Espaces, corps et genres
La lutte des corps, pleinement
Texte : Sarah Stewart
Illustrations : Florence Rivest
Le corps serait un média sur lequel il faut lire un message, celui d’une résistance à l’oppression dont les femmes de toutes formes sont victimes.
Laurence Godin, Anorexie, boulimie et société : penser des corps qui dérangent, 2016
* Lorsque j’utilise le mot femme dans le présent texte, je parle de toute personne s’identifiant comme femme.
* Lorsque j’emploie le terme féminisme dans le présent texte, je parle d’un espace politique où des féministes de différents milieux et horizons se rencontrent et où elles peuvent dialoguer afin de toujours se remettre en question.
Body-friendly, hors norme, égalité des corps, plus size, tailles inclusives. Ce sont des mots qu’on entend, qu’on voit passer et qui raisonnent de plus en plus. De nombreuses femmes se questionnent sur les moules dans lesquels nous devons insérer nos corps, sur ces vêtements qui nous jugent et qui nous disent que nous ne sommes pas conformes à leurs standards. Pourquoi sommes-nous définies par la taille de nos vêtements?
Je sens un vent qui se lève et qui prend une nouvelle direction. Ce sont des femmes qui soufflent fort et qui veulent faire bouger les choses. Elles ont déterminé que c’en était assez de vouloir modifier nos corps à nous en rendre malade et que ce sont plutôt aux normes, aux moules et aux standards de changer. Ce ne sont pas nos plis ou nos coutures qui doivent être modifiés. Voilà pourquoi les femmes s’attaquent à ces vêtements qui nous font violence depuis trop longtemps. Devant toute forme de violence, les femmes développent des stratégies de résistance. Certaines boycottent l’industrie et d’autres réinventent les règles du jeu. Je pense que nous assistons à la naissance d’une nouvelle approche militante, où les femmes prennent le contrôle de ces boutons, tissus et étiquettes qui nous blessent depuis trop longtemps.
Un exemple concret de cette mobilisation : Lachapelle atelier qui a lancé sa première collection de vêtements l’année dernière. Cette entreprise montréalaise souhaite « repense[r] et réinvente[r], nous propose[r] un produit nouveau, local, éthique, stylé, mais surtout un lieu chaleureux sans jugement » (Lachapelle atelier, s.d.). La marque se veut plus qu’une compagnie de vêtements et participe à un mouvement permettant aux femmes marginalisées en raison de leur apparence de s’aimer plus librement. Viviane Lachapelle, fondatrice de Lachapelle atelier, profite de sa visibilité sur les réseaux sociaux pour faire de l’éducation populaire sur la grossophobie et mettre de l’avant les initiatives militantes des femmes qui se joignent à cette lutte.
Il est important de parler des femmes lorsqu’il est question d’image corporelle. Je ne nie pas que certains hommes vivent avec des troubles alimentaires ou des problèmes d’estime de soi, ni que les hommes aient leurs propres standards ou normes auxquels ils doivent adhérer. Cependant, il faut parler des femmes dans les sociétés patriarcales parce que leurs corps sont à la fois objets de désir avec des normes à remplir, outils de colonisation et victimes de violence psychologique, physique et sexuelle. Les corps des femmes sont utilisés afin de les garder victimes de l’oppression exercée par le système dominant. Les corps des femmes sont beaucoup plus que des corps : ils sont politiques et sociaux. Pour nous libérer de cette oppression, de cette violence et de cette incompréhension de nos corps, nous avons besoin d’une lutte inclusive. Nous avons besoin des féminismes.
Je crois que nous avons le pouvoir de changer les structures commerciales, les normes de beauté et la perception de nos corps. Je n’ai pas envie d’une expérience partielle de mon corps, limitée par les attentes de la société envers les femmes. Mais c’est tellement difficile, seule devant un miroir, de mener sa petite bataille personnelle.
C’est en nous unissant que nous gagnerons la bataille. Ensemble, nous pourrons reprendre le contrôle de nos corps et apprendre à les aimer dans toute leur diversité. Il faut changer les structures et les mentalités. La lutte pour la diversité corporelle vise à déconstruire l’idée de la beauté normalisante des corps et à nous redonner le contrôle de ceux-ci. Ce combat nous mènera à une libération des attentes et des violences infligées par les autres et par nous-mêmes.
À travers cette stratégie de résistance collective, les opinions ne sont pas nécessairement harmonieuses et homogènes. Certaines voix détonnent et critiquent cette forme de militantisme qui s’exprime par une réappropriation de la production vestimentaire, sous prétexte que les personnes impliquées en retirent un profit. On reproche aux femmes entrepreneures d’accumuler du capital économique sur le dos du mouvement, et d’ainsi le rendre invalide. Viviane Lachapelle, a accepté de nous partager son expérience quant aux commentaires formulés à son égard à la suite du lancement de sa première collection :
D’emblée, je n’ai pas senti d’ouverture et de place à la discussion, dans un endroit [la communauté body positive] où je croyais pouvoir trouver du réconfort. Je suis une femme grosse, je pèse le double de ma mère, de toutes les femmes qui m’entourent et sûrement beaucoup d’hommes aussi. C’est un struggle que je mène, à ma manière, depuis 28 ans. Ce que j’ai trouvé difficile, c’est de ne pas me sentir acceptée dans une communauté dans laquelle je m’identifie. Être plus grosse que toutes les femmes de ma vie, mais pas assez pour faire partie du mouvement. J’ai reçu cet accueil de façon très violente, plus que tous les regards et tous les commentaires que j’ai reçus sur mon poids dans ma vie.
Les critiques mentionnaient [que ma marque n’était pas] absolument inclusive, considérant que ma collection se termine à 24. Ce qui est vrai. […] [L]es dessous de la mode locale ainsi que mon budget de startup m’ont obligée à prendre des décisions que je n’ai jamais cachées à personne. La réalité, c’est que je ne suis pas inclusive pour les femmes minces non plus, mais ça, on ne le mentionne pas. […] [L]es options sont plus nombreuses pour les femmes plus minces, ce qui peut expliquer beaucoup de frustrations absolument valides; je les comprends, je les vis aussi. […] [J]e comprends leurs réactions et leurs points de vue, mais je n’étais pas équipée à les recevoir de cette façon-là.
Au-delà de ça, même si ce n’était pas ma marque, mon combat, mon bébé, j’aurais trouvé cette façon de nommer des choses par des femmes, concernant une startup locale menée à bout de bras par une femme, complètement décevante. C’est souvent en m’intéressant à leurs projets que je suis tombée sur des critiques de mon entreprise par les réseaux sociaux ou autres plateformes, jamais dans ma boîte de courriels. [Mon but] n’est pas de plaire à tout le monde, mais ces femmes-là m’inspirent dans ma bataille à moi et je veux leur plaire à quelque part. Mais là, j’ai peur de les décevoir et je marche sur des œufs. J’essaie malgré tout de mieux sculpter mes idées et mon projet afin de rendre le plus de personnes heureuses. (Lachapelle, 2020)
Le témoignage de Viviane Lachapelle démontre la complexité des initiatives au sein du mouvement militant anti-grossophobie. Je propose donc de voir ce mouvement davantage comme une plate-forme, un espace où nous pouvons toutes dialoguer et faire valoir nos idées et nos besoins. Nous prenons notre place, nous bougeons les choses et nous faisons du bruit. Nous sommes enfin visibles, on parle enfin de nous. Certes, les critiques constructives et les rétroactions sont nécessaires afin de permettre au mouvement de progresser, mais elles doivent se faire dans le respect et la non-violence. Nous avons été socialisées à nous montrer dures et sévères envers les femmes, à nous rabaisser et même à entrer en compétition les unes avec les autres. Il est facile de se critiquer entre femmes, puisque c’est ce qu’on nous apprend à faire. On nous apprend à chercher l’approbation des hommes lorsque nous prenons la parole, à attirer leur regard et, surtout, à leur plaire. On nous divise pour nous dominer. On essaie de nous séparer parce qu’ensemble, il y a longtemps que nous aurions gagné la guerre.
Je suggère que nous les femmes embarquions dans la vague, que nous montions à bord et que nous contribuions d’une quelconque manière au mouvement de la diversité corporelle afin que notre navire arrive à bon port. Les idées, les dialogues et les échanges y sont privilégiés pour assurer un beau voyage. Il faudra donner une place à l’innovation ainsi qu’à la création d’idées nouvelles, et encourager toutes les actions collectives que les femmes mettent sur pied avant de les étouffer de critiques. Tous les corps sont valides peu importe leur forme. Le chemin vers l’égalité des corps dans leur diversité est encore long et ne sera pas sans embûches, mais au moins, nous agissons. Nous sommes créatives, fortes, brillantes; différentes. Chaque corps est unique et c’est par la mise en valeur de cette unicité que nous pourrons avancer.
Merci à ma douce Viviane Lachapelle, une femme qui souffle très fort avec Lachapelle atelier.
Notes biographiques
Sarah Stewart est présentement à la maîtrise en travail social avec une concentration en études féministes à l’Université du Québec à Montréal. Elle s’intéresse à la décolonisation de la recherche et des savoirs, à la tradition orale comme espace de résistance et de réaffirmation culturelle ainsi qu’à la participation radicale du chercheur en contexte de recherche avec les communautés autochtones. Elle est auxiliaire d’enseignement à l’UQAM une partie de l’année et pour le reste elle est en nature au fond des bois, près d’une rivière, et ce d’aussi loin qu’elle se souvienne.
Florence Rivest est illustratrice et artiste de profession, amoureuse du grand air temps plein. Son travail puise directement dans le territoire et les espaces naturels qu’elle visite pour s’ancrer. Depuis 2020, elle anime des ateliers et expéditions d’art en plein air où l’objectif non-dissimulé est le plaisir de prendre le temps. www.florencerivest.com
Bibliographie
Godin, Laurence. 2016. Anorexie, boulimie et société : penser des corps qui dérangent. Québec : Presses de l’Université du Québec, p. 150.
Lachapelle atelier. [s.d.]. Lachapelle. Récupéré de www.lachapelleatelier.ca
Lachapelle, Viviane. 2020 (17 septembre). Courriel.