La police contre les femmes : pistes de réflexion sur une violence machiste
De quelle violence est-il question quand elle émane de la police?
Les dernières années ont connu leur lot de brutalités policières, que ce soit au Québec et au Canada – notamment en ce qui concerne la forte répression du mouvement étudiant et les révélations entourant les violences policières contre les femmes autochtones –, aux États-Unis – avec les nombreux cas d’abus et d’homicides policiers commis envers les afrodescendants comme Micheal Brown (2014) et Eric Garner (2014) – et ailleurs dans le monde dont au Brésil, où la violence policière dirigée contre les personnes racisées est aussi au cœur d’un débat national sur la démilitarisation de la police. Évidemment, il ne s’agit là que de quelques exemples épars d’une problématique – la violence policière – très complexe et parfois diffuse, car il est souvent difficile de savoir s’il faut dénoncer certains individus au sein du corps policier ou l’institution entière.
Pourtant, comme le pointent de nombreuses analyses sur la violence policière, parler de celle-ci en termes de « bavures » ou encore d’actes commis par quelques pommes pourries empêche de saisir les éléments qui structurent l’institution policière1Fabien Jobard, Bavures policières? La force publique et ses usages, Paris: La découverte, 2002; Carol Tator, Racial Profiling in Canada : Challenging the Myth of « a Few Bad Apples », Toronto: University of Toronto Press, 2008.. Alors que certains-es auteurs-es considèrent que les violences policières menées contre certains groupes relèvent d’abord d’une « culture » policière ou d’une « sous-culture » [subculture]2 Janet Chan, « Racial Profiling and Police Subculture », Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice 53, no. 1, 2011; Vic Satzewich et William Shaffir, « Racism versus Professionalism: Claims and Counter-claims about Racial Profiling », Canadian Journal of Criminology and Criminal Justice 51, no. 2, 2009, pp. 75-78., d’autres – sans nier l’idée qu’il existe une certaine culture au sein des corps policiers — y voient un élément intrinsèque et structurel de l’institution policière. De ces derniers-ères3Ici, nous devons absolument suggérer deux œuvres récentes sur la violence policière qui pourraient intéresser le-a lecteur-rice. Au Canada, nous suggérons : Lesley J. Wood, Mater la meute: la militarisation de la gestion policière des manifestations, Montréal : Lux Éditeur, 2015. Nous suggérons aussi celui-ci sur la situation en France, notamment sur la violence policière dans les banlieues parisiennes : Mathieu Rigouste, La domination policière: une violence industrielle, Paris : La fabrique, 2012., on compte la Canadienne Elizabeth Comack qui défend l’idée que la police reproduit l’ordre social, c’est-à-dire les hiérarchies de race, de genre et de classe4Elizabeth Comack, Racialized Policing: Aboriginal Peuple’s Encounters with the Police, Black Point: Fernwood publishing, 2012, pp. 15-19.. En effet, selon elle, les interventions policières s’inscrivent dans un processus de « racialisation » qu’elle définit comme une production de la différence et la construction de catégories raciales, des identités et des significations5Ibid., p. 17.. C’est aussi ce que défendent certains groupes, comme Incite! Women of Color Against Violence6INCITE! Women of Color Against Violence, « Law Enforcement Violence Against Women of Color & Trans People of Color: A Critical Intersection of Gender Violence & State Violence », éd. INCITE! Women of Color Against Violence Redmond: INCITE!, s.d. aux États-Unis, qui affirme que la brutalité policière et les autres formes d’applications violentes de la loi servent souvent d’outils pour policer et renforcer les conformités de genre et sexuelle en même temps que les relations de pouvoir basées sur la race, la classe, les capacités et le statut.
Une violence trop souvent passée sous silence
Ce qui est particulièrement intéressant de ces deux dernières conceptualisations de la violence policière, c’est qu’elles intègrent de nombreux aspects, dont celui des rapports sociaux de sexe. Il est important de le mettre en évidence, car cet aspect de la violence policière est particulièrement peu traité dans la littérature sur le sujet, voire invisibilisé. Pourtant, nous savons que l’institution policière n’échappe pas aux rapports sociaux de sexe et qu’elle participe à ses dynamiques, que ce soit entre policiers et policières7Voir: Line Beauchesne, Être policière : une profession masculine, Nouv. éd. rev. et augm. éd., Montréal : Bayard, 2009; Geneviève Pruvost, « Anatomie politique, professionnelle et médiatique des femmes dans la police », Cahiers du genre 42, no. 1, 2007, pp. 43-60., lors d’intervention auprès de femmes vivant de la violence conjugale8Voir: Susan S. M. Edwards, Policing ‘Domestic’ Violence Women, the Law and the State, London: Sage, 1989; Richard B. Felson et Scott L. Feld, « When a Man Hits a Woman: Moral Evaluations and Reporting Violence to the Police », Aggressive Behavior 35, no. 6, 2009. ou dans leurs interactions avec les femmes dans le milieu de la prostitution9Voir: Gwénaëlle Mainsant, « Contrôle policier et définitions de la prostitution », Ethnologie française 43, no. 3, 2013, pp. 485-493., pour ne donner que ces quelques exemples. Il est toutefois évident que les violences envers les femmes, qu’elles soient commises par la police ou par d’autres, sont généralement moins visibles, notamment parce qu’elles souvent perpétuées dans « l’espace privé », mais non moins nombreuses10Marylène Lieber, Genre, violences et espaces publics : La vulnérabilité des femmes en question, Paris: Presses de SciencesPo, 2008.. D’ailleurs, les révélations faites récemment au sujet des agressions systématiques commises par des policiers de la Sureté du Québec contre les femmes autochtones de Val d’Or démontrent bien ce point11Josée Dupuis, « Abus de la SQ: les femmes brisent le silence », dans Enquête, éd. Emmanuel Marchand Montréal: Radio-Canada, 2015. : même si les violences policières (pour ne nommer que celles-là) contre les femmes autochtones se déroulent depuis longtemps – très longtemps —, elles ont largement été ignorées du grand public jusqu’à très récemment, et encore…
Mais la violence policière envers les femmes est aussi un enjeu très important pour de nombreuses militantes impliquées au sein de mouvements sociaux plus radicaux souvent visés par la répression policière. Dans cette optique, le Collectif Opposé à la Brutalité Policière a publié en 2010 un fascicule sur la violence policière contre les femmes12Francis Dupuis-Déri, La violence des policiers contre les femmes, Montréal: Collectif opposé à la brutalité policière, 2010. où l’auteur, entre autres choses, reconnaît que les femmes participant à des manifestations subissent souvent une double répression, c’est-à-dire une répression politique (pour la participation à une manifestation d’un groupe radical, par exemple) et une répression misogyne (propos sexistes, fouilles abusives, humiliations, allusions sexuelles, etc.)13Ibid., pp. 41-43.. Par ailleurs, Les sorcières, dans un zine paru au Québec récemment14Les sorcières, « Contre-attaques féministes contre ta matraque: recueil de témoignages féministes sur la brutalité policière », Montréal, 2016., abordent elles aussi la violence de la police contre les femmes, et notamment contre les femmes dans les manifestations. À ce sujet, elles écrivent en introduction que « les abus des forces de l’ordre prennent souvent la forme de la violence à caractère sexuel. Que ce soit par les mots, les gestes concrets voire même le sous-entendu, il s’agit d’une crainte que nous avons pu vivre et observer à de nombreuses reprises. »15Ibid., p. 1.
En somme, la violence policière s’inscrit directement dans les dynamiques sociales et ne leur échappe pas. Toutefois, ce qui est particulièrement alarmant avec la violence policière, c’est qu’il s’agit d’une violence légitime construite et avalisée par l’État16Nous faisons ici évidemment référence au concept de monopole de la violence légitime développée par Weber: Max Weber, « Politics as a Vocation », dans From Max Weber: Essays in Sociology, sous la dir. de H. H. Gerth et C. Wright Mills New York/Oxford : Oxford University Press, 1946. Mais aussi, nous nous référons à Tilly, qui comprend la police comme l’élément qui a permis à l’État de vaincre ses compétiteurs internes: Charles Tilly, « La guerre et la construction de l’État en tant que crime organisé », Politix 13, no. 49, 2000, pp. 97-117.. Ainsi, pour Walter Benjamin, la police représente « la plus grande dégénérescence concevable de la violence » parce qu’elle doit autant appliquer le droit (violence conservatrice du droit) que le créer (violence fondatrice de droit)17Walter Benjamin, Critique de la violence, Paris: Payot et Rivages, 2012 [1921], p. 76.. En d’autres termes, bien que la violence policière soit employée « à des fins légales », elle a aussi le pouvoir « d’étendre cette violence dans de larges limites »18Ibid., p. 74., d’où les abus dont nous sommes parfois témoins. Nous considérons donc que la violence policière est avant tout la concrétisation de la violence des rapports sociaux, une violence qui dépasse les limites légales et vise la conservation des hiérarchies sociales.
La police au service de la division sexuelle du travail
Ces nombreux exemples nous fournissent un socle solide pour montrer que, malgré l’invisibilité de ces cas, la police participe bel et bien à la reproduction des rapports sociaux de sexe, et ce de façon imbriquée à la reproduction des rapports sociaux de race (dont les violences envers les femmes autochtones en sont une manifestation incontestable) et des rapports sociaux de classe, pour ne nommer que ceux-là. En exerçant une violence particulière contre les femmes, la police participe à la construction de la division sexuelle du travail – que Danièle Kergoat définit comme : « l’assignation prioritaire des hommes à la sphère productive et des femmes à la sphère reproductive ainsi que, simultanément, la captation par les hommes des fonctions à forte valeur sociale ajoutée »19Danièle Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », dans Dictionnaire critique du féminisme, sous la dir. de Helena Hirata, et al. Paris: Presses universitaires de France, 2000, p. 36. — et au renforcement de celle-ci. Notamment, nous croyons que ce processus passe souvent par la sexualisation des personnes auprès desquelles la police intervient et par la répression spécifique de la violence – parfois potentielle — des femmes.
Pour soutenir cette thèse, nous nous inspirons du concept de déshumanisation sexualisée tel qu’utilisé par Naïma Hamrouni pour comprendre la violence policière comme une violence sexualisée et racialisée20Naïma Hamrouni, « Malreconnaissance, déni des droits, déshumanisation: en quels termes penser l’injustice faite aux femmes racisées? », dans Le sujet du féminisme est-il blanc? Femmes racisées et recherche féministe, sous la dir. de Naïma Hamrouni et Chantal Maillé, Montréal: Les éditions du remue-ménage, 2015.. D’un côté, la sexualisation comprend essentiellement trois aspects : une manière d’agir sexualisée (en commettant des agressions sexuelles, en arrachant les vêtements ou par le harcèlement, par exemple); un déni de la faculté d’agent rationnel et la victimisation (processus qui passe par la stigmatisation des femmes auprès desquelles la police intervient, par exemple); et finalement, une délégitimation de la parole (par le discrédit ou la minorisation, par exemple)21Ibid., p. 125..
De l’autre côté, la déshumanisation se réfère quant à elle à l’injustice raciale qui comprend : le fait d’entretenir une vision sociale qui perçoit les personnes comme inférieures et non autonomes; le traitement violent des personnes dans l’optique de leur rappeler leur statut de second ordre et de les retirer de toute communauté morale; la discréditation de leur expérience et de leur voix22Ibid., p. 123.. Comme Hamrouni le fait judicieusement remarquer, alors qu’on aurait tendance à appliquer ces outils conceptuels de façon séparée, il faut plutôt les voir comme enchevêtrés, et principalement en ce qui concerne les injustices vécues par les femmes racisées dans le système pénal et aux mains de la police23 Ibid., pp. 123-124.. Cela nous rappelle que même si les violences policières envers les femmes sont sexualisées, elles sont aussi marquées par d’autres rapports sociaux qui affectent aussi les femmes, dont les rapports sociaux de race et de classe.
Nous pouvons aussi concevoir la violence policière en fonction de la répression particulière et complexe qu’elle exerce contre la violence des femmes. Suivant les « enjeux politiques et épistémologiques » exposés par Coline Cardi et Geneviève Pruvost24Coline Cardi et Geneviève Pruvost, « Introduction générale. Penser la violence des femmes: enjeux politiques et épistémologiques », dans Penser la violence des femmes, sous la dir. de Coline Cardi et Geneviève Pruvost Paris: La découverte, 2012. pour penser la violence des femmes, nous aimerions avancer que la violence policière est sexualisée parce qu’elle tente de composer avec une violence qui sort des cadres idéologiques de la police, qui la disqualifie et qui la craint. Les deux auteures expliquent que « la violence des femmes peut tout d’abord faire l’objet d’un « non-récit », autrement dit d’un déni qui refoule l’événement en le plaçant « hors-cadre » »25Ibid., p. 17.. Cette opération peut prendre de nombreuses formes, mais essentiellement, elle consiste à nier que les femmes ont historiquement été des actrices violentes et à associer cette violence à une furie passagère. Dans la configuration actuelle des rapports sociaux, les femmes sont avant tout considérées comme des victimes de la violence plutôt que des instigatrices de celle-ci. Ainsi, en cas d’intervention policière contre une femme qui utilise la violence – ou qui simplement résiste à la violence des policiers — les femmes se voient dépossédées de leur statut de sujet politique26Ibid., pp. 25-26.. Suivant ce cadre d’analyse, nous pourrions affirmer que la violence policière envers les femmes est souvent empreinte de paternalisme parce que la violence des femmes est considérée comme rare, moins grave, périphérique, voire insignifiante27Ibid., p. 24..
Mais quand il est impossible de requalifier la violence des femmes ou encore de l’ignorer, elle apparaît alors comme une violence irraisonnée, même hystérique, relevant d’une nature déréglée28Ibid., p. 30.. Dans cette perspective, lorsque la violence des femmes s’exprime, il y a une nécessité de la dompter (de manière violente) et/ou de la soigner29Ibid., p. 28.. La police devient ainsi la force qui dompte la violence des femmes : par la répression directe et physique – ce qui inclut tout abus dirigé spécifiquement contre les femmes comme la violence sexuelle —, par la violence verbale – qui demande souvent spécifiquement à ce que la femme entre dans le rang (Retourne faire la vaisselle! Occupe-toi dont de tes enfants au lieu de…), ou encore par la violence psychiatrique — une femme violente peut alors être suivie, traitée, enfermée. Il peut cependant aussi arriver que la violence féminine soit interprétée comme subordonnée à la violence des hommes, et donc que l’on considère que non seulement cette violence est passagère, mais est aussi dénuée de toute valeur politique30Ibid., p. 36.. Pourtant, la violence des femmes peut tout à fait être politique, car elle peut être une source d’empowerment pour celles-ci. Elle peut aussi représenter une façon de renverser – durablement ou pour quelques instants – les rapports de pouvoir qui construisent les catégories de sexe et qui maintiennent les femmes dans le rôle de victime31Ibid., p. 38.. Dans cette optique, la violence des femmes peut aussi être perçue comme une prise de pouvoir qui va à l’encontre de l’ordre sexuel (division sexuelle du travail) qui a cours dans la société de façon imbriquée aux ordres de race, de classe, entre autres. Il n’est pas étonnant, en ce sens, que la police, en tant que protectrice du statu quo social, la craigne et utilise des moyens sexualisés (principalement par la mise hors-cadre et la requalification) pour remettre les femmes à leur place dans la division sexuelle du travail.
Interventions policières contre les femmes en manifestation
Il est possible d’observer ces comportements dans de nombreuses circonstances. Mais dans la section qui suit, nous nous plongerons dans le récit d’une jeune femme qui a subi la violente répression policière du Service de police de la ville de Montréal (SPVM) lors d’une des nombreuses manifestations de soir ayant eu cours au printemps 2015 à Montréal. Dans son récit de cette soirée, plusieurs éléments ressortent quant à la façon dont la police s’y prend effectivement pour victimiser les femmes auprès desquelles elle intervient, comment elle réagit face à la résistance des femmes et comment elle perçoit cette dernière. Évidemment, il ne s’agit que d’un récit parmi tant d’autres de femmes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront encore la violence policière. Il ne s’agit pas ici de faire de cet exemple un exemple modèle, mais plutôt d’exposer, par la force des mots qui proviennent de cette jeune femme, comment les policiers s’y prennent – dans ce cas précis — pour « remettre les femmes à leur place ».
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La narratrice de notre histoire descend donc dans la rue un certain soir du printemps 2015. Il s’agit d’une des nombreuses manifestations qui ont eu lieu dans le cadre de la grève anti-austérité menée par les étudiants-es des universités et cégeps du Québec. Comme à l’habitude, la présence policière y est imposante, voire exagérée. Des rangs de policiers suivent la manifestation sur les côtés et dans les alentours. À un certain moment pendant la manifestation, l’étau policier se resserre et ils attaquent – principalement à la matraque – les manifestants-es. Notre narratrice est sérieusement frappée à la cuisse. Une plaie se forme et elle saigne. Elle remarque que d’autres manifestants-es ne s’en sortent pas « si facilement » et ils et elles sont littéralement rués-es de coups. La colère bouillonne en elle. Elle pousse un policier. C’est alors que des policiers la maîtrisent. Elle ne peut plus bouger, malgré le fait qu’elle leur crie des injures. Ils la plaquent sur le sol; l’arrêtent; et la font attendre des heures dans une voiture de patrouille, puis dans un « panier à salade » où elle reste seule et où il n’y a aucun chauffage et aucune toilette. Elle sera relâchée beaucoup plus tard, près d’un métro – alors qu’elle saigne toujours beaucoup – avec une promesse des policiers qu’elle recevrait des nouvelles du service de police très bientôt, concernant son « arrestation ».
À première vue, cette histoire de violence policière – parmi tant d’autres — ne semble pas révéler quoi que ce soit de spécial. Une jeune femme se trouve dans une manifestation déclarée illégale par la police. Elle est brutalisée et arrêtée. Elle est prise dans des démarches judiciaires pour au moins un an, si elle est chanceuse. Mais son récit révèle plus. Cette expérience l’amène à comprendre le positionnement des policiers, au-delà du simple binôme manifestants/policiers.
C’est des agresseurs. Parce qu’avant même que tout ça se passe, c’est quand je les ai vu frapper sur un gars dans la manif… déjà là j’avais perdu de vue que ça, c’est les autorités : la police, l’espèce d’agent de la paix qui est supposée être là pour s’assurer du bien-être et tout ça… pis c’est pour ça que je suis restée là dans l’optique que moi je ne pensais pas qu’ils étaient une menace nécessairement, j’étais juste « qu’est-ce qui se passe? »[…] Je fais des cours, même si je le sais que c’est ça, je me disais « qu’est-ce qui se passe? C’est pas normal qu’il y ait six personnes qui frappent sur quelqu’un. » Je suis restée là et là je me suis fait frapper par un policier.
C’est d’ailleurs ce qui surprend les agents de police. Selon son interprétation, la police ne comprend pas qu’elle réponde à leur violence – même s’il s’agit d’une réponse plutôt moindre par rapport à la violence des policiers — en les poussant, en les injuriant, en les questionnant sans cesse sur les procédures et en refusant d’obtempérer. À ce sujet, elle explique :
Pis là une fois qui m’ont [maitrisée sur le sol] et que j’réagissais — pis j’étais en tabarnaque pis je criais pis je les envoyais chier — [les policiers me disaient] : « Hey la folle! Là tu vas te calmer on est la police, t’as pas le droit de nous parler de même, c’est pas de même que ça marche, tu es déjà en état d’arrestation, si tu continues comme ça, tu aggraves ton cas… »
Et elle explique plus en détail cette façon dont la police la percevait — comme une folle — :
Moi, ils me voyaient un peu comme une folle, je sais pas là, comme hystérique. Comme si j’étais comme complètement déjantée, d’agir comme ça face aux policiers parce que j’allais me mettre dans la merde. En tout cas, ça, pour moi c’était un peu comme dans leur sous-discours. Oui ils m’ont traité de même, mais j’avais vraiment l’impression qu’ils me voyaient de même.
Et les policiers interprètent la colère de notre narratrice comme quelque chose qui n’est pas à ça place, comme quelque chose qu’ils ne s’expliquent pas. Selon elle, bien qu’elle ne rapporte pas les paroles exactes des policiers, le discours des policiers ressemblait à :
Ils me disaient quelque chose comme : « non tu ne comprends pas, t’es en état d’arrestation. T’es tu conne? Es-tu malade de nous parler de même, c’est quoi ton estique de problème? Tu ne sais pas à quel point t’es en train de te mettre dans la merde? »
Comme si sa résistance, finalement, n’était le produit que d’une démence et non d’une colère – tout à fait légitime — face à une situation interprétée comme injuste. D’ailleurs, selon elle, ce qui semble être le plus étrange pour les policiers, ce n’est pas seulement qu’elle ait réagi et résisté, mais bien que ce soit une femme qui ait agi ainsi :
Et ensuite de ça, il y a eu toute l’espèce de… les regards que les policiers me faisaient quand j’étais dans l’auto. Y’étaient comme surpris de voir que c’était une fille qui était arrêtée. Ils étaient comme « ah ouin », et ils se penchaient pour voir et je sentais que c’était vraiment une surprise de voir qu’une fille avait été arrêtée. Tsé je sais qu’il y a plein de filles que se font arrêter, mais c’est juste dans l’optique où j’avais l’impression que y’avait vraiment ce sentiment-là de ne pas être habitué à ça — que ce genre de choses là arrivent — et de ne pas savoir comment interagir. […] Je pense que ça serait les deux trucs […] que je pourrais considérer que c’est du sexisme.
En outre, ce que ce récit semble révéler, c’est l’apparente surprise des policiers face à la résistance de la narratrice qui se débat contre les policiers :
J’ai été un peu virulente. J’étais en tabarnaque pis je voulais pas qui m’attachent pis je voulais pas ci pis pas ça. […] Une fois que j’ai été dans l’auto, là j’ai réussi à sortir mon cell[ulaire] puis à parler pis y’étaient en criss parce que j’avais réussi à prendre mon cell[ulaire] dans ma poche et j’ai dit : « vous n’allez pas le prendre, vous n’avez pas le droit de le prendre ». Là j’ai l’impression que j’ai […] contesté un peu trop leur autorité et après ça ils étaient vraiment méprisants. Je leur posais des questions et ils me répondaient pas. Je leur disais que j’avais froid et ils ne me répondaient pas. « Vous m’amenez où, c’est quoi le processus, c’est comment ça marche? » et là ils ne me répondaient pas. Finalement ils m’ont amené en auto, ils m’ont transféré, ils m’ont mis dans un saladier, pis là à partir de là j’ai commencé à avoir vraiment froid parce que le saladier n’était pas chauffé.
Pourtant, les policiers affirment qu’ils ne font que faire leur travail, et que ce travail est bénéfique particulièrement pour les femmes :
Et après, quand j’étais avec deux policiers dans l’auto, quand ils étaient en train de me ramener au métro, un des deux me dit : « tsé, là t’as l’air bin fâché contre la police, mais nous autres tantôt quand on regardait dans ton dossier… tu t’es pas faite voler ton iPhone toi? » Je dis « ouais ». Bin là il me dit « bin c’est qui que t’as appelé? » J’étais genre : « bin la police ». [Le policier répond] « Bin c’est ça! » Et là je réponds : « bin vous ne l’avez même pas retrouvé mon iPhone! » Et il est comme : « bin tu nous as quand même appelés » et il me dit, mot pour mot : « ouais, mais toi tu sais que des petites filles comme toi, s’il n’y avait pas de policiers ici tu serais même pas capable le soir de sortir de chez vous ».
Ainsi, le monde extérieur au foyer est un monde dangereux pour les femmes, et si elles ont maintenant accès à cet espace, ce n’est pas parce qu’elles ont lutté, ce n’est pas qu’elles ont combattu la peur, mais bien parce que la police est là pour surveiller et arrêter les « criminels » (remarquez que criminels est écrit au masculin). Non seulement ici la police prétend défendre les pauvres femmes sans défense, mais s’approprie tout le mérite d’une lutte – souvent violente — des femmes pour se mouvoir librement dans l’espace public. C’est donc par ce raisonnement que la police tente de convaincre notre narratrice qu’ils sont une autorité légitime, mais aussi qu’elle a besoin d’eux.
On a essayé de me justifier pourquoi ils étaient intervenus violemment, pourquoi c’était pertinent qu’il y ait des policiers… et là ils me demandent pourquoi j’étais là? Et je réponds que j’étais dans la manif[estation]. Il [le policier] me répond « oui, mais on avait dit que la manif[estation] était illégale dès le départ. Comment ça vous êtes restés là? C’était illégal d’être là. » Et moi de lui répondre : « je ne suis pas d’accord avec ça, je ne suis pas d’accord avec cette loi-là, je ne suis pas d’accord avec la façon que vous traitez les manifestants, j’ai pas le goût d’avoir peur et je trouve ça important qu’on fasse ça. » [Le policier répond] « Ok, mais là, c’est parce que dans ces manifs-là il y a souvent du monde violent qui s’en prennent aux policiers. Il y a un policier qui c’est fait faire mal hier, faque nous autres on n’a pas le choix à un moment donné d’intervenir, pis là y’a les blacks blocks qui sont dans ces manifs-là… faque là on peut pas… » Mais là je lui dis : « oui, mais c’est quoi le rapport entre les blacks blocks pis moi? » [Le policier répond] « Oui, mais là on ne sait pas nous… Il faut juste qu’on intervienne pis des fois il y a des gens pris là-dedans, pis c’est vraiment malheureux, mais tsé, il y a des policiers qui se retrouvent pris là-dedans. » Et là je suis comme : « oui, mais vous vous êtes armés… je comprends pas ». Et il là il répond : « ouais, mais […] ça nous fait mal à nous aussi, pis c’est violent les manifestations, pis c’est difficile. »
Ainsi, en plus d’en profiter pour justifier leur intervention violente, en mettant l’accent sur les fauteurs de troubles qui « rendent nécessaire » la violence policière, ces policiers omettent d’inclure notre narratrice comme étant une potentielle instigatrice de ces « troubles ». Cette omission replace ainsi la narratrice dans son rôle de femme-victime, victime de la violence policière, victime de la violence des manifestants; incapable d’être à la source des « troubles » ou même de s’y opposer. Il y a ici une moralisation tout à fait paternaliste qui n’arrive pas à comprendre qu’une jeune fille puisse : participer à une manifestation « illégale »; participer elle-même aux « troubles »; et par-dessus tout contester la légitimité et l’autorité de la police. Pourtant, comme elle l’explique elle-même :
Des gens qui frappent sur le monde, c’est des gens qui peuvent frapper sur le monde, c’est des gens qui m’ont frappé, pis c’est des gens qui m’ont agressé physiquement, qui m’ont frappé avec un bâton, qui m’ont fait une prise, qui m’ont renversé à terre, qui ont complètement brimé mon espace physique, pis qui m’ont traumatisé. Pis j’étais traumatisée quand je me suis levée. J’tais toute dans cette difficulté-là d’avoir des positionnements… j’avais mal, pis j’tais en tabarnaque. Oui j’avais une idée péjorative du policier, mais ça restait que… comme au fond de moi, de façon inconsciente, ça reste que j’avais une conscience que s’il y a quelque chose qui se passe de pas correct, j’vais être crissement contente de voir un policier arriver.
Et il n’était pas question de jouer à la victime :
Je ne suis pas sûre qu’ils m’aient dit ça, mais j’ai vraiment le feeling qu’ils me disaient : « si tu continues de faire ça, je t’arrête, mais je ne t’arrêterai pas là si tu deviens comme… toute mignonne. » Mais j’avais pas le goût de jouer cette position-là. J’ai le goût de leur tenir tête pis de les checker dans les yeux pis de dire « mange de la criss de marde esti de vieux cave, d’esti de violent de malade mental. » C’est ça que j’ai joué tout le long parce que, même si au fond de moi j’avais vraiment le goût de brailler ma vie, c’était tellement important dans un autre sens que j’aille l’air forte pis que je montre que non, ça ne passe pas.
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Pour conclure, il nous apparaît important de mentionner qu’il ne s’agit pas ici de faire une analyse exhaustive des propos de notre narratrice, et que nous n’avons pas la prétention d’affirmer que ceux-ci avalisent point par point les éléments théoriques développés ci-haut. Au contraire, nous avons voulu initier une discussion entre certains éléments théoriques du féminisme — comme la division sexuelle du travail, la sexualisation et la déshumanisation sexualisée, la victimisation — et le vécu des femmes – dans ce cas-ci d’une seule — afin de prouver que celle-ci est nécessaire; que la police participe bel et bien autant à la reproduction des rapports sociaux de classe et de race qu’à ceux de sexe, entre autres. Nous laisserons toutefois le soin à d’autres de développer ces deux premiers points, tout aussi fondamentaux et cruciaux.
Nous avons parfois l’impression que la violence policière touche plus particulièrement les hommes – qui se trouvent plus dans l’espace public et qui sont plus souvent au-devant des mouvements de contestation encore aujourd’hui —, mais, pour reprendre la terminologie utilisée par Francis Dupuis-Déri, il faut cesser de croire que les policiers sont de « généreux protecteurs de la veuve et de l’orphelin. » L’expérience de notre narratrice le prouve bien : les policiers agissent différemment avec les femmes et la violence qu’ils exercent envers elles est bel et bien genrée.
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Pour moi, c’était juste des personnes qui tabassaient des gens pis qui usaient une force vraiment intense sur des gens. Pis c’est dans cette mentalité-là que j’en ai poussé un, pis c’est aussi dans cette mentalité-là qu’une fois que je me suis faite arrêtée avec deux policiers sur mes bras et un policier sur mon dos… bin tsé pour moi ce n’était pas des policiers, c’était juste des estis d’agresseurs qui me faisaient ça.
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