Les enjeux du regard et de la voix dans Lolita et Virgin Suicides
Dans l’introduction de son essai Bad Feminist (2014), l’essayiste et professeure Roxane Gay souligne que « les films, la plupart du temps, relatent les histoires des hommes comme si ce sont les seules histoires qui importent1Nous traduisons: « Movies, more often than not, tell the stories of men as if men’s stories are the only stories that matter. When women are involved, they are sidekicks, the romantic interests, the afterthoughs. Rarely do women get to be the center of attention. Rarely do our stories get to matter. » (Roxane Gay, Bad Feminist: Essays, New York, Harper Perennial, 2014, p. IX) ». Il faut également reconnaître que même lorsque les femmes sont au centre de l’histoire, « il existe tout un corpus de classiques de la littérature où ces narrations leur sont arrachées au profit des hommes2Nous traduisons: « [T]here is a canonical body of literature in which women’s stories are taken away from them, in which all we get are men’s stories. And that these are sometimes not only books that don’t describe the world from a woman’s point of view, but inculcate denigration and degradation of women as cool things to do. » (Rebecca Solnit, « Men explain Lolita to me », Repéré sur Literary Hub à http://lithub.com/men-explain-lolita-to-me, 2015.). » Le deuxième épisode du documentaire Ways of Seeing de John Berger (1972) s’ouvre dans le même sens avec la célèbre formule : « Les hommes regardent les femmes, les femmes se regardent être regardées3Nous traduisons: « Men look at women, women watch themselves being looked at. » (John Berger, Ways of Seeing, BBC, 1972.) ». La lecture féministe de la représentation des femmes, qui est proposée dans ce documentaire analysant les rapports entre images et société par le biais des œuvres d’art, permet ainsi de réfléchir à la question du regard de l’homme sur la femme dans les arts. En effet, ce qui se met en place dans les classiques du cinéma comme Lolita4Stanley Kubrick, Lolita, États-Unis et Royaume-Uni, 1962, 153 min. et Virgin Suicides5Sofia Coppola, Virgin Suicides, États-Unis, 1999, 97 min. nous semble effectivement devoir être pensé en fonction de ce regard auquel les personnages féminins font face et par lequel elles sont dépeintes. Elles s’observent être regardées par les hommes et la vision de l’homme sera celle qui sera retransmise par la caméra. Ce mécanisme est à l’oeuvre dans les deux films que nous nous proposons d’analyser, mais il est également en place dans les romans desquels les adaptations sont tirées, soit Lolita6Vladimir Nabokov, Lolita, Paris, Olympia Press, 1955. de Vladimir Nabokov et Virgin Suicides7Jeffrey Eugenides, Virgin Suicides, Paris, Éditions J’ai lu, 2005.de Jeffrey Eugenides. Ce qui nous apparaît intéressant dans le déploiement de la perspective de l’homme comme point d’énonciation des récits est la déformation de la représentation des personnages féminins.
Déjà, la question du regard se complexifie lorsqu’abordée au cinéma puisque la caméra « efface » en quelque sorte la présence manifeste de l’énonciateur. Ce que la caméra montre (et comment elle le montre) s’ajoute à la triple interaction constituée du regard de l’auteur (masculin), du regard du narrateur (masculin) et de l’objet (féminin) du regard. Il faut sans cesse s’interroger sur la possibilité d’une narration biaisée en raison de l’identité de la personne qui regarde, raconte, et dépeint les autres personnages, comme les événements. Qui regarde (qui)? Qui raconte (quoi)? Qu’est-ce qui (n’)est (pas) montré? Est-ce que les informations transmises sont fiables? D’où viennent-elles? John Berger, toujours, dans Ways of Seeing, illustre pourquoi il faut être sceptique en tant que spectateur.trice: une image (originalement immobile et silencieuse) peut prendre un nouveau sens lorsque l’on y ajoute une musique ou un mouvement, et son impact peut également être modifié selon les relations qu’elle entretient avec ce qui a été montré avant, après ou avec elle8John Berger, 1972, op. cit., (première partie), 19min28sec.. Nous trouvons donc nécessaire que notre lecture de Lolita et de Virgin Suicides soit orientée par la prise en compte du « male-gaze » qui opère une construction symbolique autour des personnages féminins. Nous retiendrons, comme définition de ce concept (qui pourrait être traduit par le « point de vue de l’homme »), que le « male gaze9Le concept de « ManicPixieDream Girl », bien qu’il ne concerne pas les films étudiés ici, nous a permis de comprendre les conséquences de ce « male-gaze » dans le développement des personnages féminins au cinéma. Le terme est un échec (selon son créateur), mais il a permis d’alimenter une réflexion sur le rôle, la représentation et la réduction psychologique de ces protagonistes. » est10Nous traduisons: « In film theory, the point of view of a male spectator reproduced in both the cinematography and narrative conventions of cinema, in which men are both the subject of the gaze and the ones who shape the action and women are the objects of the gaze and the ones who are shaped by the action. In her psychoanalytic theory of the male gaze, Mulvey argues that in classical Hollywood cinema, the film spectator oscillates between two forms of looking at the female image: voyeuristic looking involves a controlling gaze; fetishistic looking involves an obsessive focus on some erotic detail. She claims that these conventions reflect the values and tastes of patriarchal society. » La définition est tirée de l’entrée « male-gaze » dans A Dictionary of Media and Communication (Repéré à www.oxfordreference.com) et fait référence à la critique féministe britannique Laura Mulvey qui a introduit le concept en 1975 dans son essai « Visual Pleasure and Narrative Cinema ». :
le point de vue du spectateur masculin qui est reproduit dans les conventions cinématographiques et narratives du cinéma, dans lequel les hommes sont à la fois le sujet du regard et ceux qui construisent l’action, alors que les femmes sont les objets du regard et celles qui sont construites par l’action. Dans son analyse psychanalytique de ce point de vue de l’homme, Mulvey argumente que, dans le cinéma classique hollywoodien, le spectateur du film oscille entre deux façons de regarder l’image féminine: un regard voyeuriste qui implique une perspective contrôlante, ou un regard fétichiste qui implique une obsession précise sur un détail érotique. Elle ajoute que ces conventions reflètent les valeurs et les goûts d’une société patriarcale.
Ainsi, la manière dont sont racontées Dolorès Haze (Lolita) et les sœurs Lisbon (The Virgin Suicides) a un effet sur les spectateurs.trices, ce qui est problématique considérant qu’elles existent seulement dans le regard d’Humbert et dans celui des garçons du voisinage.
En effet, en raison de ce point de vue narratif interne, dans les romans comme dans les films, nous pouvons mettre en doute la fiabilité des descriptions et des images accolées aux personnages féminins. Piégées dans ce système qu’est le « male gaze », les femmes sont objectivées et surtout, l’absence de leur point de vue est synonyme d’absence de construction identitaire autodéterminée. Dans Virgin Suicides, « la voix au ‘nous’ est composée d’hommes transportés 20 ans plus tard afin de reconstruire l’histoire du suicide des cinq sœurs Lisbon11Nous traduisons: « The « we » voice is composed of men determined after some twenty years to reconstruct the story of the five teenage Lisbon sisters’ suicides. » (Debra Shostak, « « Impossible Narrative Voices »: Sofia Coppola’s Adaptation of Jeffrey Eugenides’s The Virgin Suicides », Interdisciplinary Literary Studies 15, no. 2, 2013, p. 180.) » et cette reconstruction d’évènements antérieurs nous semble alors être un autre facteur à considérer lorsque l’on réfléchit à l’énonciation dans ces récits. De ce fait, la construction de ces personnages féminins passe par le regard de ces hommes, désormais adultes, et se fait en fonction de leurs désirs, mais également de leurs souvenirs. Or, une lecture attentive du roman d’Eugenides permet de percevoir une critique de ce regard masculin. On constate que malgré cette médiation qu’opèrent les narrateurs, le dispositif narratif employé par l’auteur est porteur d’une critique intrinsèque. Par l’usage de l’ironie, de contradictions narratives et d’une mise en abîme (le parallèle entre le traitement de la tragédie par les médias et l’enquête effectuée par le groupe de garçons), Eugenides pointe le caractère problématique de sa narration et rend explicite le « male-gaze » posé sur les sœurs Lisbon. Le jeu de regard mis en scène dans le roman montre ce qui se passe quand les filles se refusent au regard masculin, leur suicide illustrant au final l’impossibilité pour elles d’exister au présent. Malheureusement, l’adaptation cinématographique, en raison des difficultés de rendre compte de la narration à la première personne du pluriel, échoue à reproduire cette critique de la perspective narrative masculine12À ce sujet, lire l’article de Debra Shostak « « Impossible Narrative Voices » : Sofia Coppola’s Adaptation of Jeffrey Eugenides’s The Virgin Suicides », op. cit..
Par ailleurs, les analyses de Lolita montrent la double lecture que la prise en compte du point de vue de l’énonciateur (le « male gaze ») permet de faire, en révélant que Dolorès Haze peut être lue autant comme « une gamine délurée, emblème d’une jeunesse américaine libérée des entraves du puritanisme13Maurice Couturier (dir.), Lolita. Figures mythiques, Paris, Éditions Autrement, 1998, quatrième de couverture. » que comme « une enfant soumise à la tyrannie sexuelle d’un adulte pervers14Ibid. ». La jeune fille est effectivement sexualisée par le regard de l’homme, la reconfiguration du récit s’opérant selon les souvenirs et les désirs de ce « je » qui énonce. De ce fait, la figure féminine oscille entre deux pôles en fonction des lecteurs.trices qui peuvent choisir d’adhérer ou non au point de vue de la narration. Dans « Les scansions du mythe », Maurice Couturier, spécialiste de l’auteur, explique que l’archétype de la lolita se retrouve dans les œuvres précédentes de Nabokov, mais que « [c]’est dans Lolita qu’il est parvenu enfin à écrire un texte magique capable, en partie du moins, de faire oublier la perversion du nympholepte15Ibid., « Les scansions du mythe », dans Lolita. Figures mythiques, Paris, Éditions Autrement, p. 32.. » Le style poétique dans lequel le narrateur exprime ses désirs érotiques détournerait les lecteurs.trices des questions morales entourant le non-consentement de la jeune fille. Au sujet de la réception du film de Kubrick en 1962, Couturier ajoute que « [l]e climat de l’époque était si permissif que l’on oublia très vite le rôle sordide que joue le nympholepte, sans doute parce qu’il se rachète en tant que poète ; on ne retint que l’image d’une gamine délurée, quelque peu vulgaire, certes, mais sexuellement éveillée malgré son jeune âge16Ibid., p. 41. ». Par contre, aux yeux de certains critiques, l’adaptation cinématographique échoue à rendre cette image du poète. Toujours selon Couturier, la nouvelle lecture de l’oeuvre, qui apparaît dans les années 60 et qui tend à considérer la relation comme un rapport de domination/soumission, est celle qui s’applique le mieux à la version de Kubrick17Ibid., p. 51-52. :
Dans cette version du mythe, on est, il faut l’avouer, beaucoup plus près du texte de Nabokov où l’interdit et la censure jouent un rôle prépondérant. […] Mais le rachat de Humbert – de Nabokov – par la poésie incandescente qui irradie tout le texte du roman n’est malheureusement pas transposable à l’écran. La double énonciation qui prévaut en milieu romanesque ne peut être reproduite au cinéma où l’actrice, plutôt que le personnage dont elle tient le rôle, est livrée, directement si l’on peut dire, au regard du voyeur, désirant et coupable à la fois.
Christine Raguet-Bouvart, docteure, professeure et traductologue française, abonde en ce sens dans son article « Mythe de la perversion ou perversion d’un mythe ? », où elle oriente sa réflexion sur ce que l’imaginaire d’Humbert fabrique afin d’attribuer une stature mythique à Lolita18Christine Raguet-Bouvart, « Mythe de la perversion ou perversion d’un mythe ? », Lolita. Figures mythiques, Paris, Éditions Autrement, 1998, p. 58.. Elle affirme que le discours – « à la fois corrompu et faussé19Ibid., p. 71. » – de la narration est traversé d’effets pervers, qui permettent à Humbert de « masquer sa perversion en pervertissant l’image de Lolita20Ibid. ». Dans l’oeuvre de Kubrick, un exemple flagrant de cette perversion par le narrateur est le moment où Humbert rédige son journal intime et que la narration en voix off nous révèle ce qu’il est en train d’écrire : « Ce qui me rend fou est la double nature de cette nymphette… de toutes les nymphettes, peut-être. Ce mélange chez ma Lolita de tendresse, d’enfantillage rêveur… et une sorte de vulgarité étrangement inexplicable21Nous traduisons: « What drives me insane is the twofold nature of this nymphet… of every nymphets, perhaps. This mixture in my Lolita of tender, dreamy childishness… and a kind of eery vulgarity. » (Stanley Kubrick, 1962, op. cit., 36m49sec.) ». En prêtant des intentions à l’adolescente, le narrateur évite de porter un jugement sur ses désirs, de reconnaître sa propre culpabilité.
Cette intervention du regard masculin dans l’articulation de la sexualité féminine est un exemple de la représentation problématique des personnages féminins adolescents au cinéma. On remarque, et ceci est tout aussi valide pour The Virgin Suicides, que22Adrienne Boutang et Célia Sauvaga, Les teenmovies, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, coll. « Philosophie et cinéma », 2011, p. 86. :
Prises entre deux clichés opposés, [les adolescentes] sont vues comme des êtres purs, dont on fétichise la virginité et la candeur, symbolisant par là même la respectabilité et la moralité de la société tout entière. Mais elles sont également considérées comme des objets de désir, dont le corps transitoire (femmes et enfant) est convoité, suivant le mythe de la Lolita.
Cet archétype de la Lolita dont il est question (le terme étant par ailleurs tiré du roman éponyme de Nabokov) renvoie à l’idée d’une jeune fille sexualisée à travers le regard d’un homme mûr et fait également écho à la figure biblique de Lilith. Certes, les enjeux de la narration dans les œuvres analysées sont complexes, mais notre critique de la subjectivité masculine, portée par la voix narrative qui construit et énonce ces représentations d’adolescentes, n’est qu’un premier pas dans une réflexion quant aux enjeux de la sexualité et du désir au féminin. La double lecture possible du personnage de Lolita a su révéler les conséquences de l’exploration du désir féminin, lorsqu’investie par le point de vue de l’homme. L’archétype féminin dépeint s’avère ainsi révélateur des médiations et déformations par lesquelles il est traversé et, conséquemment, en révèle davantage sur l’homme qui l’énonce que sur celles dont il parle.
Ainsi, en nous penchant sur le dispositif narratif dans les œuvres littéraires et filmiques de notre corpus, nous avons pu constater comment Lolita et Virgin Suicides s’avèrent être des histoires où les hommes occupent la place principale: la narration appartenant à leur voix et regard. Même s’ils ne sont pas les objets de l’énonciation, les hommes en sont tout de même le sujet. Cette focalisation interne des personnages masculins pose certainement problème quant à la représentation des personnages féminins, dès lors principalement construits comme objets de désir. Une telle narration leur refuse l’accès à la parole et à toute forme d’agentivité. En 1972, John Berger dans The Ways of Seeing révélait la médiation opérée par le regard de l’homme dans les arts visuels. Deux ans plus tard, Laura Mulvey consacrait l’expression « male gaze » pour parler de trois différentes perspectives en jeu au cinéma : le regard de l’auteur.e/réalisateur.trice, celui du personnage dans l’oeuvre et enfin celui des spectacteur.trice.s. Nous croyons que ces outils contribuent encore aujourd’hui à la critique féministe. Bien que le fait de pointer cette prise de parole des hommes et leur investissement dans la construction des personnages féminins et que de suggérer une méfiance face à ces représentations ne soit qu’une première étape, ce constat permet d’accorder notre attention à des œuvres différentes, en plus de mieux orienter nos choix de produits culturels. Certains films proposent des narrations qui font preuve d’une plus grande sensibilité à l’égard de ces enjeux en privilégiant des récits mettant en scène des femmes et étant racontées depuis un point de vue féminin. Un film comme Mustang (Deniz Gamze Ergüven, 2015), dont la thématique fait grandement écho à The Virgin Suicides illustre cette possibilité. Cette histoire, dont la prémisse est semblable, est racontée de manière complètement différente grâce à la narration au féminin. Nous croyons ainsi qu’un regard critique de la part des spectacteurs.trices favorise l’émergence de telles propositions de la part des réalisateurs.trices.