Les abus sexuels en contexte de violence conjugale : un problème de société
À l’automne 2014, le mouvement #AgressionNonDénoncée, lancé par la Fédération des femmes du Québec, enflammait les réseaux sociaux, dans la foulée du scandale entourant de nombreuses accusations d’agressions sexuelles déposées contre Jian Ghomeshi1 Marie-Ève Maheu,« #AgressionNonDénoncée: des victimes brisent le silence », Radio-Canada, repéré le 30 octobre 2015 à http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2014/11/05/004-agressions-non-denoncees-campagne-federation-femmes-quebec-twitter.shtml,2014. . Cet animateur, vedette de la radio torontoise, sera finalement acquitté de toutes les accusations qui pesaient contre lui2 Diana Mehta et ColinPerkel, « Agressions sexuelles: Jian Ghomeshi est acquitté », Le Devoir, repéré le 24 mars 2016 à http://www.ledevoir.com/societe/justice/466444/proces-ghomeshi, 2016.. Ce mouvement mettait en lumière les abus sexuels subis par les femmes d’aujourd’hui, parfois au sein même de leur relation de couple, et ce, malgré les avancements de l’intervention féministe depuis les dernières décennies. En effet, depuis les années 1970, la thérapie féministe états-unienne se développe dans un contexte où l’Amérique est secouée par un mouvement de protestation contre la société capitaliste, raciste, inégalitaire, violente et hiérarchique3 Line Lévesque, Femmes, santé mentale et intervention féministe, TRS3550 : notes de cours, Université du Québec à Montréal, Faculté des sciences humaines, 2015.. Les militantes féministes désirent alors lutter pour l’autonomie des femmes, et en fin démontrer que le contexte politique patriarcal se déploie jusque dans la vie privée des familles4Ibid.. C’est d’ailleurs ce pont qui permettra aux intervenantes féministes d’élargir leur champ d’intervention jusque dans le privé, et donc de pouvoir venir en aide aux survivantes de violence conjugale5Ibid.. Afin de mieux comprendre les agressions sexuelles en contexte de violence conjugale, il est d’abord nécessaire de mettre en lumière quelques éléments factuels sur ce type de violence, pour ensuite pouvoir en identifier les causes et les conséquences.
Les éléments factuels concernant les abus sexuels dans un contexte de violence conjugale sont nombreux et multidimensionnels. Il est donc difficile de se limiter à quelques-uns d’entre eux pour tenter d’expliquer un problème social aussi important et complexe. Une revue historique s’impose afin de circonscrire l’ampleur de ce problème social encore très présent aujourd’hui, comme le démontrent les statistiques les plus récentes6 Solange Cantin, « Les controverses suscitées par la définition et la mesure de la violence envers les femmes », Service social 44, no. 2, 1995, p. 23-33; Geneviève Lessard et al., « Les violences conjugales, familiales et structurelles: vers une perspective intégrative des savoirs », Enfances Familles Générations, no. 22, 2015, pp. 1-26.. En effet, l’octroi du statut social et juridique aux femmes au sein de la société permet de cerner l’apport important des luttes féministes du dernier siècle en matière de violence conjugale. Ce sont les revendications de la première vague qui ont permis aux femmes d’obtenir l’universalité des droits civiques sans discrimination basée sur leur sexe7 Ariane Gibeau, Introduction à la pensée féministe, FEM1000: notes de cours, Université du Québec à Montréal, Faculté des sciences humaines, 2015.. Le droit de vote accordé aux femmes, de même que l’octroi du statut juridique, stipulent une supposée égalité de droits entre les sexes8 Kathleen Laughrea, Claude Bélanger et John Wright, « Existe-t-il un consensus social pour définir et comprendre la problématique de la violence conjugale ? », Santé mentale au Québec 21, no. 2, 1996, pp. 93-116.. Malgré ces avancées juridiques, il reste beaucoup de travail à faire pour que des impacts réels se fassent sentir. Par exemple, en 1980, le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme déclarait qu’une Canadienne sur dix était victime de violence conjugale9 Linda MacLeod et Andrée Cadieux, 1980, citées dans Solange Cantin, 1995, op. cit.. En février 1993, l’Université Carleton à Ottawa se penchait à nouveau sur la question dans le contexte de son campus et estimait que 45,8 % des étudiantes avaient été victimes d’abus sexuel depuis leur sortie du secondaire. La même année, une enquête de Statistique Canada révélait que plus de la moitié des Canadiennes avaient été victimes d’au moins un acte de violence physique ou sexuelle depuis l’âge de 16 ans, et que le quart d’entre elles avaient été victimes de violence physique ou sexuelle de la part de leur conjoint10 Solange Cantin, 1995, op. cit., p. 28.. Des statistiques plus récentes11 Ting Zhang et al., 2012; OMS, 2013, tous deux cités dans Geneviève Lessard et al., 2015, op. cit. confirment que le phénomène ne s’est toujours pas essoufflé. Encore de nos jours, la violence conjugale est la forme la plus courante de violence subie par les femmes, et dépasserait largement les frontières des pays: le tiers des femmes à travers le monde ont déjà subi de la violence physique ou sexuelle de la part d’un partenaire intime12Ibid..
Les causes des agressions sexuelles dans un contexte de violence conjugale sont complexes et s’enracinent à plusieurs niveaux. Tout d’abord, la difficulté de la société à définir la violence conjugale, telle que mentionnée précédemment, ne semble pas anodine. Selon l’analyse féministe, la violence des hommes contre les femmes puise sa source dans les fondements mêmes de la société, où l’organisation sociale et juridique repose justement sur la détention de l’autorité et du pouvoir par les hommes, au détriment des femmes13 Maria Nengeh Mensah, Rapports de sexe, vie privée et intervention sociale, TRS1305: notes de cours, Université du Québec à Montréal, Faculté des sciences humaines, 2014; Line Lévesque, 2015, op. cit.. Cette omniprésence du patriarcat « légitimise, à la limite, le droit de violence des hommes sur les femmes14 Kathleen Laughrea, Claude Bélanger et John Wright, 1996, op. cit., p. 104. ». Cette violence masculine bénéficierait, selon plusieurs féministes15 Comité canadien sur la violence faite aux femmes, 1993, cité dans Kathleen Laughrea, Claude Bélanger et John Wright, 1996, op. cit., d’une tolérance généralisée au sein de la population. D’une part, cette tolérance se manifesterait à un niveau individuel ; certaines militantes féministes sont d’avis que la violence au sein des relations intimes ne résulte pas d’actes isolés de perte de contrôle, mais qu’elle résulte plutôt « [d’un] acte de domination envers un-e partenaire ou un-e ex-partenaire intime16 Geneviève Lessard et al., 2015, op. cit., p. 3. ». D’autre part, la tolérance de la violence masculine s’enracinerait également à un niveau institutionnel, notamment dans l’élaboration des lois17Comité canadien sur la violence faite aux femmes, 1993, cité dans Kathleen Laughrea, Claude Bélanger et John Wright, 1996, op. cit.. La pratique judiciaire entourant les accusations de viol et d’agressions sexuelles en est un bon exemple. En effet, le Code criminel oblige les victimes d’agressions sexuelles, des femmes et des filles dans 84 % des cas au Québec18 Ministère de la Sécurité publique du Québec, 2012, cité dans Line Lévesque, 2015, op. cit., à prouver « hors de tout doute raisonnable » leur absence de consentement19Solange Cantin, 1995, op. cit., p. 65.. Les victimes se voient souvent discréditées par la défense, qui « tente de prouver que [celles-ci l’avaient] bien cherché ou mérité, que l’accusé n’est pas vraiment coupable20Ibid., p. 72. ». Il va sans dire que le patriarcat semble s’immiscer jusque dans le Code criminel en favorisant les agresseurs — qui sont, dans 97 % des cas rapportés au Québec, des hommes21 Ministère de la Sécurité publique du Québec, 2012, cité dans Line Lévesque, 2015, op. cit. — au détriment des victimes.
Dans le même ordre d’idées, le viol, souvent limité à une pénétration forcée d’un homme contre une femme, est souvent commis par des hommes dits « normaux », présentés comme n’ayant aucun trouble de santé mentale précis. On tombe ainsi dans un piège; « si l’attaquant est un homme normal, c’est peut-être qu’il est poussé à commettre un tel assaut sexuel parce que la victime l’y a incité22Renée Colette-Carrière, « La victimologie et le viol, un discours complice », Criminologie 13, no. 1, 1980, p. 74. ». L’affaire Brock Turner, où un jeune universitaire américain s’est vu écoper d’une peine de prise d’à peine six mois pour le viol qu’il a commis (afin de ne pas nuire à sa carrière d’athlète)23Radio-Canada, avec Associated Press et Reuters, 30 septembre 2016, repéré le 17 octobre 2016 à http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/International/2016/09/30/007-nouvelles-loi-californie-renforcement-agressions-sexuelles-viol.shtml., est un exemple criant de cette culture du viol, où le coupable est protégé par le système de justice. Cette culture du viol semble encore bien présente au sein de notre société, et ce, même dans les cas d’abus sexuels survenant en contexte de violence conjugale, comme des survivantes l’ont récemment dénoncé sur les réseaux sociaux, dans la foulée du mouvement #AgressionNonDénoncée24 s.a., «The Morning after I was Raped, I made my Rapist Breakfast », Feministing, repéré le 30 octobre 2015 à https://thenib.com/trigger-warning-breakfast-c6cdeec070e6, 2014..
En terminant, les abus sexuels en contexte de violence conjugale sont difficiles à circonscrire en tant que problème social spécifique. Les causes et les conséquences semblent inextricables, tissées dans une courtepointe complexe de problèmes sociaux très vastes qui remontent aux racines mêmes de la société. D’une part, on retrouve la problématique des abus sexuels subis majoritairement par les filles et les femmes, lesquels sont perpétrés presque exclusivement par des hommes25 Ministère de la Sécurité publique du Québec, 2012, cité dans Line Lévesque, 2015, op. cit.. D’autre part, il y a le problème de la violence conjugale subie par les femmes, qui se « perpétue parce que les structures de la société reposent sur l’inégalité des pouvoirs [; les] hommes et les femmes ont des rôles précis, les hommes dominent et les femmes “encaissent”26 Dominique Bilodeau, « L’approche féministe en maison d’hébergement: quand la pratique enrichit la théorie », Nouvelles pratiques sociales 3, no. 2, 1990, p. 47. ». Ainsi, le patriarcat façonne les structures sociales de même que la construction idéologique des rôles sexuels traditionnels. Les relations entre les hommes et les femmes en sont d’ailleurs encore imprégnées de nos jours, autant dans la vie privée (comme c’est le cas des agressions sexuelles en contexte de violence conjugale) que politique (notamment à travers la culture du viol), et ce, malgré les avancées des luttes féministes depuis le milieu du 19e siècle.
Cette domination masculine, de même que la construction sociale du sujet féminin, semblent encore intrinsèquement liées à notre organisation politique et structurelle patriarcale. Les répercussions de ce patriarcat sont encore très présentes, et ce, particulièrement dans les cas où d’autres problèmes sociaux sont impliqués, notamment la pauvreté, la difficulté d’accéder à l’éducation ou encore le manque de soutien27Luc Thériault et Carmen Gill, « Les déterminants sociaux de la santé et la violence conjugale: Quels sont les liens ? », Service social 53, no. 1, 2007, pp. 75-89.. Dans un tel contexte d’oppression, l’émergence du concept de l’intersectionnalité est des plus importantes, en ce qu’elle tente de « répondre aux multiples façons dont les rapports de sexe entrent en interrelation avec d’autres aspects de l’identité sociale28Christine Corbeil et Isabelle Marchand, « Penser l’intervention féministe à l’aune de l’approche intersectionnelle: défis et enjeux », Nouvelles pratiques sociales 19, no. 1, 2006, p. 46. ». Ainsi, la perspective intersectionnelle en intervention auprès de survivantes de violence conjugale est incontournable, puisque cette violence découle de problèmes sociaux plus larges, emprisonnant simultanément les femmes dans de multiples formes d’oppressions.