Pour un futur plus inclusif
Le féminisme à l’heure des changements climatiques : refuser le postféminisme
Aujourd’hui, parler de la crise climatique comme d’un événement futur implique de faire abstraction d’un fait indéniable : la crise a déjà commencé. Alors que la transformation du climat s’accélère depuis déjà plusieurs décennies, les conséquences sociales et environnementales de ce phénomène sont plus actuelles que jamais. Les catastrophes naturelles, d’une fréquence et d’une intensité croissante (Hassol et al., 2016), jettent chaque année des milliers de personnes à la rue. La destruction des milieux de vie engendre des migrations de masse, les migrant·e·s devant de surcroît faire face à une marginalisation dans leur terre d’accueil (Terranova, 2013). Les impacts du réchauffement planétaire sur l’agriculture accentuent la croissance du prix des aliments de base (Ferragina et Quagliarotti, 2014). Ce portrait n’est pas celui de demain, mais bien le début d’un processus dont nous sommes présentement témoins.
Face à un tel constat, il est impératif de se questionner sur les inégalités sociales qui risquent de s’aggraver si rien n’est fait pour les intégrer aux mesures d’atténuation et d’adaptation face aux changements climatiques1 Les mesures d’atténuation des changements climatiques cherchent principalement à limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels : elles s’attaquent aux causes du phénomène via la réduction des émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine (GIEC, 2019). Les mesures d’adaptation, quant à elles, « vise[nt] les conséquences des changements climatiques (Schipper, 2006) et tente[nt] d’en réduire ou d’en prévenir les impacts sur les systèmes humains et naturels. » (Lemmen, 2008, p. 30; nous soulignons). Et si la crise climatique est porteuse d’un recul des droits individuels et collectifs, il apparaît évident que de nouvelles luttes devront être menées. C’est pourquoi cet article s’intéresse aux changements climatiques d’un point de vue féministe. Nous tenterons de répondre à la question suivante : quel(s) futur(s) envisageons-nous pour les luttes féministes? Plus précisément, nous nous interrogerons sur l’impact des bouleversements du climat sur les féminismes, à savoir : l’urgence climatique annonce-t-elle l’avènement du postféminisme?
Pour ce faire, nous dresserons d’abord un portrait des perspectives des femmes face à l’accentuation de la crise climatique. Ensuite, nous verrons comment les théories de l’écoféminisme, du care et de la justice environnementale peuvent nourrir notre réflexion sur les inégalités dans ce contexte. Enfin, nous aborderons le concept de postféminisme et ses implications pour les luttes féministes de demain, avant de conclure sur la vision que nous souhaitons pour le futur.
Les femmes face au climat : une précarisation annoncée
L’amplification de la crise climatique au fil du temps est susceptible d’accentuer les inégalités sociales et écologiques déjà existantes, lesquelles varient selon les contextes culturels, économiques et géographiques (Charles et al., 2007). Malgré une abondante littérature sur ce sujet, l’analyse différenciée selon le genre des impacts des changements climatiques est relativement récente. Pourtant, une constatation indéniable se dessine dans la recherche des deux dernières décennies : de manière générale, les femmes représentent une population hautement à risque et susceptible d’être fortement affectée par le réchauffement du climat et ses répercussions (Denton, 2002; Verschuur, 2007; Terry, 2009; Skinner, 2012). Parmi ces conséquences, trois éléments récurrents permettent de dresser un portrait de ce qui attend les femmes, en particulier celles des pays défavorisés et non industrialisés.
Il est d’abord possible de souligner une augmentation significative de la charge de travail féminine. Ce phénomène s’explique d’entrée de jeu par la tendance, encore aujourd’hui, à cantonner les femmes dans un rôle de gestionnaire de la sphère privée/familiale (Verschuur, 2015). Dans les limites de ce rôle, les femmes seront amenées à voir une augmentation de leur charge de travail et de la durée de réalisation de leurs tâches telles que l’approvisionnement en eau ou en combustible, la sauvegarde des semences ou la prise en charge des malades (Comité québécois Femmes et Développement, 2015). Cela est dû au fait que les ressources — eau, aliments, énergie — se feront plus rares en raison de la hausse de la température moyenne mondiale et de ce qui en découle : épuisement des nappes phréatiques (Cuthbert et al., 2019), dégâts causés par les catastrophes naturelles (GIEC, 2012), etc. Au-delà de la charge mentale qu’entraîne l’élargissement des responsabilités des femmes dans leur famille, voire dans leur communauté, cette situation suscitera inévitablement une diminution du temps disponible à consacrer aux activités politiques, sociales ou rémunérées (Terry, 2009), annonçant ainsi une perte d’autonomie. Par ailleurs, les événements météorologiques extrêmes auront indubitablement un impact sur la sécurité des femmes, d’autant plus que « [l]e fait d’assumer la responsabilité de personnes à charge augmente considérablement le temps nécessaire à leur évacuation lors de catastrophes. » (Comité québécois Femmes et Développement, 2015). Malgré le poids qu’elles peuvent représenter pour les femmes, ces nouvelles tâches ne sont malheureusement qu’une parcelle parmi toutes les autres qui seront générées par le changement du climat, pensons notamment aux soins des malades2 En effet, un nombre croissant d’études associent les changements climatiques à une plus grande vulnérabilité des populations humaines face aux maladies infectieuses, notamment celles transmises par l’eau ou par les insectes (Shuman, 2010), et aux maladies liées aux vagues de chaleur et de froid extrêmes (USGCRP, 2016). .
En outre, la situation socio-économique des femmes sera sujette à la précarisation. Il n’est pas nécessaire de développer davantage ici sur le fait qu’encore aujourd’hui les femmes connaissent majoritairement une situation socio-économique inférieure à celle des hommes, notamment en termes de revenus, de position sociale et d’autonomie financière (cf. ONU Femmes, s.d.). Cette situation risque cependant de s’accentuer en raison des changements climatiques. D’un côté, l’augmentation du coût des denrées oblige parfois les femmes à choisir entre le prix onéreux d’un produit et le temps nécessaire pour l’acquérir gratuitement. Dans leur étude réalisée au Nigeria et intitulée Gender and Climate Change – Case Study of Oko Agbon Odooyi Community, Titilope Ngozi Akosa et Adekemi Oluyideb (2010) donnentl’exemple des femmes qui doivent choisir entre dépenser énormément de temps pour trouver de l’eau gratuite ou dépenser la moitié du revenu familial pour acheter cette eau aux vendeurs∙euses locaux∙les (cité dans Skinner, 2012). Ce contexte expose les femmes à des situations qui augmentent leur vulnérabilité, puisque
[d]u fait de leur manque de mobilité et de temps (en raison du temps consacré à la collecte d’eau), elles sont contraintes de se lancer dans des activités mal rémunérées, comme les petits commerces, le travail sur des sites de construction et d’autres emplois informels qui ne nécessitent pas de déplacements fréquents en dehors de la communauté et leur laisse suffisamment de temps pour collecter de l’eau. (Ngozi Akosa et Oluyide, 2010 cité dans Skinner, 2012, p. 36)
La situation socio-économique des femmes, loin de s’améliorer, est donc appelée à connaître un recul et une précarisation importante. D’un autre côté, la vulnérabilité économique limite les femmes dans leur capacité à s’adapter aux bouleversements du climat, particulièrement lors de catastrophes naturelles. En effet, l’analyse quantitative systématique entreprise par Eric Neumayer et Thomas Plumper dans « The Gendered Nature of Natural Disasters » (2007) associe le faible statut socio-économique des femmes à un plus haut taux de mortalité lié aux impacts directs ou indirects3 Les impacts indirects se produisent non pas pendant, mais après le désastre en tant que tel. Les auteurs avancent notamment que « [t]hose indirect effects can be explained by discrimination in access to resources and the temporary breakdown of social order. » (Neumayer et Plumper, 2007, p. 10) d’un événement météorologique extrême. Selon les auteurs, l’écart de vulnérabilité entre les hommes et les femmes face aux catastrophes naturelles est directement proportionnel à l’accroissement ou à la diminution des inégalités économiques et sociales entre les genres (Meumayer et Plumper, 2007).Ainsi, en plus de connaître une responsabilisation accrue de leur rôle dit « traditionnel » et un affaiblissement socio-économique, les femmes subiront par le fait même une augmentation du niveau de vulnérabilité de leur existence.
La multiplication des conflits et des migrations constitue une autre réalité qui menace les femmes dans le futur. Sans entrer dans les détails et autres prédictions géopolitiques qu’implique cette affirmation, il importe de rappeler que la hausse de la température moyenne mondiale risque d’engendrer une diminution des ressources disponibles en raison de l’assèchement des puits, de la conflagration des forêts, de la disparition des espèces et de la baisse de productivité des cultures agricoles, pour ne nommer que quelques exemples. Des chercheuses comme Eugenia Ferragina et Desirée Quagliarotti (2014) prédisent donc que des conflits armés vont éclater pour mettre la main sur les ressources restantes. Le cas échéant, les femmes seront parmi les premières victimes. En effet, Sandra Laugier, Jules Falquet et Pascale Molinier , en se rapportant aux cas des combats au Soudan, en Irak, au Nigeria et en République démocratique du Congo, expriment clairement la manière dont les femmes sont affectées par les conflits armés : « presque toujours désarmées et souvent les dernières à rester dans les villages en cette époque de forte migration, elles sont les principales cibles des violences sexuelles et militaires visant à obliger la population à abandonner les zones convoitées. » (2015, p. 6)
Quant aux migrations, celles-ci peuvent trouver leurs sources dans la transformation du climat en soi — rappelons que l’on prédit une Asie du Sud-Ouest invivable en 2100 en raison des vagues de chaleur (Im, Pal et Eltahir, 2017) — tout comme dans les conflits résultant de la diminution des ressources disponibles. La migration elle-même s’avère d’une puissante violence envers les femmes, puisque « [c]e sont elles ensuite qui deviennent la majorité des réfugié∙e∙s parqué∙e∙s à vie dans des camps, ou dans le meilleur des cas, des migrant∙e∙s criminalisé∙e∙s qui cherchent à survivre dans des villes globalement hostiles dans les professions les plus mal rémunérées et socialement dépréciées. » (Laugier, Falquet et Molinier, 2015, p. 6) Aux deux premières réalités qu’elles vivront à cause des changements climatiques s’ajoute donc une déshumanisation à l’image d’un dommage collatéral inévitable et d’une marginalisation forcée par le déracinement territorial et culturel. Les femmes des pays défavorisés et non industrialisés en particulier, mais toutes les femmes en général, seront aux premiers rangs de la hausse de l’insécurité engendrée par le réchauffement du climat.
L’écoféminisme : une ontologie féministe
Devant un avenir aussi sombre, les réflexions écoféministes passées et présentes peuvent nous aider à comprendre les inégalités entre les genres autant que les intersections entre femmes et environnement. En effet, l’écoféminisme « établit des liens entre la violence patriarcale contre les femmes et la violence contre la nature et les peuples » et cherche « à comprendre le statut de ces liens » (Toupin, 1998). Ses origines multiples prennent racine dans les mouvements altermondialistes, féministes et écologistes axés notamment sur l’écologie sociale et politique, les revendications pacifistes et antinucléaires, l’antiracisme ainsi que les luttes des femmes autochtones (Casselot, 2017, p. 19). Fidèle à son caractère pluriel, ce courant de pensée s’appuie sur différentes théories et militances. Dans « Cartographie de l’écoféminisme » (2017), Marie-Anne Casselot présente six branches : l’écoféminisme spirituel, politique, pacifique, théorique, antispéciste et du Sud. Les militant∙e∙s qui s’en revendiquent luttent ainsi sur le double front de la justice sociale et de l’environnement en ayant la conviction que ces combats sont liés et se renforcent mutuellement (Casselot et Lefebvre-Faucher, 2017, p. 11).
L’écoféminisme tel que nous le mobilisons offre une réflexion sur la résistance aux systèmes de pouvoir (sexisme, racisme, capitalisme et colonialisme, entre autres) qui engendrent injustices et violences au profit de l’idéologie du développement et de la richesse. Notons que ces injustices et ces violences affectent autant l’environnement naturel que la société humaine. Les théories écoféministes proposent de nouvelles manières de vivre ensemble et de conceptualiser notre vision du monde; l’interdépendance entre l’humanité et l’environnement y est centrale. Nonobstant certains débats internes (on peut penser au débat autour de l’essentialisme des femmes ou encore à la conceptualisation des méthodes de lutte qui vont du pacifisme à l’activisme, cf. Casselot, 2017), l’écoféminisme cherche à humaniser les luttes et à prendre en considération les préoccupations et les réalités de chaque individu. Vandana Shiva, militante féministe et écologiste d’origine indienne, propose une compréhension de l’originalité de la pensée des écoféministes en ces termes :
Elles sont en train d’inventer une idéologie féministe qui transcende la notion de sexe et une pratique de la politique qui inclut toute l’humanité; elles contestent la prétention idéologique du patriarcat à l’universalisme, non au moyen d’une autre tendance à prétention universelle, mais par la diversité; et elles contestent la conception dominante de pouvoir comme violence en lui opposant le concept alternatif de la non-violence comme pouvoir. (1988, citée et traduite dans Casselot et Lefebvre-Faucher, 2017, p. 11)
On constate ainsi le caractère subversif et marginal de l’écoféminisme qui cherche à prendre en considération tou·te·s les acteur∙rice∙s des communautés dans le but de revoir leurs façons de cohabiter et d’évoluer en tant que société, mais également en tant que personnes, vis-à-vis de l’environnement.
L’écoféminisme nous semble indispensable pour envisager l’avenir des luttes féministes dans le contexte des changements climatiques. Certains concepts ont particulièrement retenu notre attention, soit la justice environnementale et le care environnemental. Apparu aux États-Unis dans les années 1980, le mouvement pour la justice environnementale prend racine dans celui des droits civiques, en premier lieu dans le domaine de la gestion des déchets toxiques. En effet, les militant·e·s remarquent que les incinérateurs à déchets — des installations polluantes dont les rejets sont toxiques — sont majoritairement construits au sein des communautés racisées (Keucheyan, 2014, p. 22). Il s’agit d’un exemple parmi tant d’autres du racisme environnemental qui fait en sorte que les personnes racisées subissent de façon inégale les conséquences dommageables, notamment sur la santé humaine, liées à la gestion de l’environnement et aux changements climatiques (Keucheyan, 2014, p.17). Tirant profit des réflexions sur le racisme environnemental, le mouvement pour la justice environnementale dévoile les liens intrinsèques entre le social (le genre, la classe, l’ethnie, le handicap, etc.) et l’environnement, ainsi que l’influence mutuelle entre les deux (Roberts, 2007).
Dans le cadre qui nous intéresse, la justice environnementale en tant que concept permet de rendre visibles les injustices sociales inhérentes à la crise climatique. Comme le démontre Razmig Keucheyan dans son ouvrage La nature est un champ de bataille (2014), les inégalités existantes seront appelées à se reproduire dans le contexte des changements climatiques. Parce qu’elles vivent souvent dans des espaces plus pollués ou plus à risque de catastrophes environnementales, les populations précaires4 Comme le présente Régis Pierret dans « Qu’est-ce que la précarité ? » (2013), les populations précaires vivent dans une incertitude constante ou récurrente quant à leurs capacités à répondre à leurs besoins. Au-delà de la pauvreté matérielle et économique, la précarité représente une rupture des liens sociaux. Cela a pour conséquence l’isolement, la solitude et la dépendance envers l’aide d’autrui pour survivre. sont susceptibles d’être plus durement touchées par l’accentuation de ces phénomènes (Keucheyan, 2014, p. 33). Cela augmente leur risque d’être dépendantes de l’aide d’autrui (ONG, aide gouvernementale, philanthropique, etc.) pour être en mesure de survivre (Pierret, 2013). D’un autre côté, cela implique que les personnes mieux nanties sont favorisées par rapport à la qualité de leur environnement. Keucheyan souligne également la question du capacitisme. Par exemple, les personnes âgées sont parmi les premières victimes des catastrophes naturelles : leur moins grande mobilité et leur santé plus fragile les rendent plus isolées et dépendantes de l’aide d’autrui, ce qui augmente leur vulnérabilité en temps de crise (Keucheyan, 2014, p. 26-27).
Devant ces phénomènes, comment pouvons-nous déconstruire les différents systèmes d’oppression (racisme, sexisme, capacitisme, etc.) pour façonner une société plus juste et tenter de mieux faire face aux changements climatiques ? Le concept de care environnemental offre des pistes de réflexion. Celui-ci a été essentiellement développé à l’époque contemporaine par des femmes occidentales — les peuples autochtones s’appliquant depuis fort longtemps à la protection de la nature — lorsqu’elles ont réalisé l’impossibilité de continuer à se dégager de la responsabilité et des conséquences des problèmes liés aux changements climatiques (Laugier, Falquet et Molinier, 2015, p. 9).
Le care environnemental propose une vision globale de la justice en suggérant l’adoption de comportements et d’attitudes qui réfèrent, comme son nom l’indique, aux éthiques féministes du care théorisées pour la première fois par la philosophe et psychologue Carol Gilligan dans Une voix différente (1982/2008). L’approche du care vise, selon Sandra Laugier, à « valoriser des caractéristiques morales identifiées comme féminines — l’attention, le souci des autres » (2015, p. 128). Partant de ce principe, Berenice Fisher et Joan Tronto élargissent l’éthique du care au-delà des personnes pour l’appliquer aux objets et à l’environnement; elles définissent le care comme « [u]ne activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible » (1990, citées et traduites dans Laugier, Falquet et Molinier, 2015, p. 12). Le concept de care environnemental prend forme dans la schématisation de l’interdépendance entre les humains et la nature, propre à l’écoféminisme. Ainsi, on comprend que l’éthique du care environnemental est plus que pertinente pour déconstruire les inégalités qui caractérisent actuellement les rapports que les individus entretiennent entre eux et avec l’environnement. Comme le soulignent les théoricien.ne.s et militant.e.s écoféministes, c’est la dynamique de domination présente à l’intersection de l’exploitation patriarcale des femmes et de l’exploitation capitaliste de la nature qu’il faut avant tout démanteler. De pair avec le mouvement pour la justice environnementale, les attitudes et comportements propres à une éthique du care environnemental permettent de créer un espace discursif dans lequel l’interdépendance peut reprendre vie. Ce faisant, il devient possible de s’extirper des dynamiques humaines inégalitaires tout en priorisant la sauvegarde de la nature. Il faut donc que tout être humain prenne soin des autres, développe son humanité envers leurs réalités — aussi différentes soient-elles — et favorise l’inclusivité.
Cette utopie est toutefois menacée. Parmi les autres discours qui réfléchissent, à leur façon, au futur des luttes féministes, le postféminisme se base sur l’idée que l’égalité de fait entre les genres est déjà atteinte. Selon plusieurs chercheuses, l’élaboration et le maintien de ce courant de pensée ont fortement été influencés par les médias (Michaud, 2019; Banet-Weiser, Gill et Rottenberg, 2019). Tout a commencé après la deuxième vague des féminismes, dans les années 1980, qui se caractérisent — en Occident — par la crise économique, le néolibéralisme et un ressac conservateur particulièrement présent aux États-Unis et au Royaume-Uni. Les médias dessinent d’abord l’image glorieuse de la femme libre qui réussit, pour ensuite la dépeindre comme une femme malheureuse parce qu’elle est trop libérée (Michaud, 2019, p. 214). Les théories ainsi que les militantes féministes sont affublées d’une image négative.
Les décennies suivantes sont marquées par une dépolitisation de l’image des femmes au gré de la culture populaire présente dans les médias (Banet-Weiser, Gill et Rottenberg, 2019), valorisant une image de la femme qui réussit sa vie en raison de son estime personnelle et de son ardeur à atteindre le succès. Cette image sous-entend l’individualisation propre au néolibéralisme et promeut la privatisation des inégalités via une idéologie méritocratique (Michaud, 2019). Cela s’accompagne d’un discours qui suggère que l’égalité des genres est acquise grâce à l’efficacité des luttes antérieures. Ainsi, pour plusieurs femmes vivant dans des sociétés plutôt égalitaires sur le plan des droits et libertés, le féminisme ne serait plus d’actualité. À ce contexte s’ajoutent une méconnaissance du mouvement ainsi qu’une difficulté pour les courants qui le composent de problématiser simplement la subordination des femmes en raison de la diversité — voire de l’incompatibilité — des méthodes d’analyses utilisées. Non seulement il n’existe pas de pensée féministe unifiée, mais l’existence d’une catégorie « femmes » englobante est elle-même remise en question face aux multiples expériences oppressives vécues et à leurs intersections avec d’autres rapports de domination. Avec l’éclatement qui caractérise la troisième vague des féminismes, il est parfois difficile pour le grand public et pour les femmes de s’y retrouver ou de sentir leurs intérêts représentés.
C’est donc avec un discours d’égalité acquise, dans un contexte d’idéologie néolibérale qui privatise les inégalités et en réaction aux difficultés de problématisation des théories féministes que les tenant·e·s du postféminisme réfléchissent, dès les années 1990, au dépassement et à la fin du féminisme. Ces militant·e·s se demandent : de quelle manière les femmes auraient-elles besoin du féminisme (et des luttes collectives sous-jacentes), si leurs obstacles à la réussite sont individuels et que l’égalité est atteinte ? Bien que le postféminisme soit un courant de pensée occidental que l’on retrouve surtout chez les femmes favorisées et qu’il ne représente pas la majorité des femmes, les discours qui s’y rapportent sont très présents en Occident (Michaud, 2019; Banet-Weiser, Gill et Rottenberg, 2019). En effet, les défenseurs·euses de ce courant, dont le profil se décline souvent par une position socio-économique aisée et une tendance politique libérale, ont généralement un accès privilégié aux lieux de pouvoir, ainsi qu’une influence sur ceux-ci — ces mêmes instances détenant la responsabilité de l’atténuation et de l’adaptation aux changements climatiques.
Force est de constater que les discours individualistes du postféminisme se retrouvent dans les mêmes sphères décisionnelles qui, par leur inaction, font reposer le fardeau de l’adaptation climatique sur les individus et non sur le système politico-économique. Ces discours favorisent ainsi une désolidarisation qui porte directement atteinte aux projets de l’écoféminisme. D’abord, parce qu’ils analysent de façon distincte l’oppression des femmes et la crise climatique. Ensuite, parce que ces discours invalident les violences fondées sur le genre que dénoncent les féministes, en plus de nier l’impact du système actuel sur le climat. Ces phénomènes tendent d’ailleurs à s’autoperpétuer : l’un des derniers rapports spéciaux émis par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC, 2019) mentionne que l’inaction gouvernementale face à la crise climatique va grandement aggraver le réchauffement planétaire. Cela aura pour conséquence la généralisation de la précarité, faisant en sorte que les enjeux de justice sociale — incluant l’égalité entre les genres — passeront au second plan (GIEC, 2019). De surcroît, comme le souligne Xie Qiang dans son article « Du féminisme au post féminisme » (2014), la possibilité de réfléchir aux questions politiques telles que celles soulevées par les féminismes est un luxe que les gens en situation de précarité ne peuvent souvent pas s’offrir.
Ainsi, la désolidarisation entraînée par le postféminisme jumelé à l’urgence climatique agissant comme un catalyseur sur les situations de précarité déjà existantes, lesquelles tendent à limiter l’engagement militant, laisse présager la fin des luttes féministes. Si nous ne commençons pas dès maintenant à développer nos attitudes de care envers les autres et envers nos écosystèmes qui se dégradent à vue d’œil, l’accentuation de la crise climatique nous obligera à réagir plutôt qu’à réfléchir. Les gouvernements ainsi que les individus seront donc plus susceptibles d’avoir des réactions de panique favorisant la discrimination des femmes, des personnes racisées, des personnes vivant dans les pays du Sud ou encore des personnes vivant avec un handicap.
Conclusion : pour un avenir solidaire, juste et féministe
La crise climatique est plus que réelle et ses conséquences, à intensité variable, sont déjà palpables pour certaines populations. De fait, la situation des femmes des pays défavorisés et non industrialisés ne cessera de se détériorer. Leur charge de travail augmentera significativement et leur situation socio-économique contribuera à leur vulnérabilité, tout comme les conflits et migrations qu’engendreront les changements climatiques. Pour y remédier, l’écoféminisme aborde la question de l’urgence climatique d’un point de vue féministe liant les sociétés patriarcales à la domination des écosystèmes. Le mouvement pour la justice environnementale et le concept de care environnemental offrent une façon plus humaine et plus inclusive de lutter contre les changements climatiques, en se concentrant sur les discriminations sociales qui s’y rapportent. En parallèle, cependant, les discours postféministes laissent présager un futur alarmant en ce qui concerne les droits individuels et collectifs et, plus particulièrement, les luttes féministes. Ainsi, comment gère-t-on les changements climatiques dans une perspective féministe des inégalités sociales systémiques ?
Nous croyons d’abord qu’il est primordial de rompre avec l’idéologie de domination qui est omniprésente (ou presque) dans les sociétés occidentales contemporaines. Ensemble, nous devons déconstruire les discours dominants qui, s’inscrivant dans une logique néolibérale et capitaliste, ont jusqu’à présent fortement favorisé, voire généré, les changements climatiques (cf. Klein, 2014/2015). Pour ce faire, la crise climatique doit être politisée par une politique identitaire plurielle (Keucheyan, 2018; Preciado, 2003). Comme le présente le philosophe queer Paul B. Preciado (2003), il est difficile de trouver une base naturelle telle que « les femmes » ou encore « les personnes racisées » pour légitimer une action politique qui vise à rompre avec les systèmes de pouvoir oppressifs. Ces bases naturelles risquent de renforcer la différenciation sexuelle ou ethnique propre à ces mécanismes de domination. En ce sens, le concept de « différences non représentables » (Preciado, 2003) renvoie aux différences impossibles à unir sous une même et seule identité sans susciter un phénomène de marginalisation. La politique identitaire proposée demande donc l’intégration de ces différences pour générer une diversité de puissances prêtes à rompre, pour différentes raisons, avec l’idéologie de domination (Preciado, 2003). Cela implique de revoir notre façon de vivre ensemble, malgré le fait que nous soyons différent·e·s, pour être en mesure de prendre soin les un·e·s des autres, certes, mais aussi pour prendre soin des écosystèmes qui nous sont indispensables. Nous devons surpasser l’individualisme de notre ère et faire preuve de care environnemental, donc d’humanité, pour être en mesure de nous solidariser face à la domination. Par-dessus tout, nous devons parler des changements climatiques et de leurs conséquences comme synonymes d’une crise des droits sociaux.
L’urgence climatique annonce-t-elle l’avènement du postféminisme ? Si nous restons dans l’inertie et l’indifférence de la réalité des autres, cela est tout à fait possible. Un contexte d’urgence et de précarité réunit les conditions favorables pour restreindre des droits et discriminer des communautés entières, comme l’a démontré la journaliste Naomi Klein dans La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre (2007/2015). Rappelons-nous également l’avertissement de Simone de Beauvoir à l’écrivaine et historienne Claudine Monteil : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. » (citée dans Monteil, 2011) S’ils espèrent limiter l’aggravation des contextes de précarité et d’urgence qui risquent de brimer ou d’abolir des droits, les mouvements féministes ont intérêt à intégrer dès maintenant, en théorie et en pratique, les enjeux environnementaux ainsi qu’une politique identitaire plurielle. Pour les droits des femmes, pour les droits humains, au nom de la justice sociale et de l’égalité, nous devons, en tant que société, nous attarder davantage aux changements climatiques afin d’assurer une alternative au postféminisme et faire en sorte que le féminisme de demain se caractérise par l’union d’identités plurielles et non par une lutte individuelle de survie.
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