gatekeeper joué par des acteur.ice.s qui relèvent d’autres champs que ceux du juridique et du médical tels que, par exemple, nos proches, qui parlent souvent à partir d’un positionnement cis2 Personnes s’identifiant au genre qui leurs a été assigné à la naissance de manière non coercitive. et ciscentré3 Du terme « cisgenrocentrisme », décrit par Arnaud Alessandrin comme « ce qui écarte l’altérité de genre du côté de l’anormal, de l’abject, et qui constitue un ensemble d’obstacles à l’expression et à la réalisation d’une transidentité. (…) Le ‘cisgenrocentrisme’ serait alors cette évidence qu’un sexe anatomique aboutit à un genre réglé selon une binarité, une fixité et une hiérarchie entre masculin et féminin » (Arnaud Alessandrin, Du «transsexualisme» aux devenirs Trans, Thèse de doctorat, Bordeaux 2, 2012, pp. 207-208). . Deuxièmement, je tenterai de montrer que ces gatekeepers ne parlent pas à la lumière d’un savoir pertinent, mais plutôt à partir d’une « ignorance4 Je ne parle pas ici de l’ignorance de manière essentialiste, comme si elle était propriété de certaines personnes l’exerçant dans toutes les sphères de leur vie, mais plutôt de l’ignorance comme étant quelque chose de pluriel, « l’ignorance d’un savoir » (Eve K. Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 30). » qu’illes nous demandent souvent de combler, afin de pouvoir nous « comprendre » et nous « accepter ». L’acceptation devient donc conditionnelle à notre capacité à rendre nos parcours et nos désirs intelligibles à leurs yeux. En ce sens, leur méconnaissance peut avoir un impact majeur sur nos voix, ainsi que, plus globalement, sur le déroulement de nos transitions, car l’injonction à trouver les « bons » mots pour s’expliquer signifie aussi d’être contraint.e.s à endosser un rôle pédagogique. Ce travail, et l’effort qui vient avec celui-ci, peuvent avoir des répercussions considérables sur notre bien-être émotionnel.
Pour développer cette réflexion, je travaillerai à partir du concept de « privilège épistémique de l’ignorance » tel que l’a défini l’auteure féministe et queer Eve K. Sedgwick5 Eve K. Sedgwick, Épistémologie du placard, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 30. et je le déclinerai sous le spectre des savoirs trans. Compte tenu de la difficulté d’affirmer ces savoirs « desassujettis6 Dans cet article, je cite le terme dans son sens foucaldien. » dans la francophonie7 Alexandre Baril, « Francophone Trans/Feminisms Absence, Silence, Emergence », TSQ: Transgender Studies Quarterly 3, dir. Bettcher Talia M. et Susan Stryker, no. 1-2, 2016, pp. 40-47. , la verbalisation et la dénonciation de ce privilège s’imposent, pour bash back (riposter) et ainsi reprendre le pouvoir sur nos parcours et sur nos narrations.
Ce texte a été influencé par mon expérience personnelle de trans(fag) allophone qui travaille au sein de l’université néolibérale. Ces facettes identitaires ne sont pas hermétiques. Au contraire, elles s’entremêlent8 Alessia Acquistapace et al., « Transfeminist Scholars on the Verge of a Nervous Breakdown », Feminismos 3, no. 1, 2013, pp. 62-70. . Cependant, considérant l’espace limité de cet article, il m’est impossible d’explorer la spécificité des gatekeepers qui relèvent de chacune de ces facettes. Pour le moment, donc, je m’en tiendrai à un travail de réflexion sur le rôle que mon parent cis joue dans mon parcours. Je montrerai comment son positionnement est fondé sur le privilège épistémique de l’ignorance dont elle jouit en tant que personne cis. Plus précisément, j’interrogerai comment ce privilège et le décalage sur lequel il repose en termes de « connaissance » ont une influence majeure sur la viabilité de ma transfagness et sur mes parcours de transition au Canada et en Italie. Enfin, j’expliquerai comment ce privilège présuppose aussi que moi, ainsi qu’une panoplie d’« intimités » qui me soutiennent, nous « mettions au travail » pour contenir ses dégâts, en faisant un travail pédagogique et de care invisibles et non rémunérés.
I don’t speak «homo» : le privilège épistémique de l’ignorance
L’hétérosexualité se présente comme un mur érigé par la nature, au contraire elle est juste un langage : un amas de signes, de systèmes de communication, de techniques coercitives, d’orthopédies sociales et de styles corporels. Mais est-ce que quelqu’un sait comment on traverse un langage dominant? Avec quel corps? Avec quelles armes? [ma traduction]
Paul B. Preciado et ideadestroyingmuro, « Terrore Anale », Récupéré à https://anarcoqueer.files.wordpress.com/2013/03/terroreanale_read.pdf, 2009.
To me the word “gay” means “Generations Ahead of Yesterday” and the straights are the yesterday…we have always been ahead, everything we have done they have always jumped on board and take it over and pretend that they owned it and I’m like: “bitch we did that five years ago and now you wanna pretend you are the new metrosexual!”.
Vivacious, récupéré à https://www.youtube.com/watch?v=exbKiOmizI4.
Sedgwick développe le concept de « privilège épistémique de l’ignorance » dans Epistémologie du placard9 Eve K. Sedgwick, 2008, op. cit.; ouvrage visant à désaxer les conceptualisations traditionnelles et dichotomiques sur l’homo/hétérosexualité qui fondent l’architecture de la culture occidentale contemporaine sur un récit hétérocentré. En essayant de démontrer la co-dépendance souvent oubliée de l’homosexualité et de l’hétérosexualité, Sedgwick en vient à décortiquer les enjeux de pouvoir sous-jacents. Selon elle, les champs « homo » et « hétéro » sont traversés par des relations de pouvoir asymétriques qui se manifestent dans les pratiques langagières. Cette asymétrie se caractérise par un rapport de force en faveur de l’hétérosexualité qui, en s’autoproclamant norme et référent culturel dominant, détient les ressources qui lui permettent de « ne pas savoir », d’ignorer ce qu’il se passe ailleurs, dans le domaine du « particulier » (peculiar) ou des soi-disant « minorités sexuelles ». Quel besoin a-t-on de connaître ce qu’il se passe out there, quand le monde est conçu à notre mesure et qu’on jouit au quotidien des avantages matériels et symboliques que cette position nous apporte?
Au contraire, les dominant.e.s imposent aux minorités le devoir de s’expliquer, si elles veulent être acceptées et/ou, tout simplement, avoir accès à des avantages matériels de base. Le discours pro-mariage gai de Zach Wahls, enfant de deux mères lesbiennes, devant la commission judiciaire de l’état de l’Iowa en 2011 en est un exemple10 Récupéré à https://www.youtube.com/watch?v=yMLZO-sObzQ.. Cependant, on s’attend à ce qu’elles le fassent de manière compréhensible, c’est-à-dire en utilisant un langage « universel » ou, en d’autres termes, le langage des dominant.e.s. Résultat : les minorités sexuelles sont forcées d’abandonner leurs propres codes discursifs. Du moins dans une première phase, elles doivent s’assurer d’utiliser des codes fonctionnellement « neutres » (autrement dit, établis par la norme hétérosexuelle) si elles veulent se rendre intelligibles auprès du groupe des dominant.e.s. L’hétérosexualité utilise ainsi sa méconnaissance de manière stratégique pour entretenir l’illusion de la légitimité de sa prétendue posture universelle/normale tout en exploitant le fait que les minorités connaissent déjà ses codes. Celles-ci seront donc supposément prêtes à mettre leurs spécificités de côté afin de se rendre compréhensibles.
Cette « ignorance » reflète le privilège de la norme hétéro puisque, présomption de naturalité/normalité à l’appui, jamais l’hétérosexualité ne se questionne sur la position de pouvoir qu’elle occupe. Ainsi, la norme hétéro n’interroge jamais son caractère construit et la partialité de son propre régime de vérité. Cette dynamique, dit Sedgwick, permet aux codes hétéros de dominer tous discours et elle oriente la production des connaissances de sorte à réaffirmer la position hégémonique de l’hétérosexualité11 Eve K. Sedgwick, 2008, op. cit., pp. 27-29. :
C’est l’interlocuteur qui a ou qui prétend avoir la compréhension la plus restreinte de la pratique interprétative qui définira les termes de l’échange. (…) De tels effets de l’ignorance peuvent être exploités, régulés et répandus à grande échelle au profit d’un maintien de l’ordre drastique, tout particulièrement en ce qui concerne la sexualité, activité la plus chargée de sens dans la culture occidentale moderne. (…) Le pouvoir que nos ennemis ont sur nous ne relève pas de leur maîtrise du savoir, mais précisément de l’ignorance.
Sous cet angle, l’hétérosexualité, loin d’être dans une position « savante », est dans une position « ignorante » qu’elle exploite afin de garder le contrôle sur les minorités en limitant leurs possibilités d’énonciation, tout en niant leurs spécificités culturelles et sociales (leurs langages). Ainsi, les discours et les langages hégémoniques sont privilégiés dans leur ignorance, car c’est précisément lorsqu’ils usent de cette ignorance qu’ils peuvent imposer les paramètres discursifs à l’intérieur desquels les interactions et ainsi la compréhension des minorités devraient se déployer. Dès le départ donc, les interactions entre dominant.e.s et minorités risquent de se reproduire dans un cadre limité et biaisé en faveur des dominant.e.s12Ibid..
« Trans » is the new « homo »
Loin d’être l’apanage de la seule hétérosexualité, le privilège épistémique de l’ignorance est aussi exploité par le cisgenrisme, système de domination qui avantage les personnes cis (et qui ostracise les personnes trans) en leur permettant de garder l’hégémonie sur le pouvoir discursif. Tel que souligné par Serano13Julia Serano et Collectif MTF, « Le privilège cissexuel », Récupéré à https://infokiosques.net/IMG/pdf/le_privilege_cissexuel-28p-A4-fil.pdf, 2011, p. 5., de la même manière que l’hétérosexualité, le cisgenrisme s’est établi en tant que norme dominante qui a le pouvoir de contrôler/restreindre les termes selon lesquels l’énonciation des personnes trans doit se déployer14Ibid. :
Jusqu’à présent, les discours sur la transsexualité ont systématiquement été liés à un langage et à des concepts inventés par les clinicienNEs, les chercheureuses et les académicienNEs qui ont fait des transsexuelLEs les objets de leurs enquêtes. Dans un tel cadre, les corps, identités, perspectives et expériences transsexuelLEs doivent continuellement être expliquéEs et restent inévitablement sujets à interprétations. Les attributs cissexuels équivalents sont simplement pris pour acquis − ils sont considérés comme « naturels » et « normaux » et échappent donc à une critique réciproque. Ceci place les transsexuelLEs à un désavantage constant, qui commence avec le fait que nous sommes généralement forcéEs de nous rattacher à une terminologie limitée cis-centrée pour donner du sens à nos propres vies.
Pour mieux comprendre comment le privilège épistémique de l’ignorance fonctionne dans le contexte du genre, je propose de le considérer comme une extension du privilège cissexuel : « c’est-à-dire de l’analyse à deux vitesses qui promeut l’idée que les genres trans[sexuels] sont distincts et moins légitimes que les genres cissexuels15Ibid., p. 6. ». Ce privilège autorise un fort sentiment de légitimité à l’égard de son propre genre chez les personnes cis. Il se manifeste à travers, d’une part, le gendering (genrement), soit l’action de présumer/lire constamment les genres des autres personnes16 D’où, aussi, la possibilité de misgendering/« mégenrer » l’autre personne. et, d’autre part, la cissexual assomption (la « supposition cissexuelle »), soit le fait de prendre pour acquis que la manière selon laquelle une personne cis perçoit son genre (aligné avec celui qui lui a été assigné à la naissance) est LA règle qui s’applique aussi de manière indiscriminée aux autres17Julia Serano et Collectif MTF, 2011, op. cit., p. 11. :
En d’autres mots, lae cissexuelLE projette sans distinction sa cissexualité sur les autres personnes, ce qui transforme la cissexualité en attribut humain considéré comme acquis. Il y a là une analogie évidente avec l’évidence hétérosexuelle : la plupart des cissexuelLEs supposent que toutes les personnes qu’illes rencontrent sont aussi cissexuelles, tout comme la plupart des hétérosexuelLEs supposent que toutes les personnes qu’illes rencontrent sont aussi hétérosexuelles (sauf si, bien sûr, illes ont eu preuve du contraire).
Autrement dit, ces deux dynamiques ̶ qui permettent à la cisgenrenormativité18 La cisgenrenormativité est la dimension normative qui caractérise le système de genre cisgenriste. Ce système avantage les personnes cis et marginalise les personnes trans (Alexandre Baril, La normativité corporelle sous le bistouri : (re)penser l’intersectionnalité et les solidarités entre les études féministes, trans et sur le handicap à travers la transsexualité et la transcapacité, Thèse de doctorat, Université de Ottawa, 2013). de se reproduire tout en restant invisible ̶ forcent toute personne ayant une expérience qui excède/dévie de la norme (cis) à devoir se justifier et expliquer son « excentricité ». Étant donné que les institutions, les ressources, les connaissances et l’espace public sont contrôlés par les personnes cis, l’injonction à notre prise de parole semble cruciale, puisque liée à la possibilité de nous rendre intelligibles, d’affirmer nos genres et/ou accéder à la négociation de droits de base.
Depuis les années 1990, l’émergence de savoirs produits par et pour les personnes trans a permis de retracer nos généalogies, ainsi que d’établir des paradigmes et un vocabulaire situés et désassujettis pour comprendre et narrer nos propres expériences19Susan Stryker, 2008, op. cit.; Karine Espineira et Marie-Hélène/Sam Bourcier, « Transfeminism Something Else, Somewhere Else », TSQ: Transgender Studies Quarterly 3, dir. Bettcher Talia M. et Susan Stryker, no. 1-2, 2016, pp. 84-94.. Ces connaissances ont alors dessiné un espace culturel trans, qui relève de nos propres parcours. Résultat : ce bouleversement de point de vue donne lieu à une reprise de pouvoir des personnes trans qui, ce faisant, viennent nommer et questionner la norme cisgenriste20Naïel, « ‘La Cissexualité, c’est douleureux problème’. Quand les minorités viennent nommer et questionner la norme », 2013, en ligne, <http://blog.naiel.net/index.php?post/2013/07/17/La-Cissexualit%C3%A9-%2C-ce-douloureux-probl%C3%A8me%2C-quelques-photos-de-l-exposition-texte>.. De plus, ce bouleversement ouvre sur la négociation d’un langage partagé pour se raconter à partir d’une position située. Mais, encore une fois, la possibilité d’utiliser nos codes dépend aussi de nos interlocuteur.ice.s. Étant donné le besoin des dominant.e.s de « comprendre », notre prise de parole doit souvent suivre des codes partagés, c’est-à-dire établis à l’intérieur d’un framework cisnormatif. Cette dynamique limite nos possibilités d’expression et, considérant l’historique de médicalisation des parcours trans, risque de renvoyer à des compréhensions normatives et pathologisantes.
Mon parent est un gatekeeper
J’ai fait plusieurs « mises à jour » avec ma mère pendant les dernières années, mais l’endossement d’un parcours trans depuis deux ans semble être un bouleversement majeur pour elle. Le terme « trans » mobilise un imaginaire monstrueux de déviance des corps et des identités, qui est encore bien enraciné dans le contexte italien21Laura Schettini, Il gioco delle parti: travestimenti e paure sociali tra Otto e Novecento, Le Monnier, 2011. où j’ai grandi et à l’aune duquel ma mère s’est toujours mesurée. Or, étant donnée la distance géographique et expérientielle qui nous divise, je savais que ma transness allait être le hot topic de sa visite ici à Montréal, le mois de février passé. J’étais aussi conscient que, une fois sur place, secure dans son gender and parental entitlement/ « son privilège parental et de genre », elle allait mobiliser son « ignorance » et « son droit à tout savoir sur mon choix », afin d’avoir une prise sur ma transition, tout en l’invalidant. Ainsi, dans les semaines qui ont précédé son arrivée, j’ai mis en place une stratégie micropolitique inspirée par une logique de « réduction de méfaits » adaptée à ma réalité, tout en considérant le background de ma mère et les relations de pouvoir existant entre nous.
La réduction de méfaits est une approche qui a été pensée pendant les années quatre-vingts dans des contextes d’intervention autour du VIH/sida, afin de « réduire les méfaits associés avec des activités à risque, sans pour autant pathologiser ou criminaliser ceux et celles qui s’engagent dans ces activités22Astt(e)q, Je m’engage. Un manuel pour les professionnels en santé et services sociaux qui travaillent avec des personnes trans, 2011, en ligne, <http://www.catie.ca/sites/default/files/Je%20m’engage%20updates.pdf>, p. 15. ». Il s’agissait également d’encourager une prise en charge à la fois individuelle et collective de certains parcours, c’est-à-dire de considérer les personnes en question comme étant les mieux placées pour évaluer leurs besoins, et de les soutenir là-dedans, sans jugement. Déclinée dans des contextes très hétérogènes, cette approche a aussi été utilisée pour les vécus trans. Dans mon cas, la question que je me posais avant l’arrivée de ma mère était la suivante : en tant que transfag italophone au statut précaire, comment puis-je me protéger dans cette « activité à risque » que représente la cohabitation temporaire avec mon parent qui endosse un discours pathologisant?
Malgré la flamboyance d’un tel geste performatif, je savais déjà que je n’aurais pas pu dire à ma mère « parle à ma main », tout en lui citant des passages du texte de Sedgwick. En même temps, j’avais bien conscience des scénarios et des conséquences découlant de cette injonction à la prise de parole et à l’explication. Quelles stratégies et quelles ressources individuelles et collectives pouvais-je donc mobiliser pour protéger ma santé physique et émotionnelle et, tout à la fois, accompagner mon parent dans un processus consensuel de compréhension de mon expérience? Quoi faire pour me respecter et me préserver?
À ce moment, sur le plan personnel, l’« ignorance » et la fermeture de mon parent cis vis-à-vis des parcours trans me poussent à adopter un discours qui repose sur un essentialisme stratégique23Sandy Stone, « The Empire Strykes Back: A Posttranssexual Manifesto », 1987, en ligne, http://sandystone.com/empire-strikes-back.pdf.. En effet, étant donné son état de méconnaissance et sa vision binaire et pathologisante, me narrer selon mes propres termes aurait signifié me rendre à la fois inintelligible pour elle, être conséquemment invalidé dans ma transness qui serait devenue un fake et avoir l’air encore plus dysfonctionnel que je ne l’étais déjà (à ses yeux).
Quand mon parent parle de moi avec désespoir en déplorant le fait que je veuille devenir « un homme », je ne peux/veux pas le corriger en précisant :
« Well, actually, je ne veux pas devenir un homme, peu importe ce que ça signifie. Au contraire, je suis très investi dans un processus de manumission de cette possibilité. Je suis un transfag. Cette auto-identification ne sous-entend pas juste mon désir, mais aussi la manière dont je perçois mon genre. Je suis efféminé dans ma masculinité. George Michael est mon modèle de beauté, Boy George mon modèle de style, j’aime les plateformes sneakers, j’aime le rêve de medrag en Mina et performer ses chansons au karaoké a une importance cruciale dans mon processus de subjectivation. Je ne renie pas ma socialisation non plus et je suis investi à me soucier des autres. »
Cette prise de parole en mes termes serait, évidemment, vouée à l’échec. Premièrement, « transfag » est un mot qui relève de l’espace anglophone et que j’ignore comment transférer culturellement à l’espace italien. Il se peut, aussi, qu’il soit linguistiquement intraduisible. Deuxièmement, étant donné les outils de compréhension biaisés de ma mère qui m’appelle avec mon deadname, qui me genre au féminin et qui me lit encore comme « femme », ce narratif sur mon genre confirmerait pour elle que, dans le fond, j’en suis une. Rien n’aurait alors changé, puisque du point de vue de sa compréhension j’aimerais toujours « les hommes », je serais juste un peu extravagant. Bref, mon coming out aurait l’effet pervers de re-stabiliser sur moi le genre qui m’a été assigné à la naissance. Voici donc le paradoxe créé parle privilège épistémologique de l’ignorance. Ma mère me demande de lui expliquer qui je suis et pourquoi je suis trans, mais, dans le fond, je ne peux/veux pas vraiment le faire.
Tout cela pour dire que, si je veux amorcer un dialogue avec mon parent, il faut que je le fasse d’abord en suivant des codes que nous partageons elle et moi. Donc, quand ma mère me demande si je veux devenir « un homme », je lui réponds « oui! » sans hésitation. Or, ces opérations de médiation témoignent aussi du caractère limité de toute compréhension d’une « altérité ». Par exemple, S. Bear Bergman répond à un parent peu compréhensif.ve en ces termes24S. Bear Bergman, Blood, Marriage, Wine and Glitter, Arsenal Pulp Press, 2013, p. 84. :
It’s ok that you don’t understand it. It’s nice if you can, and I encourage you to try if you’re interested, but to be perfectly honest with you, it’s not actually key that you understand how and/or why people are transsexual or transgender. We interact every day with things that we don’t understand, from the timing of traffic lights, from magnets to a cat’s unerring ability to choose the most important paperwork in the room on which to lay herself down. We might occasionally grouse or wonder about these things, but we are also used to them and we can work with them. Same here. Trans people exist, your kid may be one of us, and that is today’s news. I would like to encourage you to let go of your need to understand for a little while, and focus instead on how you are going to love and support your child, which I assume is why you wrote to me.
La question ici n’est pas celle de vouloir comprendre à tout prix les raisons et les « causes » qui font que ton enfant soit trans (aussi parce que cette lecture repose sur des biais pathologisants), mais plutôt de valider son senti, de lui demander quels sont ses besoins et comment ille aimerait être accompagné.e.
Sur le plan collectif, grâce à mon réseau, j’ai pu élaborer à ce moment un « plan » de soutien basé sur le consentement. Mes colocs, des ami.e.s, des organismes communautaires (Astt(e)q et PFLAG) et des inconnu.es se sont ainsi engagé.e.s à me soutenir dans le travail émotionnel et pédagogique à fournir auprès de ma mère. Une amie très proche s’est même chargée d’offrir une traduction simultanée anglais-italien pour permettre à ma mère de consulter des interventant.e.s qui pouvaient répondre à ses questions sur les enjeux trans et en discuter avec elle. Toutes ces personnes qui ont accepté de rencontrer/passer du temps avec ma mère m’ont alors permis de déléguer le travail pédagogique et émotionnel qu’elle s’attendait à recevoir de ma part uniquement, en tant que son enfant ET personne trans. Un rôle crucial a aussi été joué par des ami.e.s de Montréal et d’Europe qui m’ont soutenu par messagerie texte, e-mail, Skype et à travers les réseaux sociaux, en faisant des check in réguliers avec moi.
Ces stratégies d’entraide et de support ont été extrêmement précieuses. Elles dessinent d’ailleurs des géographies d’affection et de care « atypiques » qui, très souvent, caractérisent les parcours des personnes queer et trans. Le fait est que ces stratégies ne renvoient pas à des modèles prédéfinis, mais représentent plutôt des formes d’intimité basées sur une négociation en constant mouvement qui traverse plusieurs « frontières », soient celles des modèles traditionnels de caring hétéronormatifs centrés sur le couple et la famille, mais aussi, dans mon cas, les frontières nationales25Alessia Acquistapace appelle ces configurations des relazioni senza nome/« relations sans nom », car en étant en dehors du modèle de care du couple hétérosexuel (le plus valorisé au sein des sociétés occidentales) elles sont invisibles et non reconnues même pas par le langage. (Alessia Acquistapace et al., 2013, op. cit.). Si ce réseau vient à manquer quand on s’éloigne de nos familles d’origine, quand nos familles nous repoussent, et/ou quand on désire des configurations intimes différentes, il faut construire et s’investir dans des plateformes d’affection et de support différentes. Tel qu’affirmé par A. Acquistapace dans sa critique du manifeste des amours queers26Alessia Acquistapace (traduction de Rachele Borghi), « Une critique du Manifeste des amours queers: contre l’anxiété de la performance queer », Revue PolitiQueer 1, 2014, p. 46. :
Pour se libérer du couple obligatoire, il est nécessaire que le travail de soin [care], le plaisir et l’affection circulent dans un réseau plus large. Cela signifie que travailler sur des réseaux plus larges est aussi important que de travailler à l’intérieur d’une ou plusieurs relations sentimentales-sexuelles (…). Par conséquent, le manifeste des amours queers doit être aussi un manifeste de l’amitié queer, de l’habiter queer, de la vie queer.
Les « réseaux plus larges » qui se sont mobilisés pendant la visite de ma mère pour m’offrir du soutien ont ainsi fait un travail très précieux de care. Sur cette note, j’aimerais ajouter à la réflexion de Sedgwick que le privilège épistémologique de l’ignorance absolves aussi les dominant.e.s d’une remise en question de leurs pratiques de construction des connaissances, qui se basent souvent sur le travail invisible des minorités. En fait, si les minorités veulent structurer une conversation selon leurs propres termes, elles doivent souvent avoir préalablement mis en place un processus de formation/éducation des dominant.e.s. Cette opération de rattrapage culturel offerte aux dominant.e.s est couteuse, car l’éducation est un travail en soi. Ce faisant, il requiert du temps et beaucoup d’énergie (physique, mentale, émotive, etc.). Or, il s’inscrit dans un contexte sociétal où les énergies et les ressources des minorités sont déjà limitées, étant donné les oppressions structurelles qui les touchent. De plus, ce travail est invisible, non reconnu, non rémunéré ; il est pris pour acquis par les dominant.e.s. Le séjour de ma mère en est un exemple très flagrant.
Stand by your trans
En sous-entendant que « LA transition » est contrôlée uniquement par le juridique et le médical et qu’elle se développe selon une temporalité cadencée par des étapes institutionnelles, il s’en dégage une compréhension réductrice des gatekeepers qui tend à oublier le fait qu’on transitionne à l’intérieur d’un enchevêtrement de relations beaucoup plus vaste, et qu’on négocie nos parcours avec des acteur.ice.s qui relèvent aussi de l’intime. Cette vision réductrice de « LA transition » oublie, par exemple, le rôle que nos affects jouent dans nos parcours d’affirmation de « soi27Jane Ward, « Gender labor: Transmen, femmes, and collective work of transgression », Sexualities 13, no. 2, 2010, pp. 236-254; Sally Hines, « Intimate transitions: Transgender practices of partnering and parenting », Sociology 40, no. 2, 2006, pp. 353-371. ». Elle peut ainsi participer à la reproduction et au renforcement d’un narratif universalisant et homogénéisant autour des vécus trans qui a pour effet d’invisibiliser plusieurs micro-dynamiques de pouvoir découlant du système de domination cisgenriste28Tel que théorisé par Alexandre Baril: « ce système dominant favorise les jugements négatifs, les discriminations et les violences envers les personnes trans, en plus d’occulter leurs expériences et leurs réalités » (Alexandre Baril, 2013, op. cit., p. 397.). Or, ces micro-dynamiques sont tout aussi cruciales dans la délimitation de nos champs d’action.
Le terme « transition », qui s’est normalisé au sein du vocabulaire courant pour décrire ce mouvement du genre qui nous a été assigné à la naissance, ne fait lui-même pas consensus au sein de nos communautés. Encore de nos jours, ce ne sont pas toutes les personnes auto-identifiées trans qui décident d’avoir recours à l’hormonothérapie et/ou aux chirurgies et/ou au changement de papiers pour être bien dans leur genre et pour s’y sentir validées. Pourtant, ces personnes et leurs expériences sont autant « trans » et légitimes29ASST(e)Q, 2011, op. cit..
Cependant, ce qui caractérise nos parcours, au-delà de nos choix personnels, semble être le fait que le genre reste a collective labour/« un travail collectif » qui demande la « mise au travail » et l’engagement de plusieurs personnes autour de nous30Jane Ward, 2010, op. cit.. Tel que spécifié par Jane Ward le terme « gender labour »31Ibid., p. 237. :
(…) describe[s] the affective and bodily efforts invested in giving gender to others, or actively suspending self-focus in the service of helping others achieve the varied forms of gender recognition they long for. Gender labour is the work of bolstering someone’s gender authenticity, but it is also the work of co-producing someone’s gender irony, transgression, or exceptionality.
Si on pense les « transitions de genre » comme des parcours hétérogènes qui se déploient grâce à un « travail collectif » excédant le domaine et le modèle médical, on comprend que l’accompagnement et les soins dont on estime avoir besoin pour s’affirmer dans nos genres peuvent être offerts, mais aussi niés et/ou contrôlés par plusieurs personnes autour de nous. Il est donc important de comprendre le terme gatekeeper à la lumière de cette réflexion, afin de le conceptualiser de manière plus large et lui permettre de faire écho aux contre-savoirs produits par et pour les personnes trans et leurs allié.e.s.
À ce sujet, je suis récemment tombé sur un zine qui a capturé mon attention pour sa définition des gatekeepers. Il s’agit de Accomplices Not Allies : Abolishing the Ally Industrial Complex32Le zine est accessible en ligne à http://www.indigenousaction.org/accomplices-not-allies-abolishing-the-ally-industrial-complex. compilée par le collectif Indigenous Action Media33Indigenous Action Media, Accomplices Not Allies: Abolishing the Allies Industrial Complex, 2014, en ligne, <http://www.indigenousaction.org/accomplices-not-allies-abolishing-the-ally-industrial-complex>, p.6. :
Gatekeepers seek power over, not with, others. They are known for the tactics of controlling and/or withholding information, resources, connections, support, etc. Gatekeepers come from the outside and from within. (…) Gatekeeping individuals and organizations, like “saviour allies”, also have tendency to create dependency on them and their function as support. They have a tendency to dominate or control.
Ce passage a beaucoup résonné dans mon expérience. Cette lecture m’a permis de nommer le fait que mes proches, ma famille biologique (il faut noter que « LA Famille » est une institution aussi), le corps professoral et administratif de mon université, mon proprio, etc. peuvent aussi être des gatekeepers. Bref, ces personnes et ces structures avec qui j’interagis presque tous les jours et qui sont en position d’autorité et/ou de pouvoir (émotionnel, linguistique, etc.) par rapport à moi, peuvent ainsi mobiliser leur « ignorance » afin de contrôler le déploiement de mon parcours.
Grâce à cette compréhension plus large et contextuelle de la figure des gatekeepers, j’ai pu réfléchir à mon expérience en tant que personne trans sur un plan micropolitique, ainsi que nommer pléthore de barrières auxquelles je fais face et, par conséquent, envisager des ressources que je peux mobiliser au quotidien pour résister aux micro-manifestations du cisgenrisme34Alexandre Baril, 2013, op. cit.; En reprenant les mots de Y. Gavriel Ansara, le cisgenrisme décrit : « the individual, social, and institutional attitudes, policies, and practices that assume people with non-assigned gender identities are inferior, ‘unnatural’ or disordered and which construct people with non-assigned gender identities as ‘the effect to be explained’ » (Y. Gavriel Ansara, « Beyond cisgenderism: Counselling people with non-assigned gender identities », Counselling ideologies: Queer challenges to heteronormativity, dir. Moon Lyndsey, Routledge, 2016, en ligne, <http://ansaraonline.com/yahoo_site_admin/assets/docs/Ansara_2010_Beyond_Cisgenderism2489333619690656.219211844.pdf>, p. 3.. Par exemple, le fait de revendiquer des ressources institutionnelles et culturelles qui tiennent compte de mon bagage linguistique et culturel, un régime d’assurance maladie étudiant qui couvre la psychothérapie, l’accès à des documents universitaires non-officiels en cohérence avec mon identité, etc.35Ces points font aussi partie des revendications de la Marche trans 2016 – Euphorie dans le genre, centrées sur les droits des personnes trans migrantes, Repéré à https://www.facebook.com/events/1084870851552329. Enfin, ce cheminement me permet d’être intelligible et de me sentir valide en dehors d’un récit de « transition » progressif, rythmé selon des paramètres et des temporalités établies par les normes hétérocissexistes.