Le Grand Père
CORPS EXHIBÉ ; CORPS GENRÉ ; CORPS VIEILLISSANT ; CORPS MUET
Ton corps est lové au creux de la peau cuirassée du sofa. Recroquevillé à moitié, tes jambes sont pliées, ton fessier dévoilé, ta queue entre tes jambes. Ton bras velu repose sur ta cuisse velue, l’autre soutient ta tête. Ton visage est partiellement caché par ton épaule, et de tes yeux clos se dégage une douce quiétude. Tel un fœtus, tu sembles baigner doucement dans un sac amniotique. Grand Père dans ta forme originelle, ta forme première.
Aujourd’hui, tu es un être développé, surdéveloppé, trop développé, sur la pente de la déchéance – du moins, c’est le message que l’on t’envoie. Pourtant, je me demande si telle est vraiment la finalité du corps vieillissant. Qu’est-ce que le corps d’un homme vieillissant ? Si l’on regarde plus loin que les conventions sociales de la beauté et de la performance, le corps vieillissant n’est-il pas encore un corps désirant, corps désireux, corps actif, corps vivant ?
Tu es nu. Plus exactement, tu es un nu. Réduit au sujet de la peinture. Les femmes se sont souvent retrouvées dans cette position, bien malgré elles. Que voyons-nous vraiment dans les nus féminins de la tradition picturale ? Plusieurs y trouvent le sujet du regard désirant, un objet de beauté et de contemplation, ou la glorification esthétique d’un « idéal » du corps. Ce que je vois, c’est une injustice, qui frappe autant les femmes que toi, car vous ne serez pas perçus comme égaux, ni pour ce que vous êtes vraiment. Effacé de votre individualité, votre corps vous renvoie à un monde de conventions et de règles qui ne vous appartiennent pas nécessairement.
Dans les normes de notre société dualiste et patriarcale, si la femme est objet, toi tu es sujet. C’est toi qui prends action, toi qui agis. Tu es celui qui subvient à nos besoins. Nous avons des attentes par rapport à toi. Toi et ton corps, vous veillez sur nous. Tu n’es pas objectivé, tu es idéalisé. Ta masculinité est un pouvoir; plus encore, elle est ta responsabilité. Gare à toi si tu ne réussis pas à remplir nos attentes, car tu tomberas au rang de la femme, ou pire, car tu auras été un homme manqué, celui qui a refusé l’irrefusable, une tapette, un fif, une pédale. Si l’objectification des femmes est néfaste pour leur épanouissement, la glorification d’une masculinité irréaliste peut l’être aussi bien.
Dans mon travail en peinture, je veux déjouer les attentes du regard – le regard hétéronormatif – pour déconstruire les conventions de la perception des corps. Je propose le corps de l’homme mature comme espace de contemplation et l’expression d’une vulnérabilité. Par l’incarnation de la peinture, médium aux potentialités charnelles et sensuelles, j’exprime cet affect d’une vulnérabilité érotique. Un érotisme de l’homme qui peut rimer avec douceur, sensibilité et sensualité. Un homme qui n’est pas le sujet en action. Un homme qui s’est arrêté, dans lequel les traits de peinture peuvent s’attarder et exprimer une affectivité ouvrant un regard différent sur lui. Il est sujet qui n’est pas objet soumis à la contemplation du regard, mais qui réclame son choix d’être contemplé.
La résistance peut être érotique. La résistance peut se faire par la vulnérabilité. La lutte féministe est ta lutte aussi, et ton corps est aussi un espace de résistance.
CORPS JOUISSIF ; CORPS RÉSISTANT