Le corps éprouvé dans les fictions dystopiques contemporaines pour adolescent.e.s : entre résistance et survivance
Au cours des dernières années, les romans de science-fiction dystopique1Bien que les définitions de la dystopie soient multiples et discutables, on peut définir le genre comme présentant une société future non existante régie par un pouvoir totalitaire qui permet de considérer le présent dans une perspective critique (Jean François Lebel, « La littérature dystopique pour adolescent.e.s : Réflexions sur son potentiel et ses valeurs littéraires et politiques », communication présentée dans le cadre du colloque Formes et enjeux de la transmission dans les fictions contemporaines pour adolescent.e.s, UQÀM, 24 mars 2017). et leurs adaptations cinématographiques prolifèrent, créant un véritable « craze » (Craig, 2012) chez les adolescent.e.s. Ces œuvres, comme The Hunger Games (Collins, 2008, 2009, 2010), Divergent (Roth, 2011, 2012, 2013), The Selection (Cass, 2012) et Matched (Condie, 2010), en viennent à constituer un « champ privilégié d’épanouissement des personnages féminins hors normes » qui « remettent en question [les] modèles traditionnels » (Vartian, 2014, p. 113). Aussi, elles sont le réceptacle d’une nouvelle valorisation des corps extrêmes, solides et coriaces. En effet, les jeunes héroïnes de ces séries, qui « se battent à armes égales contre des adversaires masculins et féminins […] [et qui] déclenchent des révolutions » (Vartian, 2015), présentent une force physique et mentale plutôt extraordinaire, en plus d’être capables de résister à la douleur et aux épreuves extrêmes auxquelles elles sont soumises. Ainsi, le corps éprouvé des héroïnes, que l’on parle, par exemple, de celui de Katniss Everdeen de la série Hunger Games ou de celui de Tris Prior de Divergent, est représenté comme éminemment positif, à la fois instrument de survie et réceptacle des blessures causées par la violence.
Corps éprouvé et survivance
La valorisation du corps écorché des héroïnes se retrouve dans la façon dont les épisodes de violence sont repris par les critiques et les fans, accentuant de manière positive la capacité des filles à endurer les blessures et la douleur. Dans son article « La génération Katniss : les filles guerrières », Sylvie Vartian explique comment les héroïnes fortes de ces séries dystopiques « subissent d’atroces blessures, mais finissent par en guérir. Toujours, elles survivent » (Vartian, 2015). Par ailleurs, Vartian énumère longuement les blessures subies par Katniss, héroïne de The Hunger Games ; elle décrit comment elle est « déshydratée, battue, tailladée au couteau, empoisonnée, piquée par des guêpes, assommée et brûlée sur une grande surface de son corps et de son visage » (Vartian, 2015), mais que « forte, elle survit à ses blessures et ne pleure jamais sur son sort » (Vartian, 2015). La force des guerrières, de même que leur popularité, est alors justifiée par leur corps mutilé et par leur capacité à s’en sortir relativement indemnes. Les blessures deviennent les marques des combats dont elles sont sorties victorieuses ; peu importe la profondeur des traces physiques et mentales que ceux-ci ont laissées, les héroïnes portent sur leur corps la représentation toujours réaffirmée de leur survie. C’est à travers ces multiples épreuves, bien que dangereuses et destructrices, que se construit, parallèlement, la subjectivité du sujet féminin, au sens où les héroïnes réaffirment leur force et leur survivance au cours des épreuves qu’elles affrontent, le corps « devenant un support et un objet narratif servant la mise à l’épreuve de soi » (Bessette, 2016, p. 71). Ainsi, les blessures subies par leur corps deviennent la représentation de leur parcours identitaire en tant qu’héroïnes survivantes.
Il est possible de proposer que la popularité de ces héroïnes fortement idéalisées vienne du fait qu’elles comblent un vide chez les lecteur.trice.s et téléspectateur.trice.s, comme c’est le cas de Katniss qui, selon les mots d’une adolescente interviewée par la romancière et journaliste Amanda Craig, est « the kind of strong teenage heroine we were all waiting for »2 Ma traduction : « […] le type d’héroïne adolescente forte que nous attendions tous [et toutes] » (Craig, 2012). Sherrie Inness, dans son ouvrage Tough Girls: Women Warriors and Wonder Women in Popular Culture (1999), abonde dans le même sens en affirmant que les héroïnes fortes, de plus en plus présentes dans la culture populaire depuis quelques années, intriguent parce qu’elles supportent un idéal de la survivance et de l’invincibilité des femmes. Selon elle3 Ma traduction : « Nous sommes fasciné.e.s par les héroïnes féminines parce qu’elles présentent un mythe de l’invincibilité. Comme son alter ego masculin, la femme forte est représentée comme impossible ou presque impossible à vaincre. Peu importent les périls auxquels elle est confrontée, nous savons qu’elle survivra ».,
[w]e are fascinated by the female hero […] because she presents a myth of invincibility. Like her male cohorts, the tough woman is portrayed as impossible or nearly impossible to defeat. No matter what perils [she] might confront […] we know she will survive (p. 8).
Inness met ainsi l’accent sur l’importance, pour le public féminin, que l’héroïne tough survive. Celle-ci peut être perçue comme un une métaphore des réalités subies par les femmes dans la société, permettant aux lecteur.trice.s de se reconnaître dans ces héroïnes battantes : « almost every woman dreams at one point or another about having the super powers or toughness of character that will make her invincible4 Ma traduction : « Presque toutes les femmes rêvent, à un moment ou à un autre, d’avoir des superpouvoirs ou une force de caractère qui les feront devenir invincibles ». » (Inness, 1999, p. 8). De cette façon, la jeune héroïne guerrière en vient à incarner une allégorie de la résistance féminine au sein de la société (Demeule, 2016).
Cette idée de la survivance à tout prix, que l’on retrouve très bien dans les séries dystopiques, vient problématiser le rapport des héroïnes Katniss et Tris à la violence, dans la perspective où elles se trouvent dans l’obligation d’en faire usage pour survivre. Dans leurs cas, celle-ci est justifiée par des agents extérieurs. Cette dynamique se démontre facilement chez Katniss, dont le recours à la violence provient surtout d’un désir de protéger ceux et celles qu’elle aime ou de sauver sa propre peau. Les héroïnes manifestent d’ailleurs explicitement leur agacement face à l’obligation d’être violentes, ainsi que le dégoût face aux morts qu’elles provoquent malgré elles. En fait, la force des personnages de Katniss et de Tris provient d’une combativité qu’elles développent au fur et à mesure de l’intrigue, lorsqu’elles se retrouvent en danger. Le plus souvent contre leur gré, les héroïnes finissent par accepter leur destin, écrasées par le fardeau d’être celles qui doivent se battre. Cela se remarque dans la manière dont Katniss, dans le troisième opus, refuse initialement de mener la révolte et cela même si on la désigne comme figure emblématique de celle-ci, puisqu’elle craint de faire à nouveau des victimes innocentes. La même chose s’observe chez Tris, dans le deuxième livre, lorsqu’elle se sacrifie pour que cessent les morts dont elle est responsable. Ainsi, les héroïnes prennent les armes parce qu’elles n’ont d’abord pas le choix : elles ont l’une et l’autre un monde à sauver. Cependant, leur opinion change progressivement au fil du récit puisqu’elles ont bientôt la certitude intrinsèque qu’elles doivent agir et qu’elles en ont le pouvoir. Malgré tout, leurs positions les placent face à une certaine fatalité et elles canalisent alors toutes leurs forces dans leur féroce désir de survivance. Par ces comportements, les héroïnes n’incarnent pas totalement la fille forte classique telle que décrite par Inness, notamment parce qu’elles sont présentées à la fois comme fortes et vulnérables, violentes et sensibles. Elles offrent en ce sens des représentations plutôt nuancées et réalistes, ce qui explique peut-être pourquoi elles provoquent autant d’émoi chez le public.
On remarque toutefois une dualité entre le discours portant sur les corporéités féminines dans les romans et sa transposition à l’écran. Si le corps des héroïnes est décrit comme ayant été altéré, il continue d’être montré esthétiquement comme « beau », la guerrière demeurant à peine blessée et son corps, peu abîmé. Ainsi, les blessures et les corps éprouvés au cinéma ne correspondent pas à une figuration plausible des héroïnes et se rangent davantage autour de représentations normalisées des femmes au cinéma : même si elles se battent dangereusement pour leur vie, elles demeurent belles à regarder et les blessures représentent davantage une jolie décoration que de réelles lésions.
Un phénomène semblable se produit dans la mise à l’écran de la force des personnages. Les actrices qui jouent les héroïnes sont minces et peu musclées, et leur corps, héroïque, n’est pas représentatif de la force des protagonistes qui est décrite dans les livres. Ces corps au cinéma subissent en quelque sorte une dématérialisation, c’est-à-dire que les filles perdent leur corporéité au profit d’un corps qui ne laisse pas voir sur sa surface les conséquences réelles des combats. Le corps écorché devient presque « glamourisé », transformant la dystopie en un genre que l’on pourrait qualifier de « fashionable » (Craig, 2012). Ainsi, si l’idéalisation et la popularité des héroïnes de ces séries pour adolescent.e.s passent par leur corps éprouvé et par leur capacité de résistance sous toutes leurs formes, elles les marquent aussi des idéaux corporels contemporains qui valorisent des modes de vie extrêmes.
Corps-miroirs d’une société « extrême »
La représentation du corps des héroïnes dans la littérature dystopique pour adolescent.e.s cristallise la tendance de l’extrême présente dans la société contemporaine occidentale, qui se manifeste sous la forme de conduites à risque, d’une recherche d’intensité et d’une volonté de faire éclater les limites du corps (Bessette, 2016). Dans leur article « Femmes extrêmes : paroxysmes et expériences limites du féminin… et du féminisme », Sylvie Bérard et Andrea Zanin exposent la façon dont les identités contemporaines se construisent et se modalisent dans cette idée de performance extrême au quotidien, « vers les limites de nos possibilités, réelles ou idéalisées, oscillant vers l’infiniment gros et l’excessivement maigre, le toujours plus rajeuni ou la plus grande longévité, les sensations fortes de tout acabit » (Bérard et Zanin, 2014, p. 2). Cette conception valorisée de l’extrême est quintuplée dans les fictions dystopiques : en effet, « la littérature et les mondes fictifs […] [, en] s’affrachiss[ant] des contingences du monde réel, permettent de repousser davantage les frontières de l’extrême » (Bérard et Zanin, 2014, p. 2). En ce sens, les sociétés post-apocalyptiques de la littérature pour adolescent.e.s participent à la glorification de représentations et de pratiques extrêmes. Les sociétés futuristes basées sur la peur et la répression font vivre les héroïnes dans des conditions de souffrance, de privations et de contrôle rigide qui sont magnifiées par leur force physique et mentale de résistance.
Dans son ouvrage Le corps extrême, Patrick Baudry présente le risque comme un facteur d’intensité et de valorisation dans la société actuelle (1991, p. 18), représentation que l’on retrouve de manière forte dans la série Divergent. En effet, au moment de son affectation à la faction qui sera la sienne pour le reste de sa vie, Tris Prior choisit les Audacieux, dont les membres deviennent les protecteur.trice.s de la société, des soldat.e.s, des policier.ère.s ou des gardien.ne.s du mur qui entoure la ville. Malgré son passé altruiste, Tris est attirée par cette faction parce que ceux et celles qui la composent sont « courageux.ses, libres et sans peur » (Burger, 2014). Les Audacieux se proposent de vivre dangereusement et ses membres sont sans cesse confronté.e.s aux risques, que ce soit par le saut du train qu’ils et elles doivent effectuer pour se rendre à leur faction ou par l’aménagement de leur lieu de vie, où les passerelles et les criques sans barrières abondent. Ainsi, un seul mauvais mouvement peut les conduire à la mort. L’intérêt de Tris pour cette faction semble provenir du fait qu’elle y retrouve un mode de vie extrême dans lequel elle doit, tous les jours, renouveler sa survivance, rendant son existence doublement active et excitante.
La dualité du corps résistant
D’emblée, le genre dystopique est porteur d’une force de rébellion face à l’ordre établi ; en effet, « all good dystopian novels are driven by the will to resist conformity […] »5 Ma traduction : « […] tous les bons romans dystopiques sont régis par la volonté de résister à la conformité ». (Craig, 2012). Par leur statut transitoire entre l’enfance et l’âge adulte, les personnages de ces romans pour adolescent.e.s occupent une position liminaire qui leur permet de résister aux limites que leur impose le système social dans lequel ils et elles vivent (Lebel, 2017). Les héroïnes se construisent alors doublement sur le modèle de la « résistance » : figure de la rébellion face à l’autorité, leur corps est en lui-même résistant, car capable d’endurer des souffrances physiques et mentales extrêmes que seule leur capacité de contrôle leur permet de surmonter.
De cette façon, les corps éprouvés, s’ils donnent l’impression d’être « rebelles » par rapport aux iconographies traditionnelles, valorisent dans les séries la discipline corporelle. Comme c’est le cas de l’entraînement extrême de Tris dans la faction des Audacieux, dont les règles entourant l’apprentissage visent à faire correspondre son corps à un modèle balisé, les corps des héroïnes se doivent de résister, de ne pas faillir et de se plier aux exigences. Dans son ouvrage, Sherrie Inness reprend ce trope de la résistance en mentionnant que la tough girl se caractérise notamment par sa capacité d’être en parfait contrôle physique et mental d’elle-même : « Along with showing little fear, the tough woman must appear competent and in control, even under the most threatening circumstances, when everyone else falls apart6 Ma traduction : « En plus de ne montrer que peu de peur, la femme forte doit apparaître comme compétente et en contrôle, même dans les circonstances les plus dangereuses, quand tous les autres s’effondrent ». » (Inness, 1999, p. 25). Elle ajoute également que celle-ci « ha[s] the stamina to endure when physically weaker women might fail7 Ma traduction : « […] a l’endurance de supporter là où les femmes physiquement plus faibles pourraient échouer ». » (Inness, 1999, p. 13). Le contrôle implique principalement de résister, mais aussi de ne pas laisser voir ses faiblesses. Selon Inness, l’héroïne forte « can endure tremendous physical and emotional suffering and still emerge the victor. She has the tight emotional and physical control […]8 Ma traduction : « […] peut endurer d’importantes souffrances physiques et émotionnelles et toujours s’en sortir victorieuse. Elle a un fort contrôle émotionnel et physique ». » (Inness, 1999, p. 13). Le contrôle des émotions participe ainsi à renforcer leur côté tough : on note entre autres que Katniss maîtrise ses émotions, refoule ses larmes (Vartian, 2014, p. 122), de même que Tris, au cœur de son entraînement, ne veut pas pleurer de peur qu’on la prenne pour une faible. Ces contrôles, repris selon Inness des figures masculines de héros forts et courageux, problématiseraient l’ingouvernabilité des héroïnes puisqu’ils font écho à des tropes liés au contrôle du corps féminin. Pour prouver sa force, l’héroïne guerrière des fictions dystopiques doit passer par l’épreuve de la résistance mentale et physique, qui la constitue comme héroïne tough. Cette idée rejoint la « performance9 Par le concept de « performance », Sherrie Inness amène l’idée que le tough se doit d’être joué, incarné : « Being tough is not matter of merely having a muscular physique […]. A super-fit physique is a common attribute of toughness, but there is much more involved, including self-presentation, attire, setting et attitude. All these attributes go into making someone « tough ». Toughness, in many ways, is a performance of a certain demeanor and image, an act that might be more or less successful; according to how many tough signifiers are adopted and how convincingly they are presented as « real » » (Inness, 1999, p. 12). Ma traduction : « Être tough ne signifie pas seulement avoir un physique musculeux. Un corps d’athlète est un attribut commun de la toughness, mais celle-ci implique bien d’autres choses, comme la mise en valeur de soi, l’accoutrement, le décor et l’attitude. Tous ces attributs permettent de produire un individu comme « tough ». La toughness, de plusieurs façons, est une performance d’un certain comportement et d’une certaine image, un acte qui peut être plus ou moins réussi, relativement à combien de signifiants tough sont adoptés et à s’ils sont suffisamment convaincants pour être présentés comme « réels » ». » du tough telle que proposée par Inness. Il est néanmoins évident que, dans la série The Hunger Games, le personnage de Katniss offre une critique du contrôle des corps et de la féminité par l’intermédiaire de la mascarade qui l’amène à devoir « performer » le corps féminin, tandis que Tris se situe davantage dans la reproduction de la discipline corporelle.
L’entraînement extrême
Dans son ouvrage Passion du risque (2000), David Le Breton propose que les pratiques à risque que présentent les corps extrêmes s’inscrivent dans un refus des conceptions de celui-ci et de ses usages sociaux dans les sociétés contemporaines, évoquant ainsi une position anticonformiste. Cependant, les représentations corporelles dans Divergent se développent plutôt à l’intérieur d’un cadre strict et conventionnel, principalement dans la faction des Audacieux. Leur attrait pour le danger, mais surtout l’entraînement des corps qui entoure le rite initiatique permettant d’accéder à la faction, impose à Tris la contrainte de reproduire un modèle strict qui insiste sur la normalisation. Ce processus de régulation est représenté de manière évidente au cours de l’entraînement, qui constitue en tous points une épreuve de passage qui déterminera de la capacité de l’héroïne à faire partie des Audacieux, faute de quoi elle sera obligée de devenir une « sans faction ».
L’entraînement intense et très rigoureux des Audacieux, autant au niveau physique que mental, est destiné à développer sa force, son courage et à vaincre ses peurs. Cela rejoint la vision de Baudry, qui attribue aux techniques de perfectionnement du corps un objectif d’effacement de la fragilité et de la vulnérabilité de ce dernier (1991). L’entraînement se fait, pour Tris, sous le joug de deux entraîneurs masculins forts, stricts et intransigeants. Par le combat au corps-à-corps, le lancer du couteau ou la pratique du tir, son corps est poussé à son maximum, mais surtout régulé par l’instauration d’un système de classement rigide avec élimination dans lequel Tris est mise en compétition féroce contre ses camarades. Les places au sein des Audacieux étant peu nombreuses et se devant d’être « méritées », les novices, afin de réussir l’épreuve, ont peu de marge de manœuvre pour défier les contraintes et sont obligé.e.s d’incorporer un modèle de combativité, et donc de corps, qui rejoint celui normalisé par la faction. Tris, qui désire prouver son appartenance, n’a pas d’autre choix que de soumettre son corps aux difficiles attentes de ses entraîneurs, de devenir comme ceux-ci le désirent et, surtout, de résister jusqu’à la fin : « On verra bien combien de temps tu vas tenir », lui dit son entraîneur, Quatre10 Quatre est le nom français de Four. (Burger, 2014). Son corps est forcé, blessé, mais surtout moulé et régulé selon le modèle rigoureux de combativité prôné par les Audacieux, qui n’acceptent parmi leurs rangs que ceux et celles qui ont assez de force pour réussir l’entraînement.
Cette dynamique de contrôle des corps se déploie plus précisément dans la relation entre Tris et Quatre. Au début, celui-ci témoigne d’une attitude supérieure à l’égard de la jeune fille, parce qu’elle provient des Altruistes et paraît faible, peureuse et qu’elle est peu musclée. Il développera toutefois de l’estime, puis de l’amour pour la jeune novice qui prouve qu’elle est capable d’être forte, de se battre et, surtout, de résister aux épreuves et de subir la douleur sans flancher. L’amour se doit donc d’être « mérité » par Tris, qui non seulement voit la transformation de sa force et de son caractère au fil de l’entraînement, mais aussi de son corps qui se conforme désormais au modèle féminin encouragé par la faction, c’est-à-dire sans graisse, mince, et musclé11 « Dans le miroir, je découvre des muscles qui n’étaient pas là avant, sur mes bras, mon ventre. Je me pince la taille, où une fine couche de graisse annonçait de futures formes. Plus rien. L’initiation a éliminé les rares courbes qu’avait mon corps. Est-ce une bonne chose ou une mauvaise ? Au moins, je suis plus forte qu’avant. » (Traduction de Anne Delcourt, pour la version française : 2011. Divergence. Varennes : Éditions Ada, p. 113.) :
I step to the side so I stand in front of the mirror. I see muscles that I couldn’t see before in my arms, legs, and stomach. I pinch my side, where a layer of fat used to hint at curves to come. Nothing. Dauntless initiation has stolen whatever softness my body had. Is that good, or bad ? At least, I am stronger than I was (Roth, 2011, p. 168).
Il devient manifeste que l’entraînement est un espace où se développent une force et un courage extrêmes, mais surtout la modélisation de corps balisés. Cette mascarade du rite de passage du corps se traduit également par le port de nouveaux vêtements noirs et moulants ainsi que par des tatouages, qui participent de cette normalisation de ce qui est considéré comme tough. Le nouveau style de Tris est ainsi plus représentatif de son adhésion à sa faction que de sa propre identité (Green-Barteet, 2016 [2014], p. 43). La jeune fille devient attrayante et développe sa confiance en elle uniquement par l’intégration de ces éléments normalisés. Cette standardisation des représentations corporelles se dénote aussi dans l’iconographie de Tris à l’écran. Sans être exagérément féminisée et sexualisée, elle possède tout de même un corps codé en fonction de signes associés au féminin : de longs cheveux, un corps mince et un maquillage ténébreux. De plus, Tris est représentée comme « désirable » au sein de la relation amoureuse qu’elle développe avec Quatre et demeure de cette façon dans le cadre des normes hétérosexuelles classiques. Il est tout de même pertinent de noter que, dans les films subséquents, Tris tend à briser cette image normalisée, notamment par sa coupe de cheveux masculine et son comportement de plus en plus violent.
Finalement, cette modélisation de la corporalité consiste en une réduction de l’autonomie et de la capacité d’agir de Tris. En effet, l’héroïne voit son corps assujetti à un homme, donc à un pouvoir qui dictera son développement physique et sa représentation en tant que personnage genré. Tris comme Katniss, si elles présentent au premier égard des corps rebelles, ne sont jamais libérées des contraintes sociales. Leur rébellion s’inscrit partiellement dans une reconduction de la discipline corporelle les séries mettant en évidence l’impossibilité pour les femmes d’avoir une réelle subjectivité. On le note particulièrement dans The Hunger Games, où cette impossibilité est critiquée et mise en valeur par la performance médiatique de Katniss dans le premier livre, lorsqu’elle doit jouer un rôle devant la caméra pour être appréciée du public et potentiellement sauvée.
En somme, l’héroïne des dystopies pour adolescent.e.s survit et résiste. Mais cette survivance incontestable laisse un goût doux-amer dans ces récits qu’on pourrait qualifier de
« modernes ». En comparaison à des œuvres du même genre parues entre les années 1950 et 1990, les lecteur.trice.s et téléspectateur.trice.s ne doutent pas une seconde que les personnages pourraient mourir ou échouer, ce qui a provoqué plusieurs critiques. En effet, la littérature pour adolescent.e.s étant liée à la tradition plus vaste de la littérature jeunesse qui met un accent important sur l’espoir (Basu, Broad et Hintz, 2015), il peut paraître contradictoire de la part des auteur.e.s de vouloir montrer à la fois un monde sombre et violent, ainsi que le triomphe de la bonté. Les dystopies modernes deviennent une littérature cathartique dont la fonction soulève des questions : si elles permettent de nous extraire de notre réalité par la représentation d’épopées dangereuses qui finissent bien, elles ont comme danger de neutraliser et de représenter comme normal ce qui est psychologiquement insupportable (Basu, Broad et Hintz, 2015). En ce sens, la survivance des héroïnes dystopiques nous interroge sur notre capacité à normaliser la violence et à valoriser ces corps extrêmes, puisque les représentations de sociétés inquiétantes proposées par ce genre romanesque ne sont désormais qu’un passage obligé vers un monde meilleur.
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