Zine
Peausage
peausage 2 ; peausage 4
photographies numériques, 2017
série in progress enPostures
S’articulant de préférence en un certain nombre de séries qui comportent, presque chaque fois, une modification nécessaire ou un réajustement formel, ma recherche prioritairement poético-visuelle et centrée sur le corps s’appuie voire s’exerce volontiers sur plusieurs médias, notamment la musique électro-acoustique ou mixte, la photographie et la vidéo. Ces différentes formes s’avèrent autant de manières de réinterroger et d’expérimenter le pouvoir qu’ont les images à véhiculer et même à façonner des modèles de représentation corporelle1 Sur la séduction de l’image, sa « force intime » et même sa violence, cf. Jean-Luc Nancy, 2003 (« Ni imitation, ni reproduction, ni copie, […] l’image ne la « représente » pas [cette force], mais elle l’est, elle l’active, elle la tire et elle la retire, elle l’extrait tout en la retenant, et c’est avec elle qu’elle nous touche », p. 18)..
Proche – d’un point de vue théorique – des esthétiques d’un corps relationnel de dérivation phénoménologique2 Plus que la notion de corps, c’est la manière dont le sujet vit son corps, son expérience charnelle, dans un croisement continu de relations entre moi et monde, qu’il est à penser. Ainsi, dépassant une vision dualiste, Merleau-Ponty décrit déjà cette expérience en termes de continuité et même de réversibilité et nous invite à ressentir notre corps au cœur des choses du monde auxquelles il participe : « Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde et sa cohésion est celle d’une chose. Mais, puisqu’il voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps » (1964, p. 19). Loin d’être une simple enveloppe, le corps est donc « le mode d’inscription primordiale du sujet dans le monde, tout en étant un élément de ce monde. Il révèle la réversibilité fondamentale du sens : le sujet n’est que dans son incarnation, dans sa manière d’être au monde, le sujet est par son corps sans pour autant pouvoir y être réduit » (Alexandre Klein, 2010, p. 274-275). Sur l’importance de la notion de « chair » et de « chiasme », et sur la cohérence du projet merleau-pontien, cf., entre autres, Renaud Barbaras (1991). Pour une relecture (post-)féministe et queer de la pensée merleau-pontienne je renvoie au très bel article de Fabrice Bourlez, 2016, p. 143-165., d’une corporéité « ailleurs » pour le dire avec Michel Bernard (2005), c’est l’attrait pour certains imaginaires corporels féminins/féministes qui a été le vrai déclencheur de ma démarche visuelle.
Ainsi, d’un travail de longue haleine de documentation et même de re-appréhension visuelle de grands sujets déviants de l’histoire – notamment les figures de la sainte et de l’hystérique, corps hors norme dessinant d’autres scènes pulsionnelles, d’autres mises en scène du désir – a abouti à la série numérique in progress enPostures, dont le titre anticipe l’interrogation entre “image du corps” et “corps-image”, tout en jouant avec la perception des spectateur.e.s3 L’exposition massive de corps-images « formatés à des fins de consommation » nous place, comme le dit bien Laurance Ouellet-Tremblay, « hors de la possibilité même d’une véritable expérience du réel ». Du corps vivant, faillible et mortel, comme voie de notre présence au monde, au décor(ps), instituant des idéaux corporels indéfectibles, coupés de l’histoire et du temps, c’est inévitablement notre devenir organique, placé sous le signe de l’obsolescence, qui est disqualifié (2009, p. 49)..
Ce n’est donc finalement qu’un questionnement du regard – re/mise en cause d’un point de vue féministe, partiel, situé4 La notion fait référence à « Situated Knowledges » de Donna Haraway (1988), mais aussi au concept d’« anachronisme », par rapport à l’interprétation des sujets de l’histoire, élaboré par Nicole Loraux (cf. 1993)., de la naturalisation des normes perceptives – que met en branle cette expérimentation sur les surfaces corporelles. Les formes, souvent découpées, souvent incohérentes, tendent soit à se géométriser soit à se confondre avec le décor, à se désordonner par rapport au tracé anatomique classique, forçant instinctivement l’observateur.e à opérer une sorte de remise en ordre mentale, comme dans la torsion im/possible de la photo Dans tous les azimuts5 Voir pic.twitter.com/qyMwdOvSiJ., un clin d’œil à la conversion hystérique6 Dans le modèle de la conversion hystérique il y a toujours une référence plastique au corps ou mieux à la plasticité des pulsions : « c’est l’art de donner forme à l’intérieur qui sera constamment évoqué. Intérieur qui dans l’élaboration freudienne est toujours lié à la représentation des processus inconscients. En défiant et en subvertissant l’anatomie, l’hystérique prend appui sur certaines parties de son corps pour construire une autre scène. C’est cette chorégraphie inconsciente bien orchestrée par des désirs interdits auxquels l’hystérique se livre. La scène présente dans le corps chez l’hystérique viendrait en cacher une autre. » (Cristina Lindenmeyer, 2010, p.1582). Compte tenu de l’abondante littérature sur ce sujet et de nombreuses relectures et remaniements contemporains apportés à la théorie freudienne, on pourra utilement renvoyer aux travaux de Nicole Edelman, dont l’approche socio-historique de la pensée médicale est enrichie par une histoire des genres et des représentations. Sur la mise en scène du corps de l’hystérique cf. également les textes désormais classiques de Georges Didi-Huberman et de Monique Sicard, et le très récent ouvrage de Bourgain-Wattiau, Abecassis et Molinier (voir la bibliographie)..
Et si d’autres prises de vue, en jouant de l’effet d’une absence, semblent chatouiller une pulsion de complétude7 De par le choix du cadre, la photographie dirige « à construire imaginairement ce que l’on ne voit pas dans le champ visuel de la représentation, mais qui néanmoins le complète : le hors-champ » (Joly, 2005, p. 82)., elles ne testent pas moins certains préjugés naturalisants qui, volens nolens, reconduisent toujours un modèle de rationalité par trop kantien.
Pour le dire autrement, ce n’est qu’un point de vue excentré, de biais, point de vue insolite, excédant les limites discursives, que la série enPostures encourage. De cette manière de déplacer les points de vue, d’être ou ne pas être “dans la peau” de (La) femme8 Sur ce discours représentationnel, qui suppose toujours pour les femmes, pour chaque femme, la « traversée d’un fantasme », je renvoie à Teresa De Lauretis (2007). Dès les années quatre-vingt, De Lauretis a plaidé, notamment, en faveur d’une reconfiguration du sujet féministe, d’un nouveau « sujet épistémique » permettant de rendre compte de certains processus : « the discrepancy, the tension, and the constant slippage between Woman as representation, as the object and the very condition of representation, and, on the other hand, women as historical beings, subjects of « real relations », are motivated and sustained by a logical contradiction in our culture and an irreconcilable one : women are both inside and outside gender, at once within and without representation. That women continue to become Woman, […] and that we persist in that imaginary relation even as we know, as feminists, that we are not that, but we are historical subjets governed by real social relations, which centrally include gender ‒ such is the contradiction that feminist theory must be built on, and its very condition of possibility » (1987, p. 10)., Peausage 2 et 4 – pointant sur la dimension imagière de la rondeur culturalisée comme forme féminine – n’offrent qu’un exemple.
En tous cas ces micro-paysages corporels, tantôt incohérents tantôt elliptiques, prises de vue de corps féminins, même si rien n’en atteste la nature biologique, ne manquent pas de manquer nos modèles de mise en ordre.
Bibliographie
Andrieu, Bernard (dir.). 2010. Philosophie du corps. Expériences, interactions et écologie corporelle, Paris : Vrin, 382 p.
Barbaras, Renaud. 1991. De l’être du phénomène. Sur l’ontologie de Merleau-Ponty, Grenoble : Édition Jérôme Millon, 379 p.
Bernard, Michel, Nioche, Julie et Julie Perrin. 2005. « Échanges et variations sur H2O NaC1 », Magazine du Centre d’art et de création à Bonlieu – Scène Nationale, p. 42-48.
Bourgain-Wattiau, Anne, Abecassis, Marie-Laure et Pascale Molinier (dir.). 2016. L’hystérie sur scène. Des Leçons de Charcot à l’enseignement de Freud et de Lacan, Paris : Hermann, 251 p.
Bourlez, Fabrice et Lorenzo Vinciguerra (dir.). 2016. L’Œil et l’Esprit : Maurice Merleau-Ponty entre art et philosophie, Reims : ÉPURE – Éditions et Presses universitaires de Reims, 280 p.
De Lauretis, Teresa. 1987. Technologies of Gender : Essays on Theory, Film, and Fiction, Bloomington – Indianapolis : Indiana University Press, 168 p.
De Lauretis, Teresa. 2007. Théorie queer et cultures populaires : de Foucault à Cronenberg, Paris : La Dispute, 189 p.
Didi-Huberman, Georges. 1982. Invention de l’hystérie. Charcot et l’Iconographie photographique de la Salpêtrière, Paris : Éditions Macula, 456 p.
Edelman, Nicole, 2000. « Représentation de la maladie et construction de la différence des sexes. Des maladies de femmes aux maladies nerveuses, l’hystérie comme exemple », Romantisme, no. 110, p. 73-87.
––––––––. 2003. Les métamorphoses de l’hystérique. Du début du XIXe siècle à la Grande Guerre, Paris : Édition La Découverte, collection « l’Espace de l’Histoire », 346 p.
Foucault, Michel. 2003. Le Pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), Paris : Gallimard/Seuil, 404 p.
Haraway, Donna. 1988. « Situated Knowledges : The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective » Feminist Studies, vol. 14, no. 3, p. 575-599.
Joly, Martine. 2005. Introduction à l’analyse de l’image, Paris : Armand Colin, 160 p.
Lindenmeyer, Cristina. 2010. « Chorégraphies du corps », Revue française de psychanalyse, 5 (Vol. 74), p. 1581-1587.
Loraux, Nicole. 1993. « Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, no. 27, Éditions du Seuil, p. 23-39 ; repris en 2004 dans « Les Voies traversières de Nicole Loraux. Une helléniste à la croisée des sciences sociales », CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, & EspacesTemps, no. 87-88, p. 127-139.
Merleau-Ponty, Maurice. 1964. L’Œil et l’esprit, Paris : Gallimard, 95 p.
Nancy, Jean-Luc. 2003. Au fond des images, Paris : Éditions Galilée, 192 p.
Ouellet-Tremblay, Laurance. 2009. « Contre le corps-image, le corps-scandale : Des fois que je tombe de Renée Gagnon », Postures, Actes du colloque « Engagement : imaginaires et pratiques », Hors-série no.1, p. 47-56.
Roudinesco, Elisabeth (prés.). 1999. Autour des “Etudes sur l’Hystérie”. Vienne 1895, Paris 1995, (Clair, Edelman, Major, Micale, Michels, Rousseau-Dujardin), Paris – Montréal : L’Harmattan, 138 p.
Sicard, Monique. 1995. L’Année 1895, l’image écartelée entre voir et savoir, Paris : Éditions Les Empêcheurs De Penser En Rond, 138 p.
––––––––. 1998. La Fabrique du regard, Paris : Odile Jacob, 272 p.
––––––––. 2001, « La femme hystérique : émergence d’une représentation », Communication et langages, no. 127, 1er trimestre, p. 35-49.