Espaces, corps et genres
Le sport comme lieu de résistance : l’importance du corps dans une quête de réappropriation de soi
Texte : Jessica Gauthier
Illustrations : Karina Pawlikowski
Il y a un peu plus d’un an, j’ai vu une annonce sur les réseaux sociaux : un cours d’art martial, plus précisément de jiu-jitsu, donné par une femme et réservé aux femmes. Je m’y suis inscrite en amorçant parallèlement des études féministes. C’était un défi, ce n’est pas mon genre, les cours sportifs en groupe, encore moins un sport de combat. En 30 ans, je n’avais jamais pratiqué ni l’un ni l’autre. Avec le temps, j’ai réalisé que la théorie que j’étudiais à l’université prenait sens et que la pratique de ce sport résonnait en moi plus que je ne l’aurais pensé. Ça fait maintenant partie de ma vie.
Habituellement, les cours d’arts martiaux sont enseignés par des hommes. Les étudiants sont en grande majorité de genre masculin, et une grande partie des écoles où l’on trouve des cours d’autodéfense ou de sports de combat appartiennent à des hommes. Les cours adressés aux femmes sont aussi conçus et enseignés par des hommes. Voyez-vous la problématique ? Ce boys club a de quoi désarmer une femme qui, justement, cherche le contraire. Au gym où je vais, ils ont décidé d’être plus inclusifs et d’établir un cours donné par une femme, pour les femmes.
Notre coach transporte un bagage précieux qu’elle utilise dans son enseignement, c’est-à-dire celui d’une femme. Elle a une expérience à mettre de l’avant. C’est avec un point de vue complètement différent qu’elle nous transmet son savoir : « Si un jour une étudiante arrive et que, comme moi, elle a subi une agression ou même pire s’est fait violée, battre, etc., et qu’elle veut apprendre à se défendre, je trouve ça ridicule que, pour y arriver, elle doive se battre avec des hommes et avoir un homme comme enseignant ». Une femme sur quatre est victime d’agression(s) sexuelle(s). Statistiquement, trois femmes dans le groupe en ont subi ou en subiront, sans compter nos filles. Quand ça arrive, malheureusement, ce n’est souvent pas la justice qui nous aidera à nous reconstruire.
De plus, ma coach, comme plusieurs autres femmes dans le groupe et moi, a vécu la maternité. Dans notre cours, les enfants sont bienvenus : ils longent parfois le mur pour nous regarder. Pour eux, des mères qui combattent, ça va de soi. Les femmes s’apprennent les unes les autres dans un esprit de solidarité, j’ai le sentiment que nous sommes vraiment autonomes. C’est notre safe space.
Le jiu-jitsu est une danse, dans ce cas-ci, entre deux femmes. C’est un corps à corps en règle. Il faut répéter sans cesse les mouvements pour qu’ils deviennent naturels.
Je pratique les techniques et, à force de répétition et d’assiduité, ma tête finit par créer de nouveaux scénarios et de nouvelles possibilités à propos de ce que je peux être. Me construire et me déconstruire en même temps : j’arrête de m’excuser, je deviens plus confiante, forte et en contrôle.
Le sentiment d’un regard omniprésent sur notre corps est renversé. Il ne vient plus de l’extérieur. Le corps comme objet sexuel ou esthétique n’existe plus. Le regard vient de l’intérieur, de soi. Il est concentré sur chaque mouvement, sur l’intensité et la puissance nécessaire, sur la technique, sur l’accomplissement physique, sur la possibilité de faire une soumission. Il n’y a de place pour rien d’autre. À force d’images de minceur et de passivité, de corps dépourvus de musculature et de solidité, on devient vulnérables. Ici, on apprend le contraire. On (ré)apprend à être en contact direct avec quelqu’un, à se faire toucher et à toucher l’autre. Les parties de notre corps qu’on voyait comme des défauts deviennent des forces. Le corps devient notre allié. Toutes les formes peuvent performer et combattre.
Les tentatives de réparation et de prévention d’agressions sexuelles mettent plus souvent l’accent sur le côté cognitif. On en oublie l’aspect physique, qui est pourtant une voie essentielle à explorer. En s’appropriant l’expérience qu’offrent les sports de combat, on (re)transmet un nouveau message : les corps féminisés peuvent être puissants, virils et confiants. Ils ne sont plus figés et ils peuvent se défendre.
Ce message est de plus en plus observable : en un an, le groupe est passé de deux femmes à douze. Chaque semaine, nous occupons cet espace traditionnellement réservé aux hommes. De par notre énergie, notre motivation et notre nombre qui ne cesse de grandir, on investit l’endroit et on déconstruit le genre par notre présence. Au même titre qu’une performance artistique où le corps même devient l’œuvre, quand je pratique cette discipline, il n’est plus objet : il est en mouvement, visible. Il devient politique.
Notes biographiques
Jessica Gauthier a tout récemment obtenu un baccalauréat ès sciences sociales avec mineure en études féministes et de genre à l’université d’Ottawa. Elle est la fière mère de Sarah et Lucas et fait présentement sa maîtrise en éducation. Elle valorise une éducation féministe et inclusive et réfléchit à des modèles d’école alternatifs. Elle a un intérêt pour les sports, notamment la pratique du jiu-jitsu brésilien et la course à pied.