Osmose
Mon corps est résistance. Il me résiste un peu à tous les jours. Mais, par chance, j’apprends de lui, maître-dictateur, pour défier ce qui tue cette femme que je suis, malgré moi. Mon corps. J’aimerais qu’il soit doux, aimant, réconfortant. Au lieu d’être cette lutte vaine et infinie. Qui se cache avec charisme derrière mes gloussements acquis de Barbie à la recherche d’un Ken. Ce corps maudit, je l’ai épilé du haut de mes 11 ans, bien que le filament dégoûtant revienne au galop à peine quelques heures plus tard. La guerre à ma propre peau m’a tyrannisée sans répit. Sans que jamais même je ne puisse répondre au nom de quoi je la menais.
Chaque soir, après un brin d’obsession épidermique, je me démaquille et me retrouve face à face avec ces traces violacées autour des yeux que je voudrais pourtant aussi purs qu’un enfant. Je me désillusionne de mon innocence et de ma fraîcheur de petite fille, maganée. Ce corps que, par d’autres moments, de honte ou d’oubli, je couvre un peu trop pour ensuite crever de chaud. Je le redéshabille de suite pour sentir le vent sécher ma peau souillée. Et je deviens aussitôt à vendre. Je rougis, je suis on sale. Dès 15 ans, je mature vite, trop vite. Ce corps-enveloppe résiste et déchire de partout, à chaque rondeur qui devrait être lisse et idéale à empoigner. Il me fait redouter plus que jamais le jour où je créerais à mon tour une autre petite fille. On m’a d’ailleurs prévenue : « Tu n’auras plus de vie et tu n’auras plus de taille. » Je me dis que, prise dans cette malédiction, sourire me sauverait peut-être. Je le fais de toute ma bouche et on me prédit la fanaison précoce, telle une fleur coupée et surexposée au centre de la pièce. Que reste-il à faire ? Je m’instruis. On me trouve prétentieuse avec mes idées lancées haut dans les airs tandis que je planifiais simplement m’envoler. J’ai cessé de sourire. En classe, ma professeure me tague d’intimidante, de baveuse, d’être trop grave, ou d’avoir l’air dépressive. Ça ne la rend pas à l’aise, l’absence de sourire, de légèreté, mon humeur à réfléchir pour un réel instant. J’ose rétorquer aux garçons et prendre la parole à table, on me qualifie de frustrée ou, pire encore, d’hystérique, cette maladie inventée à la femme ignare de son propre entre-jambe. Peut-être qu’avec une autre tête, on m’entendrait. Je me cisaille donc par les cheveux, mais je ne suis plus aussi jolie, je me suis faite souffrance que dit ma professeure et je ne suis plus dans ses préférences que me lance un camarade. Et parfois, un jour sur deux, j’oublie de teindre mes poils de yeux en noir, et on me demande si je suis malade « aujourd’hui ». J’avais oublié que ce n’est pas beau, la fatigue, qu’elle n’est pas convenable à montrer. À force de devoir ne jamais oublier la teinture à poils, l’arrache-poil, la semaine de saignements, la crème de jour et de nuit, le lissage des cheveux trop longs pour les laisser en fouillis, ces autres poils, ceux de la tête, blanchissent à vue d’œil et je suis déchirée entre les arracher ou les subtiliser. Déjà que je trimballe un sein plus bas que l’autre : impossible de se laisser tenter par le No Bra. Je cours à contre-courant d’un escalier roulant qui ne dort jamais. Je paie le péché originel d’être née femme par la mission fatale de devenir autre chose. J’ai appris, à coups de points de vue, que chaque femme doit aspirer à déloger la nouvelle Gal Gadot de son trône de Wonder Woman pour atteindre l’accomplissement ultime. Et son corps est le véhicule de cet objectif. Peinture, sculpture de chair, bootcamp, diète à l’eau et au sel, orthorexie, tous les moyens sont bons pour y parvenir. Petite femme, dont l’instinct sauvage a été exterminé, si tu défies le péché d’être femme, assigné par l’homme effrayé de cet entre-jambe noir, mystérieux et pénétrable, d’où le miracle prend place, ton corps est ton meilleur outil. Le corps de la femme est l’extrême et tendre résistance envers et pour sa féminité. Seule la femme sait ce qu’elle est dans toute sa complexité et sa beauté. Ça ne passe définitivement pas par un traitement esthétique optionnel, quel qu’il soit.
Ce matin, j’ai décidé de considérer mon corps comme point de départ à ma vie plutôt que tout autre modèle auquel je voudrais m’identifier. Quelles sont ces couleurs sur mes cils, mon pubis et mes aisselles ? Quelles sont les formes qui s’incrustent tranquillement dans mon visage ? Ai-je la trace de petits ruisseaux sur les rondeurs de mon corps pour me montrer le chemin de ma féminité ? Mes dents sont-elles le reflet lustré et épatant de mon Dentyne blanchissant ou de ce que je me donne à goûter et pour me nourrir ? Est-ce que mon ventre souffre d’être mal aimé pour son épaisseur ou est-ce que je le laisse être caressé ? Est-ce que ma BB crème a effacé ces taches de rousseur qui poussaient autour de mon nez ? Le vent dans les poils, le soleil sur une peau nue, des cheveux fous, les pieds dans les cailloux, je ne me suis jamais sentie aussi femme, prête à bondir, courir, rire à pleins poumons et sentir le bonheur d’être libre. C’est mon corps qui supporte ma pensée, qui la fait chanter. Sans lui, mon univers secret n’existe plus. J’ai le devoir de vouer un culte à l’authenticité de ce corps pour ne jamais le perdre de vue, et oublier que, sans lui, je disparais. Pourquoi l’assujettir aux envies des autres, et donner sans cesse et avec banalité cette unique vie qui est mienne ? En 2017, mon corps est politique, malgré moi, parce que tous et chacun ne sont pas encore prêts à accueillir ses divergences. Mais mon corps est une matière sensible qui répond très, très mal aux commandes. J’ai donc décidé de le laisser vivre. Je lui donne le droit d’être vulnérable, et je le dispense de sa fonction de soldat.