Lettre à propos d’un lieu où on ne va pas
je pense qu’une fois j’essayais de te dire ce qui me brisait et tu m’as dit quelque chose comme que veux-tu, alors j’ai su que certaines angoisses étaient interdites. ta réponse m’a fait un sentiment de rive-sud, parce que du temps que j’y étais un petit peu enfermée (avant que je n’aie le droit de prendre les transports en commun) je me suis souvent sentie seule avec ma réaction devant les choses. chaque année j’ai tenté de cacher l’angoisse qui me prenait au début de l’école alors que les amies étaient ravies d’y retourner et j’ignore si elles étaient surtout contentes d’avoir rendez-vous avec les autres à tous les jours, de recevoir des habits neufs ou d’entrer dans des blocs d’activités. pour moi c’était la fin du temps, c’était la captivité, d’ailleurs une fois je n’étais pas malade juste désespérée, j’avais fait cinq ans d’enfermement, je voyais ceux qu’il me restait, je suis restée trois jours à la maison. ma mère m’a lue, elle me lit bien, elle m’a laissée, elle m’a comprise et si ça a été possible c’est qu’elle a reconnu que la peine a parfois autorité sur le cours des choses et que le cours de la peine trouve diverses origines, mais j’ai entretenu certaines amitiés avec des filles qui croyaient que la douleur coulait seulement des garçons et j’en ai démissionné parce que les sentiments dans des boîtes ça me scie. je sais que tu n’aimes pas paraître accablée, je t’ai vu transformer ta tristesse en déception, la balayer sous les bibliothèques, pour faire du bien tu fais ta ouate, tu consoles les maux de toutes les personnes qui te sont proches et parfois je me demande si en tenant pour elles le cap tu t’interdis ton affliction. tu voyages sans arrêt, je m’imagine d’ailleurs que lorsque l’on t’interroge sur ton occupation, tu dis voyageuse, comme tu as pu dire étudiante et même si je sais ton amour du mouvement je sais aussi que je ne t’ai jamais demandé ce qui l’alimentait. il y a des milliers de raisons de partir, j’ai vu des personnes quitter parce qu’on les attendait quelque part, j’en ai vu filer par curiosité de ce quelque part et j’en ai connu d’autres qui s’en allaient comme par urgence de s’absenter (comme si en partant elles ne cherchaient pas tellement à rejoindre un endroit, mais plutôt à disparaître de celui qui les tenait). tu pars longtemps et au complet, tu ne donnes pas de nouvelles, tu prends vacance et quand tu reviens tu irradies. c’est alors un grand bonheur de te retrouver, tu es dense, vive et déployée, mais plus tu restes plus tu t’effaces et j’ignore si c’est l’ennui ou les attentes que tu ressens qui ferment des endroits de toi, mais j’aimerais te dire qu’on a le droit d’être mal et que je serai à l’écoute.