La corpo-politique : les apports des féministes décoloniales latino-américaines
Je suis brésilienne. Née 100 ans après la fin formelle de l’esclavage, je suis le mélange d’un peuple. Ma grand-mère avait des origines noires et autochtones. Mon grand-père était blanc, les cheveux lisses et les yeux verts comme un Portugais. Moi, j’ai la peau blanche, les cheveux bouclés. Au sud du Brésil, je ne suis pas reconnue comme une femme blanche. Au nord-est, je suis « galega1« Galega » signifie « blonde ». ». Depuis le début de mon existence, j’ai senti les effets de la colonisation blanche. Il fallait avoir les cheveux lisses, être catholique, parler anglais. Moi, j’étais tout le contraire. La différence était marquée sur mon corps et mes références religieuses étaient marquées par leurs racines africaines. On pourrait dire que j’étais aux marges. Mais non ! Dans mon contexte, j’étais moi aussi privilégiée. Pendant mon enfance et mon adolescence, je n’ai pas eu besoin de travailler. J’ai eu des conditions favorables pour étudier et aller à l’université. Aujourd’hui, je suis aussi immigrante et reconnue par les autres comme une femme racisée, partie d’une « minorité visible ». Et c’est à partir de cette expérience que j’ai commencé à apprendre des contributions des femmes noires et autochtones de mon pays et des féministes latino-américaines.
-Danielle
Je suis une femme blanche, québécoise, privilégiée, de classe moyenne. Je fais partie d’un peuple opprimé au regard de sa culture, de sa langue. Mais je fais aussi partie d’un peuple qui a opprimé les peuples autochtones, tout particulièrement les femmes : comme Linda M. Gerber l’affirme, dans le Canada contemporain, les femmes autochtones sont toujours « les plus pauvres des pauvres », occupant une place très marginale dans la narration du pays. Je suis donc l’imbrication de ces identités contradictoires… Je suis née dans un petit village nommé Breakeyville, et mises à part la violence et les difficultés reliées au genre, au fait d’être une femme, je n’ai pas vécu l’oppression. J’ai vécu le privilège. Je m’en suis rendu compte quand j’ai connu mon conjoint colombien et que je suis partie vivre en Colombie avec lui. J’ai vu et senti les jugements, la race comme marqueur de relations sociales. Aujourd’hui, je parle de cette position de privilège, mais je parle aussi de mon expérience en Colombie, de mon « choc » face à la violence oppressive, racisée et genrée. C’est cette position de privilège, de honte, de peur, mais aussi de rage qui m’a poussée à vouloir en savoir davantage sur les théories féministes décoloniales.
-Priscyll
Ce sont ces mots, ces positions et ces questionnements qui nous poussent à nous interroger sur la colonisation de notre propre corps, à partir de nos expériences de privilège, mais aussi dans notre volonté de réfléchir sur notre position « translocale2 Selon Anthias, une position translocale est « structured by the interplay of different locations relating to gender, ethnicity, race and class (amongst others), and their at times contradictory effects » (2002, p. 275). », pour emprunter la terminologie d’Anthias (2002). Cet article a pris forme à partir d’une rencontre inattendue entre deux féministes doctorantes en science politique et se dessine comme une fusion des intérêts de recherche, mais surtout, et étrangement, d’une confluence des histoires personnelles. Il en résulte une première réflexion sur ces expériences à partir de nos cadres théoriques de référence qui nous a permis de confronter nos présupposés sur la corpo-politique3 La corpo-politique fait référence à la positionnalité corporelle par rapport à l’articulation de la production de la connaissance et de son rapport au politique (Restrepo et Rojas, 2010). lors du Séminaire doctoral multidisciplinaire en études féministes : savoirs, perspectives, approches4 Cours donné à l’Université du Québec à Montréal par Maria Nengeh Mensah à l’hiver 2017..
C’est l’histoire d’une Brésilienne qui, après son arrivée au Canada, s’interroge sur la constitution ocidentalo-centrique de sa pensée théorique ; puis, celle d’une Québécoise qui a repoussé les limites de ses acquis théoriques féministes en découvrant les théories décoloniales en territoire d’Abya Yala5 Nous utilisons Abya Yala pour nous référer ici au continent latino-américain suivant la dénomination donnée par les autochtones kuna en opposition au nom colonial d’Amérique latine (Gargallo Celentani, 2014, p.23).. Issus de contextes sociaux, historiques et politiques différents, nos récits de vie ne sauraient être similaires. Paraphrasant Mignolo et Tlostanova (2009), nos histoires personnelles sont incommensurables étant donné que notre langage, notre façon de construire nos pensées et nos valeurs sont différents. Il nous est impossible de parler au nom de « l’Autre ». Ainsi, narrer nos récits nous a fait comprendre les différents effets de la colonialité sur nos corps ; bien que différemment, l’impact de la colonisation a aussi laissé des traces importantes sur les sociétés actuelles. Prenant comme point de départ l’exercice de prise de conscience de nos privilèges et des oppressions que nous avons déjà vécues, nous proposons une réflexion sur le corps comme un espace de lutte et de résistance. Il s’agira donc d’analyser la géo-corpo-politique6 En plus de la situation corporelle, la géo-corpo-politique implique la prise en compte d’une positionnalité géographique à la production de la connaissance. à la lumière des apports des théories décoloniales féministes latino-américaines. Cet essai est divisé en deux parties : d’une part, nous proposons une esquisse des origines théoriques de la pensée décoloniale latino-américaine et, d’autre part, nous explorons les apports des féministes décoloniales latino-américaines à l’entendement de la corpo-politique et nous réfléchissons sur les possibilités de résistance politique à partir de ces théories.
Modernité, constitution du sujet universel et la pensée de la « frontière » : l’apport décolonial
« La pensée latino-américaine n’existe pas » : plusieurs fois, nous nous sommes confrontées aux débats épistémologiques entourant la question de l’existence – ou non – d’un système de pensée propre à ce qui est aujourd’hui compris comme l’Amérique latine. Ces débats surgissent dans un monde scientifique marqué par la modernité politique : celle-ci s’est édifiée comme une organisation sociale et historique qui raconte l’histoire du monde à partir d’un macro-récit eurocentré fondé sur la figure d’un sujet universel (Mignolo et Tlostanova, 2009). Cette pensée rationnelle, binaire et dichotomique est organisée selon des catégories généralement fixes et difficiles à subvertir : corps/esprit, homme/femme, barbare/civilisé, par exemple (Walsh, 2013, p. 36 ; Quijano, 2000). La modernité politique s’est donc construite, selon le penseur Enrique Dussel, sur la conquête des Amériques : cette dernière qui, à travers l’imposition des catégories de race, de classe et de genre, a permis la domination de la vie quotidienne en s’imposant comme nouveau paradigme de compréhension du monde (2000, p. 48). L’égo-politique s’esquisse comme la création d’un savoir « dé-historicisé et dé-corporalisé7Toutes les sources et citations en espagnol et en portugais ont été traduites par les autrices. », cherchant à édifier un sujet neutre et universel dissocié de l’imbrication épistémique entre la race, le sexe, le genre et l’ethnie de l’individu qui produit de la connaissance (Restrepo et Rojas, 2010 ; Grosfoguel, 2006 ; Lugones, 2010). Ces savoirs non situés et le discours du sujet universel cachent les dynamiques d’exploitation, de domination et d’assujettissement qu’ils imposent lorsqu’ils nient ou effacent du métarécit les contributions des savoirs subalternes locaux.
La notion de colonialité se distingue alors du colonialisme, qui serait plutôt relié à la conquête territoriale sans nécessairement imposer une structure racisée de domination. Selon Restrepo et Rojas (2010), la colonialité correspond à un phénomène historique qui agit à travers la naturalisation des hiérarchies épistémiques, territoriales, culturelles et raciales. Cette configuration de pouvoir permet la reproduction des rapports de domination, l’exploitation d’un groupe par un autre, et la subordination et la négation des savoirs et des expériences des vies des groupes subalternes. Il s’agit également d’une intériorisation des structures de domination par les dominé-e-s qui vont finalement répéter et reproduire ces structures, comme argumenté par Fanon (2009). C’est dans ces termes que Quijano (1992) propose trois types de colonialités : la colonialité de l’être concerne le processus d’infériorisation des êtres humains ; la colonialité des savoirs correspond à la marginalisation des systèmes de connaissance ; et la colonialité du pouvoir désigne la hiérarchisation des groupes humains pour leur exploitation en vue de l’accumulation de capital.
Si la pensée moderne est basée sur une construction égo-politique de la connaissance, la pensée décoloniale, héritière de la théologie et la philosophie de la libération ainsi que des théories de la dépendance économique (Dussel, 1996 ; Boidin et Hurtado López, 2009), propose un changement épistémologique. Comme l’affirment Mignolo et Tlostanova (2009), elle surgit comme une réponse à la rhétorique moderne du discours universel et de l’infériorisation de l’autre, de même qu’à l’épistémologie impérialiste et territoriale qu’elle sous-tend. La perspective décoloniale ira donc remettre en cause le racisme épistémologique occidental qui ignore le sujet qui parle et le contexte géo-politique d’où celui-ci parle (Grosfoguel, 2010). La décolonialité, comme cadre théorique, cherche à « comprendre et questionner les processus historiques qui ont donné lieu, et qui se maintiennent toujours, à la colonialité comme logique de domination, d’exclusion, de hiérarchisation, d’imposition et de légitimation de certains sujets, pratiques et savoirs sur d’autres » (Díaz., 2010, p. 219). De cette façon, la décolonialité propose de penser de nouvelles catégories afin de concevoir le monde différemment, à partir d’un locus (position) qui ne découlerait pas de la pensée « moderne » eurocentrée (Restrepo et Rojas, 2010).
Ainsi, la proposition décoloniale vise une pensée à partir des marges ; c’est une géo-corpo-politique de la connaissance où la question centrale est la relation entre les épistémologies, les identités et la localisation géo-historique du sujet de l’énonciation (Mignolo et Tlostanova, 2009). Dans ce contexte, le projet politique décolonial est radical. Il va au-delà de la critique postcoloniale en proposant une déconstruction épistémique qui met en relief la pensée critique et la production issues des traditions intellectuelles non-occidentales. En effet, si la pensée postcoloniale emprunte ses bases épistémologiques à des auteurs comme Foucault et Derrida, la théorie décoloniale cherche à travailler à partir des localités et des savoirs endogènes ou marginalisés par la science moderne (Grosfoguel, 2010). Il s’agit d’une contre-position à l’histoire et à la vérité « uniques », à la pensée hégémonique uniformisante, au projet global impérialiste et à l’assimilation des corps racisés et infériorisés selon les critères établis par le référent – c’est-à-dire l’homme blanc, occidental et chrétien (Mignolo et Tlostanova, 2009).
Le tournant épistémologique proposé par la pensée décoloniale s’oriente vers la pluriversalité, en opposition à l’universalité, qu’elle définit comme son projet politique (Mignolo et Tlostanova, 2009). Cela signifie que « la décolonisation du savoir implique de prendre au sérieux les perspectives/cosmologies/intuitions à l’œuvre dans les pensées critiques du Sud, élaborées depuis/conjointement à/avec des espaces et des corps racialement/ethniquement/sexuellement subalternes » (Grosfoguel, 2010, p. 2). Le chemin vers la pluriversalité et la prise en compte de la géo-corpo-politique de la construction de la connaissance permettra la valorisation des savoirs marginaux et la coexistence de mondes divers. De cette manière, la connaissance ne sera pas produite à des fins d’accumulation des savoirs, mais elle sera aussi destinée à la libération et à la prise de conscience et de pouvoir des différents groupes sociaux, politiques, raciaux, ethniques, sexuels, etc. (Mignolo et Tlostanova, 2009). C’est dans ce contexte que les féministes décoloniales latino-américaines se sont penchées sur la colonialité du genre de la dialectique modernité/colonialité.
Féminismes décoloniaux latino-américains
« To survive in the Borderlands you must live sin fronteras, be a crossroads. »
-Gloria E. Anzaldúa
Comme précédemment argumenté, l’exercice de narration des récits de vie permet la mise en lumière de la colonialité du pouvoir : ainsi, la corporalité se dessine comme praxis politique du féminisme dans une perspective décoloniale. Cette section présente le corps comme un espace de résistance en abordant les possibilités de réflexion corpo-politique des féminismes décoloniaux latino-américains.
Plusieurs débats ont émergé durant les dernières décennies pour remettre en question le sujet du féminisme et établir un contre-discours à l’hégémonie nord-américaine et européenne (Lamoureux, 2016 ; Butler, 1990 ; Espinosa-Miñoso, 2003 ; Zirion et Idarraga, 2015). En effet, les féministes noires Lélia Gonzalez et Sueli Carneiro considèrent que l’impérialisme culturel a aussi laissé des traces sur le féminisme, de par la création d’une mémoire colonisatrice homogénéisante qui affecte la production intellectuelle (Cardoso, 2014). Il est possible d’affirmer que les personnes non-blanches sont exclues de cette production, ainsi que les pratiques et les savoirs millénaires des peuples non-blancs. Ce savoir hégémonique occidental rend invisibles les savoirs « autres » et « subalternes » : c’est une dé-corporalisation du savoir. Pour Sueli Carneiro, philosophe et féministe brésilienne, il s’agit d’un « épistémicide », comme c’est le cas dans le processus de « négation aux personnes noires de leur condition en tant que sujets de connaissance, dans les outils pédagogiques et dans les relations sociales scolaires au quotidien, pour délégitimer les savoirs des Noir-e-s d’eux-mêmes et du monde » (2005, p. 324). C’est cette idée développée par Fanon (2009) sur la difficulté pour les hommes – et, ajoutons, encore plus pour les femmes – de couleur d’élaborer son propre schéma corporel qui s’impose comme une activité construite dans l’incertitude et la négation. Ces processus de colonisation du savoir, qui par extension produisent une « identité négative de l’autre » (Carneiro, 2005, p. 324), ont contribué à la conformation d’un féminisme hégémonique qui a établi les paramètres définissant le sujet du féminisme.
La théorie féministe décoloniale en Amérique latine surgit à partir d’un refus du métarécit qui a non seulement exclu les populations de son territoire, de la production du savoir et des manières d’être et de vivre le corps, mais a aussi contribué systématiquement à la marginalisation des femmes. De fait, le « border thinking » émerge justement des réponses anti-impériales face à la domination épistémologique qui assume « its geohistorical and body-social configurations as superior and the models to be followed » (Mignolo et Tlostanova, 2006, p. 208). Pour Walsh (2007), le féminisme décolonial latino-américain permet une « pluriversalité épistémique », tandis que pour Espinosa-Miñoso (2014, p. 7), il s’agit d’un « pari épistémique ». Quoi qu’il en soit, le féminisme ne peut pas continuer à réaffirmer la violence épistémique issue de la modernité qui perpétue la colonisation de l’être, du corps. Cette pluriversalité épistémique n’est possible que par le pivot de la géographie de la raison vers la géo-corpo-politique (Mignolo et Tlostanova, 2006, p. 210). De cette manière, la transmutation du langage fait partie intégrante du projet décolonial : pour l’autrice afro-brésilienne Lélia Gonzalez, « l’Améfricanité » devient donc une proposition de subversion triple entre le racisme, le colonialisme et l’impérialisme, voulant ainsi surmonter les limitations de caractère territorial, linguistique et idéologique (Gonzalez, 1988a, 1988b ; Cardoso, 2014). Pour Espinosa-Miñoso, il est question de repenser l’utilisation même du mot féminisme : « habiter le féminisme aujourd’hui […] c’est habiter la contradiction » (Miranda M., Orcasita B. et Anctil A., 2017, p. 6), puisque le regard décolonial contient une nécessaire critique du féminisme – de là l’apparente contradiction pour l’autrice de l’expression « féminisme décolonial ».
Les féminismes décoloniaux latino-américains cherchent à réfléchir sur la dissension « qui lutte contre le consensus du patriarcat » comme l’argumente Dussel (2015), mais surtout aux conséquences de la colonisation sur les structures genrées, ce que Lugones appelle la colonialité du genre (2008 ; 2010). Il s’agit de déconstruire les présupposés universels du féminisme et de proposer des pistes de dissension à partir de pédagogies féministes décoloniales telles qu’avancées par Espinosa-Miñoso, Gómez & Ochoa Muñoz, c’est-à-dire des pratiques politiques pensées à partir des luttes qui demandent une relocalisation des sujets communautaires et de leurs expériences corporelles, sexuelles et racisées. Dans la même veine, les autrices argumentent qu’il s’agit d’un projet pédagogique thérapeutique dans le sens où le féminisme décolonial implique « un acte de re-connaissance de la multiplicité des oppressions qui nous traversent et la matrice de privilège-subalternité dans laquelle nos vies se déroulent ». C’est la re-signification de l’être en-dehors des cadres d’interprétation de la modernité/colonialité (Espinosa-Miñoso, Gómez & Ochoa Muñoz, 2013, p. 414-416).
La colonialité du genre proposée par Lugones (2008 ; 2010) constitue alors un concept central des féminismes décoloniaux pour répondre aux brèches théoriques de Quijano en regard des relations genrées dans sa conceptualisation de la colonialité de l’être, pouvoir et savoir. Comme Cardoso (2014, p. 970) le souligne, Lélia Gonzalez a aussi théorisé la colonialité du genre sans nécessairement la nommer ainsi : il s’agit, autant pour Lugones que pour Gonzalez, de penser les impacts genrés de la colonisation des Amériques. Pour Brenny Mendoza, « ignorer l’historicité et la colonialité du genre rend aussi aveugles les femmes blanches de l’Occident » et sous-tend donc une difficulté à reconnaître « leur propre complicité dans les processus de colonisation et de la domination capitaliste » (cité dans Cardoso, 2014, p. 982).
Selon Lugones, la modernité politique a contribué à instaurer cette colonialité du genre à partir de l’organisation ontologique du monde selon des « catégories séparables » où la femme non-blanche excède la « logique catégorielle ». Le monde s’est plutôt organisé selon une hiérarchie dichotomique entre les humains et les non-humains, imposant une norme catégorielle blanche et eurocentrée (2008, p. 742-743). Dans cette logique, les corps sont hiérarchisés et certains deviennent non-visibles : elle souligne « the importance of the gender system in disintegrating communal relations, egalitarian relations, ritual thinking, collective decision making, collective authority, and economics » (2008, p. 12). Pour défier la colonialité du genre, Lugones (2008) argumente en faveur d’une reconceptualisation de l’intersectionnalité afin d’outrepasser la séparabilité des catégories. Il s’agit de subvertir la compréhension moderne du corps en réclamant les narrations « autres ».
Dans ce contexte, le corps devient une force politique qui permet aux « subalternes » de créer des contre-narrations face à l’intersection du racisme et du sexisme : elles sont protagonistes de leurs luttes et se construisent comme sujets de leur propre histoire (Cardoso, 2014). Selon Espinosa-Miñoso, le but devient la création d’épistémologies et de politiques féministes antiracistes décoloniales (Miranda M., Orcarsita B. et Anctil A., 2017). Le lieu du politique est ainsi resitué corporellement et les résistances sont repensées à partir de ce que Lugones (2010) appelle « l’infra-politique ». Grâce à l’héritage de Fanon, il devient possible de penser le corps comme possibilité « d’ouverture d’un corps à un autre corps » (Cajigas-Rotundo, 2012). Pour Lugones (2010), cette résistance est nécessairement en-dehors des cadres traditionnels d’action politique : elle est populaire, incarnée et collective. La décolonialité passe donc obligatoirement par une praxis. Selon l’autrice, la résistance infra-politique s’instaure comme une possibilité et non comme une fin en soi ; elle est la « tension between subjectification (the forming/informing of the subject) and active subjectivity, that minimal sense of agency required for the oppressing resisting relation being an active one, without appeal to the maximal sense of agency of the modern subject » (Lugones, 2010, p. 746). La corpo-politique suggère la possibilité de nous penser autrement qu’à travers le prisme et les normes du dominant ou de la dominante. Cette condition nous permet de penser les « relations de pouvoir à l’échelle corporelle » qui « s’incarnent dans des corps concrets » (Restrepo et Rojas, 2010, p. 140). C’est un registre politique qui défie le lieu même du public.
Comme le suggère Gargallo Celentani (2014), il s’avère intéressant de penser et de vivre les féminismes à partir des expériences corporelles et émotionnelles quotidiennes et locales, puisque ces dernières nourrissent des apports communautaires et apprennent des résistances politico-corporelles construites à travers les années. Les féminismes décoloniaux invitent à travailler à partir de l’intersubjectivité et du corps afin de questionner les cadres hégémoniques qui ont guidé le mouvement jusqu’à présent. Selon Espinosa-Miñoso, Gómez et Ochoa Muñoz, « le corps, les subjectivités et les émotions sont des aspects centraux pour repenser les processus organisationnels, les expériences de vie et l’action politique » (2013, p. 417). Ultimement, il s’agit de désapprendre les référents épistémiques hégémoniques de ce qu’est un corps et de la signification du politique pour finalement les utiliser comme un espace de lutte et de résistance.
Considérations finales
« Déjà, mon corps n’est plus celui d’avant. »
-Yuderkys Espinosa-Miñoso (Barroso Tristan, 2016)
En partant de nos récits de vie, nous avons interrogé les conditions qui contribuent à la perpétuation d’une construction dé-localisée et dé-corporalisée des sujets politiques dans le féminisme. À partir d’une critique décoloniale de la pensée hégémonique, le présent essai visait à réfléchir sur le corps comme espace de lutte et de résistance en analysant la géo-corpo-politique à partir des apports des féministes des marges.
Notre finalité était de montrer les liens entre les expériences personnelles, le vécu de la différence coloniale et l’action politique quotidienne. Selon cette perspective, la proposition de décoloniser les savoirs et les actions féministes passe par la prise de conscience des dynamiques coloniales qui influencent nos vies encore aujourd’hui, d’où notre insistance sur la nécessité de décoloniser nos corps, nos propres récits. La corpo-politique se dessine donc comme une stratégie de résistance politique féministe qui pose les questions qui n’ont toujours pas été posées.
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