Le paradoxe de l’émancipation des femmes tatouées : entre résistance et conformité
Le phénomène du tatouage suscite beaucoup d’intérêt dans plusieurs disciplines, autant dans les domaines de la santé que dans les sciences humaines et sociales. Ce thème incite à des réflexions s’articulant autour des corps et du social dans un contexte socioculturel où l’on cherche à se distinguer individuellement. Pour les études féministes, le tatouage chez les femmes est un sujet de recherche heuristique selon divers angles d’analyse, puisque ce thème soulève à la fois des questions identitaires, des enjeux reliés aux corps, aux normes de genre, à la reconnaissance du travail des artistes tatoueuses, etc. Cet essai a pour but de mettre en lumière la dissonance au sein des théories sociologiques et anthropologiques qui analysent la pratique du tatouage comme une forme d’émancipation, d’empowerment et de résistance chez les femmes (Le Breton, 2002 ; Pitts, 2003). J’offre une réflexion qui lie les corps tatoués des femmes1 Le terme « femmes » renvoie à la conceptualisation féministe matérialiste des classes sociales de sexe et des personnes s’identifiant comme femmes. Dans le cadre de cette analyse, les femmes constituent un groupe sociologiquement conceptualisé qui ne tient pas compte des divisions hiérarchiques (de classe socioéconomique, de sexualité ou de race) au sein même de la classe sociale des femmes. Il serait pertinent d’effectuer une analyse plus approfondie avec un cadre théorique intersectionnel. aux relations sociales marquées par les rapports sociaux de sexe inégaux. En ce sens, je soutiens qu’il existe une limite quant à l’émancipation des femmes par le tatouage, et que cette limite est inhérente aux rapports sociaux de sexe inégaux. Pour ce faire, un court historique du tatouage comme pratique genrée est exposé, par la suite différentes théories et notions entourant les corps des femmes sont abordées. Enfin, une courte revue de littérature est présentée et articulée selon trois thèmes : la signification de la pratique chez les femmes tatouées, leur perception d’elles-mêmes et la perception sociale des femmes tatouées. Finalement, au regard de ce qui sera présenté, je propose des hypothèses théoriques quant aux situations conflictuelles que les femmes tatouées peuvent vivre dans les lieux publics.
L’apparition du tatouage en Occident a été possible avec la colonisation, l’impérialisme et l’appropriation culturelle au 17e et au 18e siècle dans les îles du Pacifique, telles que Tahiti, Samoa et Hawaii, où la pratique du tatouage s’inscrit dans un contexte socioculturel bien différent d’aujourd’hui en Amérique du Nord (DeMello, 2000, p. 44)
L’historique succinct du tatouage permet d’illustrer à la fois que la pratique du tatouage s’avère une pratique genrée, mais également que le parcours de ses significations sociales oscille entre la déviance, la marginalité et la normalisation. Ce parcours sinueux qui tend vers une normalisation rend l’analyse du pouvoir de résistance des corps tatoués de femmes plus complexe qu’elle semble a priori. L’apparition du tatouage en Occident a été possible avec la colonisation, l’impérialisme et l’appropriation culturelle au 17e et au 18e siècle dans les îles du Pacifique, telles que Tahiti, Samoa et Hawaii, où la pratique du tatouage s’inscrit dans un contexte socioculturel bien différent d’aujourd’hui en Amérique du Nord (DeMello, 2000, p. 44). Non seulement les marins, les soldats et les prostituées portaient des tatouages, mais également les membres de l’aristocratie européenne. Cette mode perdura jusqu’à la Première Guerre mondiale. Or, avec l’arrivée de la machine à tatouer électrique, le tatouage s’effectue plus rapidement et devient plus accessible monétairement. Le tatouage se répand ainsi plus largement au sein des classes populaires, provoquant un abandon de la pratique par les classes dominantes (DeMello, 2000, p. 50). Redevenant alors une pratique marginale au milieu du 20e siècle, comme en dénote par exemple la présence d’individus tatoués incluant des femmes, dans les cirques et les freaks shows, ce n’est que depuis les années 1980 que le phénomène du tatouage apparaît comme une pratique culturelle émergente. À partir de cette époque, on remarque qu’elle s’effectue hors des contextes et des groupes marginaux (DeMello, 1995 ; Le Breton, 2002). En ce sens, depuis une dizaine d’années, le tatouage se popularise, traverse les classes sociales et les classes de sexes. La popularisation du tatouage, notamment chez les femmes2Selon l’étude « A comparison of college students’ perceptions of older and younger tattooed women » (Musambira, Raymond, Hastings, 2016) menée aux États-Unis, le pourcentage d’individus affirmant avoir un tatouage est passé de 16 % à 21 % entre l’année 2003 et 2016 (Musambira, Raymond, Hastings, 2016). De plus, cette étude soutient que 45 % à 65 % de ces individus tatoués sont des femmes (Ibid). Malheureusement, de telles données ne sont pas disponibles pour le Québec., soulève des questionnements autour du processus de normalisation de cette pratique historiquement stigmatisante, marginale et majoritairement masculine (Le Breton, 2002), dans un contexte socioculturel où le corps est individualisé et perçu comme une délimitation entre le social et l’individu (Le Breton, 2010, p. 34).
Les corps sont les supports de médiation des tatouages. Ceux-ci sont construits socialement selon le genre, c’est-à-dire selon une norme sociale identitaire basée sur la perception binaire et essentialiste des corps. Autrement dit, le genre est une régulation sociale de la morphologie humaine selon un idéal féminin et masculin qui est reproduit. Les corps sont donc soumis à des normes concernant leurs tenues, leurs conduites, leurs apparences, etc. En ce sens, ils sont considérés comme un lieu à la fois de représentation de soi et de contrôle social. Selon une perspective post-essentialiste, on peut définir les corps ainsi :
The body, then, is positioned in multiple ways, including as a site for establishing identity that is read by the self and others; as a space of social control and social investment; and as an ever-emerging, unfinished materiality that gains meaning through various forms of symbolic representation and material practice (Pitts, 2003, p. 29).
Le corps est compris comme un lieu physique de contrôle social (plus au moins efficient), de représentation de l’image de soi et de la définition de son identité. Pour toutes ces raisons, le corps est en constant changement.
Plusieurs auteures mettent en lumière un lien entre les corps tatoués des femmes et la notion du corps grotesque de Bakhtine3Se référer à l’ouvrage L’oeuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance de Mikhaïl Bakhtine. (Russo, 1997 ; De Mello, 1995).
The grotesque body is the open, protruding, extended, secreting body, the body of becoming, process and change. The grotesque body is opposed to the classical body, which is monumental, static, closed and sleek, corresponding to the aspirations of bourgeois individualism (Russo, 1997, p. 325).
Les corps tatoués des femmes divergent de l’image du corps classique précédemment décrit, puisqu’ils sont sujets aux changements, ils sont ouverts et ils sont en mouvement. Le grotesque est lié à la notion de carnaval, où sont transgressées les normes, brisés les tabous par l’utilisation de la moquerie et de la parodie (Køhlert, 2012, p. 21). Ainsi, « le carnaval était le triomphe d’une sorte d’affranchissement provisoire de la vérité dominante et du régime existant, d’abolition provisoire de tous les rapports hiérarchiques, privilèges, règles et tabous » (Bakhtine, c1970, p.18). En effet, les corps grotesques sont intrinsèquement liés aux normes du contexte dans lequel ils se trouvent, puisqu’ils s’y opposent ou les subvertissent par la parodie. En ce sens, les corps tatoués des femmes ont un potentiel de subversion ou d’opposition aux normes de genre. Ce potentiel, comme l’expose la théorie du carnaval, est lié au contexte socioculturel, puisque les corps sont situés historiquement et culturellement, ils ne sont pas totalement détachés des représentations symboliques collectives. Ainsi, les corps qui sont jugés « anormaux » peuvent être considérés comme étant un trouble à l’ordre social (Pitts, 2003, p. 41), puisqu’ils subvertissent une norme hégémonique. En dépit de cette explication théorique, deux points de vue féministes divergent par rapport au pouvoir de subversion ou de résistance aux normes de genre, puisque s’opposent deux analyses différentes de la réappropriation des corps par la pratique du tatouage ou par d’autres modifications corporelles. Enfin, la douleur ressentie lors de ces pratiques est également un point de dissension entre les deux positions théoriques féministes.
Le premier point de vue est soutenu par certaines féministes radicales, qui se positionnent contre les formes de contrôle des corps par le patriarcat, aux douleurs et à la mutilation qui y sont reliées. Pour certaines d’entre elles, le tatouage et d’autres modifications corporelles s’apparentent aux mécanismes de domination du patriarcat sur les corps des femmes, et de ce fait elles voient dans ces pratiques de « l’automutilation », de la « mutilation », et de « l’auto-objectivation » (Pitts, 2003, p. 53). Les douleurs provoquées sont perçues « as instances of patriarchal mistreatment of women’s bodies » (Pitts, 2003, p. 53). Par exemple, les prostituées subissaient la flétrissure4 Le tatouage a été mobilisé comme moyen d’exclusion sociale avec le phénomène de la flétrissure et le système de marque. On procédait au marquage forcé du corps, sous forme de tatouage où l’on reproduisait des symboles, parfois sous forme d’abréviation, sur la peau des voleurs, des mendiants, des prostituées ou des esclaves fugitifs, c’est-à-dire les individus considérés comme étant des criminels (Le Breton, 2002, p. 29). Autrement dit, le tatouage était un outil pour stigmatiser certains individus qu’on souhaitait mettre en marge de la société. C’est également ce que soutient Goffman dans Stigmate : les usages sociaux des handicaps (1963/1975), où il mentionne que l’on marquait la peau des individus moralement répréhensibles, c’est-à-dire les esclaves, les criminel.le.s ou les traites (1963/1975, p. 11). dans les siècles passés ou encore les femmes forcées à porter le tatouage des initiales de leurs maris5Comme le témoigne un tatoueur de Chicago dans les années 1950, certains maris amenaient leurs femmes pour les faire tatouer, soit leurs initiales ou des phrases telles que : « J’appartiens à… » (Le Breton, 2002, p. 40-42).. Dans cette perspective, se soumettre à des pratiques qui réfèrent symboliquement aux violences patriarcales (Pitts, 2003, p. 53-54) ne peut pas constituer une forme de libération ou une forme de résistance aux normes du patriarcat. Le deuxième point de vue est défendu par des féministes dont la pensée est liée aux théories poststructuralistes, qui considèrent les modifications corporelles comme des formes de subversion des normes de beauté féminines traditionnelles. Plus précisément, Pitts écrit qu’elles « celebrate as forms of resistance because they pursue difference and violated gender norms » (Pitts, 2003, p. 55). Dans le même ordre d’idées, les douleurs qui sont ressenties lors de ces pratiques constituent des possibilités « to rebel against »normative » feminine behavior » (Pitts, 2003, p. 53). Le fait de pratiquer des modifications corporelles est performatif, en ce sens que ces pratiques impliquent de la résistance ainsi qu’un comportement autre que celui attendu du genre féminin. Bien que ces perspectives féministes donnent des éléments de réflexion sur le sujet, il est important de souligner le discours des femmes qui pratiquent les modifications corporelles et qui restent les plus à même de partager leurs connaissances et leurs expériences. Pitts indique:
Women body modifiers have argued that modifying the body promotes symbolic rebellion, resistance, and self-transformation – that marking and transforming the body can symbolically »reclaim » the body from its victimization and objectification in patriarchal culture (2003, p. 49).
Contrairement à la position de certaines féministes, les femmes qui subissent des modifications corporelles considèrent par le biais de ces pratiques le pouvoir de « resignification » du corps (Butler, 2004, p. 196-197). Le corps, ainsi réapproprié, ne fait plus l’objet d’une victimisation ou d’une objectification.
Toutefois, ce pouvoir de réappropriation, de subversion et d’empowerment est critiqué par rapport à sa portée quant à la transformation sociale :
[c]ritics of women who use as a means of empowerment often question its « real world » impact, arguing that tattooing shifts the focus of women’s issues from society to the self; that tattooed women are empowered only in their minds; and that women who find solace in tattoos are no different from women for whom shopping and exercise are substitutes for problem-solving (Mifflin, 2001, p. 116).
C’est à partir de cette dissonance que je tenterai de réfléchir sur la limite des corps tatoués des femmes comme pouvoir de résistance.
En effet, dans ce contexte socioculturel, je propose de situer les corps tatoués dans un continuum qui inclut la conformité aux normes de beauté dites féminines et la résistance à celles-ci.
Dans le contexte d’une société plurielle, où la logique dominante soutient que la « relation au corps est désormais celle à un objet nourrissant la représentation de soi » (Le Breton , 2010, p. 140) et que, conséquemment, les modifications corporelles sont effectuées selon un désir de se singulariser (Le Breton , 2010, p. 141), il s’avère dès lors complexe d’associer les corps modifiés ou tatoués à une forme de résistance. En effet, dans ce contexte socioculturel, je propose de situer les corps tatoués dans un continuum qui inclut la conformité aux normes de beauté dites féminines et la résistance à celles-ci. Dans l’article « Pretty in Ink : Conforming, Resistance, and Negociation in Women’s Tattooing » (2002), Atkinson soutient ce point de vue au regard des significations du tatouage chez les Canadiennes anglophones. Il propose de considérer les modifications corporelles, dont le tatouage, comme étant des messages culturels informant sur la conformité et la résistance aux normes de féminité, sans pour autant que la conformité ou la résistance ne soient conçues comme des pôles. Atkinson conclut que 25,26 % des femmes interrogées affirment façonner leur féminité à l’aide de leurs tatouages ; 40 % des participantes disent considérer la façon dont les hommes percevront leurs tatouages afin de correspondre aux normes de beautés féminines, et finalement 23% des femmes souhaitent améliorer l’esthétique de leur corps par le tatouage (Atkinson, 2002, p. 225). Ainsi, la prise en compte du jugement esthétique des hommes est considérable chez les femmes interrogées. L’auteur écrit, concernant le récit d’une femme souhaitant améliorer son apparence par les tatouages :
Celeste’s tattoo project is an embodied reproduction of the established cultural standard that women conform to men’s desires and sexual interests – to extend that a woman will radically modify her body in the process of such conformity (Atkinson, 2002, p. 225).
Dans ces cas, le tatouage devient une pratique esthétique répondant aux normes patriarcales de l’idéal féminin, au même titre que la liposuccion ou les implants mammaires (Atkinson, 2002, p. 225). Celui-ci s’inscrit donc dans la continuité des marques de sexes, au même titre que les vêtements, tels que décrits par Guillaumin dans son ouvrage Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature (1992). Par ailleurs, 18 % des participantes affirment que leurs motivations à se faire tatouer s’inscrivent dans une perspective de liberté et d’empowerment. Elles expriment un désir d’explorer leur féminité par le biais du tatouage. Or, leurs projets de tatouage reproduisent les normes de féminité, de par le choix du motif tatoué, la taille de celui-ci et de son emplacement (Atkinson, 2002)6Les tatouages stéréotypés féminins sont caractérisés par une petite taille avec des traits fins (Irwin, 2001, p.65). De plus, ils se situent sur des régions du corps qui peuvent facilement être cachée, telles que le bras, la cheville, la hanche, la poitrine ou le dos (DeMello, 1995, p.73; Swami, Furnham, 2007).. De manière générale, on remarque que chez les femmes interrogées le désir de résistance et de conformité sont coexistants, dépendamment du contexte d’interaction dans lequel elles se situent. L’étude d’Atkinson présente un portrait nuancé de la pratique du tatouage chez les femmes et de ses significations, dans un contexte occidental contemporain, puisque, même si le tatouage se popularise, il peut être stigmatisant. De plus, les femmes se tatouent parfois conformément aux normes de beauté féminine, parfois elles se tatouent en réaction à celles-ci et elles tentent de ce fait de les subvertir. (Atkinson, 2006 ; Pitts, 2003).
Ces résultats illustrent le paradoxe entre le sentiment d’empowerment provoqué par le fait de porter des tatouages et le fait de se conformer aux attentes normatives imposées par divers contextes.
Dans un article intitulé « Tattoo and the Self » (Mun et al., 2012), les auteures s’intéressent à la relation entre le tatouage et la modification de la perception de soi chez les femmes tatouées. Conséquemment, un changement de comportement qui accompagne la modification de la perception de soi (Mun et al., 2012, p. 135). Les auteures soutiennent que 30 % des participantes à l’étude se disent être plus confiantes depuis qu’elles ont des tatouages (Mun et al., 2012 p. 143). Une participante évoque : « I felt I was finally in a moment where I was in control of my life. I see myself as a more confident and autonomous person who exerts control over my own decision and behavior » (Mun et al., 2012, p. 143). Ce sentiment d’empowerment éprouvé chez les femmes tatouées fait écho aux conclusions d’autres études précédemment exposées (Le Breton, 2002 ; Pitts, 2003 ; Atkinson, 2002). Bien que 76 % des participantes soutiennent qu’elles ne se soucient pas de la perception de leurs tatouages par les autres, les auteures mentionnent que le choix des vêtements portés s’effectue selon le désir de cacher les tatouages ou, au contraire, les mettre en valeur, c’est-à-dire de les rendre visibles (Mun et al., 2012, p. 143). Par exemple, le fait de se vêtir différemment pour un entretien d’embauche, ou lorsqu’on se présente devant sa famille qui désapprouve les tatouages (Mun et al., 2012, p. 144). Ces résultats illustrent le paradoxe entre le sentiment d’empowerment provoqué par le fait de porter des tatouages et le fait de se conformer aux attentes normatives imposées par divers contextes.
En dépit de la popularisation du tatouage, la perception sociale des femmes tatouées et la réception cette pratique n’est pas unanimement positive, même chez les plus jeunes générations qui entretiennent une relation de proximité avec le tatouage (Musambira, Raymond, Hastings, 2016). Concernant spécifiquement les femmes tatouées, elles sont jugées plus sévèrement que les hommes tatoués selon différents stéréotypes, tel qu’il sera ultérieurement indiqué (Swami et Furhnam, 2007, p.349; Musambira, Raymond, Hastings, 2016, p.11; Armstrong, 1991; Hawkes et al., 2004). Ces analyses sont faites dans une démarche quantitative. Les perceptions sont recueillies par sondages où les participant.e.s répondaient en inscrivant leurs perceptions sur des échelles. En communication, l’analyse des perceptions sociales des femmes tatouées est menée selon l’objectif de comprendre le rôle des tatouages en communication et dans le processus de catégorisation ou de stigmatisation des individus (Musambira, Raymond, Hastings, 2016, p. 10). En psychologie, l’objectif de l’étude de Swami et Furnham (2007) est de rendre compte de l’influence des tatouages sur la perception des femmes quant à leur attirance, la promiscuité sexuelle et leur consommation d’alcool. Or, auparavant en psychologie, la pratique du tatouage était considérée comme une psychopathologie, puis comme simple forme d’extraversion (Vail, 1999). La modification de l’angle d’analyse du tatouage dans ce champ semble significative d’un point de vue de la normalisation de la pratique. Ces recherches (Musmabira, Raymond, Hastings, 2016 ; Swambi, Furhnam, 2007) nous informent sur les perceptions des femmes tatouées et non tatouées selon différentes variables, et ce, dans un contexte précis et selon une population déterminée. Elles illustrent notamment que le fait de porter des tatouages affecte la perception de la crédibilité des femmes, l’attirance physique décroît en fonction du nombre de tatouages, tandis que la perception de la promiscuité sexuelle croît en fonction du nombre de tatouages. Finalement, les études illustrent que les femmes tatouées sont perçues plus négativement que les femmes non tatouées. Or, il aurait été pertinent d’avoir des commentaires justificatifs des sondé.e.s sur leurs perceptions des femmes tatouées, puisque cela aurait permis de comprendre les logiques qui sous-tendent lesdites perceptions. Avoir deux approches, soit quantitative et qualitative, aurait permis d’obtenir des nuances sur les perceptions, ainsi que des conclusions compréhensives et descriptives du phénomène. Par ailleurs, les études n’interrogent que trois variables des perceptions, et ce sans contexte, ce qui constitue une limite à la généralisation des perceptions des femmes tatouées. Finalement, une perspective féministe apportée à ces travaux aurait favorisé une meilleure compréhension du jugement social plus sévère envers les femmes tatouées, comparativement à celui porté aux hommes tatoués. En effet, cette différence dans les perceptions est le résultat des rapports sociaux de sexes qui produisent les catégories sociales d’hommes et de femmes et dont les membres doivent correspondre à des normes de genre. En ce sens, il est possible de donner une piste d’explication théorique s’articulant autour du fait que les femmes tatouées semblent déranger les normes féminines, et que conséquemment, elles sont jugées plus sévèrement.
Une étude canadienne en psychologie (Hawkes, et al., 2004) aborde également la perception des femmes tatouées. Cette étude soutient qu’il y a une importante corrélation entre le genre des participant.e.s, le fait qu’ils ou elles soient tatouées ou non tatouées (et si oui, la taille de leurs tatouages) et les résultats obtenus. Dans ce cas, la perception des femmes tatouées est analysée selon deux facteurs (Hawkes, et al., 2004, p. 599). Le premier d’entre eux est une évaluation générale incluant la perception de la féminité. On y retrouve des éléments dichotomiques tels que bon-mauvais, beau-laid, féminin-masculin, gentil-cruel, etc. (Hawkes, et al., p. 597) Le deuxième facteur est basé sur la force et le comportement (activity). On y retrouve les éléments suivants : faible-fort, passif-actif, prudent-imprudent, etc. (Hawkes, et al., p. 597) De manière générale, les femmes tatouées sont perçues comme étant plus puissantes (powerful) et actives que les femmes non tatouées. Telle que les deux études américaines précédemment mentionnées, l’étude canadienne indique aussi que les femmes tatouées sont jugées plus négativement que les hommes tatoués (Hawkes, et al., p. 595). Or, l’étude offre des éléments d’explication de cette dissymétrie quant à la perception des individus tatoués, tel que le refus des femmes tatouées de se conformer aux normes de genre (Hawkes, et al., p. 595). Les auteures soulignent également un lien entre le statut des femmes tatouées et les mouvements féministes :
Backlash against women’s movement since the 1980s (Faludi, 1991) may also explain people’s negative attitudes towards women with tattoos […] Consequently, men’s negative reactions to tattoos on women may stem from their resistance towards women’s rights. We therefore expected that support feminism and the women’s movement would rather be related to attitudes toward women’s tattoos, particularly male participants (Hawkes, et al., p.595).
Au contraire des deux études précédentes, cette recherche canadienne propose un lien intéressant entre une attitude négative des hommes envers les femmes tatouées et des positions de résistance par rapport aux luttes féministes. Cette explication se prolonge dans une forme de sexisme que soulignent les auteures par rapport à la perception des individus tatoué.e.s, puisque les hommes ont tendance à avoir une attitude plus négative que les femmes par rapport aux femmes tatouées (Hawkes, et al., p. 602). Finalement, l’étude conclut que les femmes avec de grands tatouages visibles prennent des risques socialement (Hawkes, et al., p. 604).
Au contraire, on soutient l’hypothèse que le tatouage renforce ou permet une forme d’objectivation du corps des femmes malgré elles, puisque les corps s’inscrivent dans un contexte social où l’inégalité des rapports sociaux de sexe influence les relations sociales et où la classe sociale des hommes domine celle des femmes.
Le stéréotype selon lequel les femmes tatouées ont une plus grande promiscuité sexuelle a une incidence sur le comportement des hommes envers les femmes tatouées. Autrement dit, on remarque que les hommes ont un comportement différent envers les femmes tatouées, lorsque ceux-ci adhèrent au stéréotype. Par ailleurs, une étude menée en France porte spécifiquement sur les comportements et les attitudes des hommes envers les femmes qui ont un tatouage (Guéguen, 2013). L’analyse comporte deux volets. Dans un premier temps, le chercheur s’intéresse à la rapidité à laquelle les hommes abordent les femmes au regard du fait que celles-ci possèdent ou non un tatouage. Dans un deuxième temps, les hommes sont interrogés sur la probabilité qu’ils ont d’avoir un rendez-vous amoureux avec ces femmes, à la simple vue de celles-ci, ainsi que la probabilité d’avoir une relation sexuelle avec elles lors de ce premier rendez-vous. L’expérience de terrain met en scène une femme seule à la plage, lisant un livre, couchée sur le ventre. Les femmes participantes portent ou non un tatouage temporaire au bas du dos. Les conclusions de l’étude montrent que les hommes abordent davantage les femmes lorsqu’elles ont un tatouage et qu’ils le font de manière plus rapide que lorsqu’elles n’en ont pas. De plus, les hommes interrogés jugent qu’il est plus probable d’avoir un rendez-vous amoureux avec les participantes qui ont un tatouage qu’avec celles qui n’en ont pas, et qu’il y a une plus grande probabilité qu’ils aient une relation sexuelle avec elles lors de ce premier rendez-vous. Cette étude renforce la conclusion de l’étude de Swami et Furnham (2007) soutenant que la perception de la promiscuité sexuelle des femmes augmente en fonction du nombre de tatouage. En ce sens, on peut soutenir que ce stéréotype influence le comportement et l’attitude des hommes envers les femmes tatouées. Il semble possible de souligner la limite de la réappropriation des corps des femmes par le tatouage, ainsi que l’idée paradoxale selon laquelle par le tatouage le corps n’est plus objectivé. Au contraire, on soutient l’hypothèse que le tatouage renforce ou permet une forme d’objectivation du corps des femmes malgré elles, puisque les corps s’inscrivent dans un contexte social où l’inégalité des rapports sociaux de sexe influence les relations sociales et où la classe sociale des hommes domine celle des femmes.
Conformément à ce qui a été précédemment exposé, une seconde hypothèse, peut être soumise : les tatouages chez les femmes accentuent leurs visibilités dans les lieux publics. Selon les conclusions des études portant sur leurs perceptions sociales, notamment à ce qui a trait au stéréotype de la plus grande promiscuité sexuelle chez les femmes tatouées, elles seront probablement sujettes à des formes de harcèlement spécifique à leurs tatouages et leurs corps. Par exemple, l’apparition du terme tattcalling qui renvoie au catcalling7On définit le catcalling comme étant « the »use of crude langage, verbal expressions, and nonverbal expression that takes places in public areas such as street, sidewalks, or bus stops. » » (Chhun, 2011, p. 276, cité dans O’Leary, 2016, p. 32). Il faut ajouter que « another element of cat calling is that of forced of communication in which a catcaller symbolically forces himself into a woman’s space by means of verbal expression » (Ibid., p.277, cité dans O’Leary, 2016, p.33)., mais dont les commentaires sont axés sur le ou les tatouages des femmes.
Pour conclure, au regard de l’historique de la pratique du tatouage, il a été possible de constater la complexité des significations sociales de la pratique qui se sont sédimentées dans la conscience collective, puisqu’à une certaine époque le tatouage traversait déjà les classes sociales, étant pratiqué à la fois par les classes dirigeantes et dominantes et les classes populaires. Cette ambivalence de la marginalité historique de la pratique du tatouage est encore aujourd’hui une réalité, car le tatouage, en dépit de sa popularité grandissante, engendre encore des formes de stigmatisation. De plus, il a été possible de remarquer qu’il existe un paradoxe au sein des femmes tatouées, entre le sentiment d’empowerment et de résistance et celui de conformité aux attentes normatives. Par exemple, les contextes peuvent inciter les femmes à se vêtir dans le but de cacher leurs tatouages, ou encore de correspondre aux normes de féminité en possédant des tatouages aux traits fins et petits. En ce sens, on illustre d’une certaine façon la limite du pouvoir de résistance des corps tatoués. Bien que ceux-ci dans plusieurs contextes offrent la possibilité de revendiquer une identité différente et de transgresser les normes de beauté féminine, matériellement les corps sont soumis à des normes sociales qui diffèrent selon les situations et que ces corps s’adaptent ou non à celles-ci. Il faut rappeler également l’incidence des rapports sociaux de sexe inégaux sur les conditions matérielles d’existence de la classe sociale des femmes et des enjeux qui y sont reliés, comme illustré par les hypothèses précédemment proposées. Il serait pertinent, lors de recherches futures, de poursuivre cette réflexion en y ajoutant une analyse de la représentation sexualisée des femmes tatouées dans les médias, par exemple dans les revues portant sur le tatouage, les émissions télévisuelles ou dans la pornographie, afin de comprendre davantage la limite de l’émancipation des femmes par le tatouage.
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