Espaces, corps et genres
L’appel des filles de la forêt
J’appartiens à la forêt
j’suis son enfant
sa fille
comme l’eau de la rivière qui glisse sur le calcaire
je l’ai dans la peau
elle me façonne
sculpte mon corps et ma tête.
La forêt me manque.
Le soir, après un joint, ça m’arrive souvent de regarder
des documentaires animaliers et d’immersion en pleine nature
sur Arte.
Ça t’arrive toi parfois de pleurer devant un docu ?
La dernière fois c’était devant celui d’un gars
au Yukon
qui se retire de la société
une couple de fois dans l’année
pour retrouver
le silence
la lenteur
le temps
la solitude
la beauté
soi.
J’suis dans l’urgence de quelque chose
J’ai le corps mou et la tête trop pleine d’infos en continu
de paroles qui gueulent, hurlent, se fracassent,
dans un foutu écho de conneries qui n’en finissent pas
de t’exploser à la face.
Silence.
Y’a des jours où j’ai plus de force
j’suis vide
de tout.
Y’a des jours où le vide mange mes émotions
j’suis rien
une coquille : un amas de poussière qui se disloque
au moindre mouvement.
La forêt me manque
son obscurité réconfortante
sa caresse humide qui m’embaume
me pénètre ;
murmuration de gouttelettes de rosée.
J’suis une fille de la forêt
les feuilles bougent
je danse
les oiseaux chantent
je fredonne
la rivière coule
je plonge
les falaises s’allongent
je grimpe.
Le lichen s’accroche encore
respire
les épicéas brûlent au soleil
disparaissent
carcasse de la taïga.
Mes pieds nus cornés par la roche
ressentent dans leur errance
le recul de la forêt ;
le sol devient dur
sec
stérile
brulant
douloureux.
La forêt est ma maison
j’lui appartiens
si elle recule
j’bouge
j’avance
j’monte.
La mousse pousse au Nord
là où le temps n’existe pas
ni les traces de la civilisation
frénétique
bruyante
violente.
La mousse pousse au Nord
là où la solitude est reine
la nature impératrice ;
là où la poésie demeure.
[…] le pouvoir-du-dedans est le pouvoir du bas, de l’obscur, de la terre ; le pouvoir qui vient de notre sang, de nos vies et de notre désir passionné pour le corps vivant et l’autre.
– Starhawk, Rêver l’obscur, Femmes, magie et politique
Montréal est la première grande ville que j’habite. Je l’aime tout autant que je la déteste. Ces sentiments confondus me poussent à l’ennui, m’entraînent dans des rêveries utopiques.
Parfois j’imagine que je saute de la fenêtre de ma chambre. En bas, un jardin, une plaine montagneuse, une forêt à l’horizon sans fin.
Cet été, avant de m’établir en ville, je suis allée dire au revoir à la forêt qui m’a vue grandir. J’ai enlacé ses arbres résineux et feuillus, embrassé ses fleurs, ses orchidées sauvages, cueilli quelques-unes de ses plantes médicinales et arpenté ses cours d’eau en sautillant sur les roches de leur lit.
Cette évasion par la rêverie transforme mon ennui en une joie salvatrice. Toutefois, à mon retour chez moi, le chagrin et la colère prendront le pas sur la gaieté. Les épicéas qui brûlent et meurent au soleil se seront défaits de la terre.
Les lits des rivières s’assèchent, tout autant que les corps qui les habitent. Les fleurs sauvages, déjà rares, s’abritent du feu pour grandir et mourir à l’ombre des feuilles et des falaises. Tout comme les abeilles qui meurent, sur le goudron qui bout, à force de parcourir de grandes distances pour trouver des fleurs viables.
La vie agonise. Elle est assoiffée.
À mon retour, la forêt aura changé de visage. Les arbres tenteront de ne pas échapper à l’élévation du ciel, dans une lutte épuisante.
Cette lutte est aussi la nôtre.
Nous sommes les arbres, les rivières, les fleurs, les plantes, les abeilles, avec lesquel.lle.s nous ne formons qu’un seul corps, celui du vivant.
Bibliographie
Starhawk. 2005. Rêver l’obscur, Femmes, magie et politique. Paris : Cambourakis.