Pour une réflexion féministe sur le suicide
Les tentatives de suicide constituent un rite grandiose de la « féminité » – qui veut que, idéalement, les femmes soient censées « perdre » afin de « gagner ». Les femmes qui réussissent à se suicider surpassent ou rejettent tragiquement leur rôle de « femme » – et ce au seul prix possible : leur mort.
– Phyllis Chesler, Les femmes et la folie
La série originale Netflix 13 Reasons Why, lancée en mars 2017 et basée sur le roman du même titre de Jay Asher, paru 10 ans plus tôt, retrace, notamment par l’entremise de cassettes audio préenregistrées, le suicide de l’adolescente Hannah Baker, tentant d’expliquer à son entourage de quelle façon il a contribué à la situation.
En parcourant la scène médiatique québécoise, nous avons constaté que la série a reçu des critiques mitigées. Les articles parus dans La Presse, Le Devoir et Radio-Canada font entre autres état d’intervenant.e.s et spécialistes en prévention du suicide de l’Institut Douglas qui s’inquiètent des répercussions que la série pourrait avoir sur des adolescent.e.s en cours de traitement (Touzin, 2017). Il semble que lorsqu’un suicide est explicitement montré dans les médias, il y a un risque d’effet d’entraînement (Touzin, 2017; Daoust-Boisvert, 2017). On reproche à la série de ne présenter qu’une vision des facteurs de risques suicidaires (intimidation, traumatismes, agressions sexuelles, faible communication entre les adolescent.e.s et les adultes), soit celle de l’adolescente s’étant enlevé la vie, et ce, sur un ton vengeur (Touzin, 2017). Les intervenant.e.s interrogé.e.s par les médias déplorent aussi que les raisons qui poussent au suicide soient simplifiées : en aucun cas on ne fait mention de problèmes de santé mentale (Ouimet, 2017). Les adultes et les services d’intervention ne sont pas présentés sous un jour favorable et sont plutôt dépeints comme inutiles et ne parvenant pas à venir en aide aux jeunes ayant des idées suicidaires (Touzin, 2017; Therrien, 2017; Ouimet, 2017). Notons de plus que la façon presque glorifiée et romantique d’exposer le suicide pourrait donner l’impression qu’il est la seule option (Touzin, 2017; Daoust-Boisvert, 2017; Canadian Mental Health Association, 2017). On mentionne aussi que le visionnement de la série aurait un potentiel traumatique et pourrait provoquer de la détresse, notamment pour les personnes ayant déjà vécu des agressions sexuelles ou des idées suicidaires (Brulotte, 2017; Ouimet, 2017; Canadian Mental Health Association, 2017).
De l’autre côté, certain.e.s chroniqueur.euse.s et journalistes croient que la série n’encourage pas au suicide, mais met plutôt en lumière les difficultés vécues par les jeunes (Ouimet, 2017; Therrien, 2017). Des critiques sont d’avis que la série montre de quelle façon le suicide affecte les proches et, bien qu’elle puisse créer un effet de malaise, qu’elle réduit les tabous (Brulotte, 2017) pour ouvrir un débat (Therrien, 2017).
Les regards de Sandrine Carle-Landry (Le Devoir) et de Manal Drissi (Châtelaine) sont particulièrement éclairants quant à la réception de la série : elles posent un nouveau cadre de compréhension face à la série et au suicide des femmes. Carle-Landry (2017) met de l’avant qu’il est important de parler du vécu d’Hannah Baker (slut shaming, intimidation, agressions sexuelles, stalking) et de le remettre en contexte par rapport à la culture du viol :
[d]ire qu’Hannah était suicidaire à cause d’une maladie mentale et que c’est la seule raison justifiant son désir de s’enlever la vie, c’est lâche. Au lieu d’essayer de changer les choses, on attribue le suicide d’Hannah à la maladie mentale. Pourtant, il y en a, des adolescentes, dans la vraie vie, qui se sont enlevé la vie après s’être fait agresser sexuellement, mais surtout après ne pas avoir été crues. Va-t-on enfin parler de la culture du viol ou va-t-on persister à se dire que ces filles étaient « malades » ? (Carle-Landry, 2017).
Quant à Manal Drissi, elle souligne que, malgré les deux « côtés » du débat (la peur que la série incite les jeunes au suicide et la réjouissance qu’on parle de cette réalité), le vrai problème se trouve dans le fait qu’il n’y ait pas suffisamment de ressources pour répondre à la problématique. Comme elle l’écrit si justement : « Quand la fiction nous ébranle parce qu’elle reflète trop justement la réalité, il me semble qu’au lieu de craindre la première, on devrait collectivement se préoccuper de la seconde » (2017).
Nous nous retrouvons donc devant deux conceptions différentes du suicide : l’une où l’on remet en contexte l’acte de suicide dans une perspective sociale globale, et l’autre où l’on attribue les causes à des problématiques de santé mentale chez l’individu.e. Alors que la santé mentale des femmes est un sujet qui a été largement théorisé par les féministes, qu’en est-il de l’articulation entre suicide et féminisme ? La série 13 Reasons Why nous servira ici de porte d’entrée afin d’explorer la difficile problématique du suicide sous un angle féministe.
D’entrée de jeu, en effectuant une recherche Google avec les mots-clés « suicide » et « féminisme », les premiers, voire les seuls articles, proviennent de blogues que l’on pourrait qualifier de masculinistes. Leurs auteur.e.s s’affairent à exposer la façon dont le féminisme conduit les hommes à se suicider. Toutefois, cette vision « cause à effet » est bien réductrice de la réalité et ne prend pas en compte toutes les théories féministes sur la masculinité toxique ou sur la masculinité hégémonique.
La recherche documentaire au Québec donne peu de résultats quant à l’articulation entre féminisme et suicide. Il y a un nombre significatif d’analyses en études littéraires; toutefois, peu d’intervenant.e.s et théoricien.ne.s en sciences humaines et sociales féministes s’intéressent au suicide. Lorsque l’on élargit la recherche au Canada anglophone et aux États-Unis, nous pouvons constater que l’intérêt des féministes pour le sujet du suicide se limite à une discussion sur le suicide assisté et la dignité à mourir.
Force est de constater que peu d’articles envisagent le suicide selon une perspective intersectionnelle. Notons de plus qu’en s’en tenant aux mots-clés « féminisme » et « suicide » (et leurs déclinaisons anglophones), aucun article ne discute des enjeux vécus par les personnes racisées, les personnes trans, les personnes handicapées et les personnes non hétérosexuelles. De plus, les femmes lesbiennes ne voient leurs expériences couvertes que dans un cadre plus global de recherche concernant les personnes LGBT. Enfin, les résultats de la recherche documentaire sur le suicide des personnes ayant un handicap traitent surtout de la dépression que celui-ci peut entraîner et qui pourrait mener au suicide, ainsi que du suicide assisté.
Cet article vise donc à explorer la littérature existante sur le suicide dans une perspective féministe. Pour y arriver, il est incontournable de nous intéresser d’abord à la conceptualisation féministe de la santé mentale. Puis, nous ferons un bref état de la situation du suicide, particulièrement du suicide des femmes, tant au Canada qu’à l’international. Puisque la majorité des écrits lient étroitement suicide et santé mentale, nous explorerons ensuite les écrits féministes sur le suicide. Enfin, nous adopterons un positionnement féministe quant à l’intervention faite auprès des personnes suicidaires.
Féminisme et santé mentale des femmes
De la même façon que Carle-Landry (2017) nous invite à porter un regard plus global sur le personnage fictif d’Hannah Baker, nous ne pouvons nous empêcher de tracer les liens entre son histoire et celles d’autres victimes d’agressions sexuelles. Nous pouvons par exemple penser à Audrie Pott et Daisy Coleman, du documentaire « Audrie & Daisy »1 « Audrie & Daisie » (2016) est un « real-life drama » produit par Bonni Cohen et Jon Shenk qui présente la vie d’adolescentes et les poursuites judiciaires qu’elles entament suite à leur agression sexuelle. Une vidéo des agressions sexuelles des deux jeunes filles a circulé sur les réseaux sociaux, ce qui a contribué au harcèlement, mais qui ne constituait pas une preuve « suffisante » dans le cadre des démarches judiciaires., ou encore à Lizzie Seeberg qui apparaît dans le documentaire « The Hunting Ground »2 « The Hunting Ground » (2015) est un documentaire de Kirby Dick qui suit la démarche de survivantes d’agressions sexuelles sur leur campus universitaire et qui utilisent le « Title IX » afin de combattre la présence systémique de la culture du viol sur le campus, celle-ci permettant l’impunité des agresseurs.. Ces deux productions présentent des jeunes femmes ayant vécu une ou des agressions sexuelles, certaines d’entre elles ayant par la suite tenté de s’enlever la vie.
D’ailleurs, à l’instar de Carle-Landry (2017), plusieurs chercheuses et théoriciennes féministes plaident pour la contextualisation des symptômes liés à des problématiques de santé mentale. Cette critique féministe de la psychologie s’est développée dès les années 1970, en réaction au sexisme inhérent au traitement des problématiques de santé mentale, (Corbeil et Marchand, 2010). Au Québec, Guberman écrit:
on ne peut pas saisir la santé mentale des femmes sans comprendre leur insertion spécifique dans les sphères de la production et de la reproduction, et de la division sexuelle du travail qui en résulte, sans comprendre la discrimination qu’elles subissent dans notre société, sans comprendre leur socialisation spécifique, sans comprendre le sexisme profond de la majorité des théories et des pratiques en santé mentale (1990, p.68).
Rondeau (1994) abonde en ce sens : selon elle, le conditionnement social des femmes est axé sur les services pour les autres, et les comportements stéréotypés constitueraient des symptômes de problèmes de santé mentale. Phyllis Chesler, une critique féministe pionnière du domaine « psy », écrit Les femmes et la folie en 1972 : elle théorise que ce que nous considérons comme la « folie » est en fait « la représentation du rôle dévalué de la femme » (1979, p. 66). Les femmes qui correspondent trait pour trait au stéréotype de la féminité sont considérées névrosées ou psychotiques, alors que les femmes qui rejettent leur « rôle de femme » se voient attribuer des diagnostics habituellement « masculins ». Rondeau ajoute qu’en plus de résulter du conditionnement social au rôle féminin, ces symptômes se construisent à partir de l’évitement de traits masculins comme l’agressivité. Les symptômes peuvent aussi constituer « des tactiques de survie en réponse au manque de pouvoir sur leur propre vie : ainsi les troubles hystériques, les troubles passifs agressifs ou autres deviendraient des réactions à cette absence d’emprise sur leur destin personnel » (Rondeau, 1994, p. 125). Guberman souligne d’ailleurs que plusieurs éléments liés aux conditions sociales des femmes sont largement documentés en contexte de santé mentale, par exemple :
la violence faite aux femmes, leurs conditions socio-économiques (pauvreté, notamment suite à une séparation, monoparentalité, insertion spécifique sur le marché du travail) et leur assignation à la prise en charge des personnes dépendantes (enfants, personnes âgées, psychiatrisées ou handicapées) et au domaine de l’affectivité (1990, p. 69).
Plus récemment, Shaindl Diamond, dans son chapitre de livre « Feminist Resistance against the Medicalization of Humanity : Integrating Knowledge about Psychiatric Oppression and Marginalized People » (2014), explique que pour comprendre les expériences des femmes, il est important d’envisager les « symptômes d’une mauvaise santé mentale » comme une réponse à l’oppression et à la violence. Pour ce faire, Emma Jane Tseris (2013) utilise la « théorie des traumatismes »3 « Trauma theory » dans le texte original.. Alors que l’acception usuelle du terme « trauma » appartient au domaine médical, et donc à l’idéologie dominante en ce qui a trait à l’intervention en santé mentale, il est important de noter que cette théorie de Tseris a d’abord été pensée par les féministes dans l’objectif d’informer les praticien.ne.s sur le contexte sociopolitique dans lequel le traumatisme s’est produit. En effet, dans les cas où celui-ci est relié à des problèmes de santé mentale, une conception biologique et déterministe de la détresse émotionnelle des femmes sous-tend une grande proportion des interventions (Tseris, 2013). Diamond (2014) explique que les féministes ont bien documenté le rôle de la psychiatrie comme outil de contrôle social servant le patriarcat, notamment en forçant les femmes à adopter les rôles de la « bonne mère » ou de la « bonne épouse », et en étouffant les voix qui contestent la violence structurelle. Diamond met de l’avant le fait que certaines théoriciennes féministes adhèrent à cette dernière critique de la psychiatrie. Toutefois, ces mêmes féministes, qui reconnaissent que la psychiatrie renforce les rôles de genre et punit les femmes qui transgressent ces normes, croient qu’il y a des femmes qui ont de « vraies maladies mentales » nécessitant un traitement psychiatrique. En ce sens, elle croit que le cœur de la résistance féministe contre la violence psychiatrique est de remettre en question la médicalisation de la détresse des femmes.
Ainsi, Roy conclut que « la médicalisation de la folie est ainsi une forme de coercition individuelle » (2013, p. 232) de façon à ce que les personnes se conforment aux normes d’une société ultraperformante.
À ce sujet, Mélissa Roy, dans son article « L’individualisation et la médicalisation du travail social dans le domaine de la « santé mentale » » (2013), remet en question le fait que l’approche biopsychosociale est présentement l’approche dominante dans l’analyse des problèmes de santé mentale, et ce, dans un nombre croissant de disciplines (dont le travail social), ce qui favorise l’individualisation des problèmes sociaux et la médicalisation de ceux-ci. Cette vision médicale comporte des limites : omission de la perception des personnes sur leur situation et discréditation de leurs propos ; multiplicité des diagnostics vu le désaccord des professionnels ; traitement des symptômes plutôt qu’élimination des causes, une solution temporaire causant souvent des effets secondaires malencontreux ; responsabilisation des individu.e.s « malades » ; stigmatisation et marginalisation accrues… Ainsi, Roy conclut que « la médicalisation de la folie est ainsi une forme de coercition individuelle » (2013, p. 232) de façon à ce que les personnes se conforment aux normes d’une société ultraperformante. Roy parle en ce sens des intervenant.e.s comme adoptant une fonction de contrôle social, dont le but serait la régulation des populations, l’élimination de « ce qui dérange » (2013, p. 233).
État des connaissances sur le suicide
Statistique Canada nous informe qu’en 2009, 3890 suicides ont été enregistrés, ce qui représente un taux de 11,5 pour 100 000 personnes. Le taux de suicide des hommes est trois fois plus élevé que celui des femmes (18 contre 5 sur 100 000 personnes). De plus, les méthodes utilisées pour le suicide varient selon le sexe et l’âge : les hommes emploieraient plus souvent la pendaison (46 %) alors que les femmes utiliseraient davantage l’empoisonnement (42 %) (Navaneelan, 2015). L’étude de Callanan et Davis (2011) examine également les méthodes utilisées pour le suicide selon le genre. Leurs résultats démontrent que les femmes utilisent généralement des méthodes qui évitent la défiguration : elles utilisent moins souvent les armes à feu (38,3 %, contre 51,8 % pour les hommes), et lorsqu’elles choisissent ce moyen, elles sont moins nombreuses que les hommes à l’utiliser vers leur visage ou leur tête (72,2 % des femmes, et 86,3 % des hommes).
Bien que tous les groupes d’âge soient touchés, ce sont les personnes âgées entre 40 et 59 ans qui afficheraient le taux de suicide le plus élevé : elles représentent 45% de tous les suicides en 2009. Toutefois, chez les personnes âgées de 15 à 34 ans, le suicide est la deuxième cause de décès, après les morts accidentelles. En effet, « [c]omme les victimes ne décèdent généralement pas de causes naturelles, le suicide représente un pourcentage relativement important de tous les décès dans les groupes d’âge plus jeunes (de 15 à 34 ans) » (Navaneelan, 2015).
Le taux de suicide chez les membres des Premières Nations (entre 2003 et 2007) s’élève à plus de trois fois le taux de suicide de la population générale du Canada, avec le taux le plus élevé dans le groupe d’âge 10-24 ans (Santé Canada, 2014, p. 13). Certain.e.s chercheur.e.s croient même que « jusqu’à 25% des décès accidentels au sein de ce groupe [les jeunes personnes autochtones] pourraient en réalité être des suicides non déclarés4 Évidemment, un article complet pourrait être écrit à propos du suicide et des communautés autochtones sans épuiser le sujet. Cette entreprise dépasse l’ampleur de notre article, mais elle devrait, selon nous, inclure les effets de la colonisation sur la santé mentale des femmes et des filles autochtones. À ce sujet, nous vous référons au communiqué de presse du collectif Native Women Association of Canada (NWAC), paru en octobre 2016 à la suite des suicides de quatre jeunes femmes autochtones du nord de la Saskatchewan. » (Santé Canada, 2013, p. 3). En ce qui concerne plus précisément les femmes des Premières Nations, près du quart d’entre elles ont déclaré avoir eu des pensées suicidaires à un certain moment de leur vie, ce qui constitue le double des femmes non-autochtones (Arriagada, 2016). À ce sujet, il est important de prendre en compte le rôle des autorités policières dans les enquêtes sur les suicides des personnes autochtones. Les résultats de deux enquêtes journalistiques nous ont particulièrement interpellées dans nos recherches. Le premier cas implique deux femmes inuites décédées au début du mois de septembre 2017. Leurs morts ont rapidement été déclarées des suicides par les enquêteurs du Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM), mais leurs proches s’inquiètent que les enquêtes aient été bâclées, et « ce sentiment est amplifié par le fait qu’un nombre important de cas de femmes autochtones assassinées et disparues a été lié à de la négligence policière » (Noël, 2017). De plus, en octobre 2015, dans un reportage d’enquête paru sous le titre « Abus de la SQ : les femmes brisent le silence5 « Abus de la SQ: les femmes brisent le silence » (2015) est un reportage de la journaliste Josée Dupuis, réalisé par Emmanuel Marchand, qui a été mis en branle au moment où plusieurs groupes réclament une commission d’enquête sur les femmes autochtones disparues et assassinées. Le reportage retrace les témoignages d’abus sexuels et de violence que des policiers de la Sûreté du Québec ont fait vivre à des femmes autochtones de Val-d’Or. », des femmes autochtones ont dénoncé les abus sexuels qu’elles ont vécu aux mains de policiers de la Sûreté du Québec à Val-d’Or, ce qui alimente la méfiance à l’égard de ces derniers. Ces deux exemples témoignent de la vulnérabilité particulière des femmes des Premières Nations face à la négligence et aux violences policières influençant le rapport au suicide chez cette population.
La recherche de Karen Devries et al. (2011) met en lumière de nouvelles informations sur le suicide chez les femmes ainsi que la relation entre suicide et expérience de violence. En premier lieu, l’équipe de recherche utilise des données du World Health Organization (2004) afin de mettre de l’avant qu’à l’échelle mondiale, les hommes sont plus susceptibles de se suicider que les femmes, mais qu’il existe de grandes disparités selon les régions : alors que dans les régions occidentales, c’est environ 3,9 hommes qui se suicident pour une femme, on observe en Asie un rapport de 1,1 homme pour chaque femme. Il est intéressant de constater qu’en Chine, selon ces données, ce sont les femmes qui sont plus susceptibles de se suicider que les hommes. De plus, celles-ci sont surreprésentées chez les personnes qui ont des comportements automutilatoires non fatals; historiquement, toutefois, ces comportements sont moins étudiés que les suicides complétés, malgré que les blessures automutilatoires étaient la quatrième cause de mortalité des femmes âgées de 15 à 44 ans en 2005 (Devries et al., 2011, p. 80). Pour leur part, Chloe A. Hamza et al. (2012) précisent dans leur article que plus ces comportements destructeurs sont présents, plus les tentatives de suicide sont fréquentes. En fait, ils constitueraient un indicateur de prédiction du suicide plus important que la dépression, le désespoir, les problèmes familiaux, les caractéristiques de trouble de personnalité limite, le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) et l’abus dans l’enfance (Hamza et al., 2012). Notons aussi qu’il a été observé que les personnes qui ont des comportements automutilatoires ont souvent été dans des situations où leur corps était sujet à la violence d’autres personnes, et ces comportements servent de stratégies de survie (Brown et Bryan, 2007).
Les résultats de recherche de Devries et al. démontrent une forte corrélation entre le haut taux d’idéations suicidaires et de tentatives de suicide, et la violence faite aux femmes (2011, p. 80). Jennifer McLaughlin et al. (2011) abondent également en ce sens. Leur revue de la littérature et leurs résultats de recherche illustrent que la violence entre partenaires intimes constitue un facteur de risque important dans le développement de comportements suicidaires : 35 % à 40 % des personnes touchées par cette problématique font une tentative de suicide lors de la relation abusive ou à la suite de celle-ci, et 20 % des gens ayant vécu ce type de violence font de multiples tentatives (McLaughlin et al., 2011).
Il est important de mentionner que le taux de suicide des jeunes qui s’identifient comme lesbiennes, gai.e.s ou bisexuel.le.s est de deux à sept fois plus élevé que celui des jeunes hétérosexuel.le.s (Haas et al., 2011). Ce taux élevé chez les jeunes des minorités sexuelles s’explique par la stigmatisation, les préjudices et la discrimination vécus au quotidien (Haas et al., 2011). Le même constat peut être fait chez les personnes trans : les résultats de la recherche de Goldblum et al. (2012) établissent un lien entre la « victimisation basée sur le genre6 « Gender-based victimization » dans le texte original. » dans un contexte scolaire et les tentatives de suicide chez les personnes trans ayant répondu au Virginia Transgender Health Initiative Survey. Ce sont 44,8 % des participant.e.s qui ont rapporté avoir vécu de l’hostilité ou de l’insensibilité en raison de leur identité de genre ou de leur expression de genre en contexte scolaire. De ces participant.e.s, 28,5 % ont un historique de tentative.s de suicide : les personnes ayant rapporté avoir vécu de la victimisation basée sur le genre étaient jusqu’à quatre fois plus susceptibles d’avoir un historique de tentative.s de suicide comparativement aux personnes n’ayant pas vécu ce type de victimisation. Plus de trois quarts des répondant.e.s ayant un historique de tentative.s de suicide avaient fait de multiples tentatives (Goldblum et al., 2012).
Enfin, l’article de Perry et al. (2012) s’attarde au risque suicidaire des femmes afro-américaines en contextualisant d’abord la position de celles-ci à l’intersection de statuts sociaux de genre et de race qui les désavantagent. Ces auteures argumentent que « […] les expériences associées au racisme et au sexisme qui interagissent ensemble sont des sources de stress substantiels dans cette population, ce qui augmente le risque de détresse et de désordre psychologiques, et ultimement d’idéations suicidaires7 Traduction libre de l’auteure. » (2012, p. 335). Elles utilisent les données du projet B-WISE (Black Women in the Study of Epidemics) afin d’explorer les relations entre les expériences de racisme genré, des ressources psychosociales, du soutien social et des idées suicidaires. Leurs résultats démontrent une association positive entre la présence d’expérience de racisme genré et le risque d’idéation suicidaire chez les femmes afro-américaines dont la majorité sont défavorisées au plan économique et matériel. Cette association va au-delà des aspects sociaux, de la santé mentale, d’un historique d’abus de substance et de ressources d’aide potentielles (Perry et al., 2012).
Suicide, genre et féminisme
Sharon Mallon et al. (2016) remarquent qu’il y a très peu de recherches effectuées spécifiquement sur le suicide des femmes, et ceci est dû notamment à une minimisation de la problématique. Cette absence de recherches découlerait du manque de visibilité des suicides féminins, mais aussi de leur plus petit nombre comparé aux hommes. Toutefois, les auteur.e.s mentionnent dans leur article que ce n’est pas le cas partout : par exemple, en Irlande du Nord, alors que les suicides féminins sont plus nombreux, ce sont les suicides masculins qui sont tout de même les plus médiatisés. Bien sûr, le faible nombre de recherches sur le suicide des femmes ainsi que l’invisibilité de celui-ci dans la sphère publique sont des phénomènes qui se perpétuent mutuellement. De plus, un phénomène que les auteur.e.s appellent l’« altérisation du suicide féminin »8« Othering of female suicide » dans le texte original. est en jeu. Les études sur le suicide placent les suicides des femmes dans la position de l’« Autre », où les données sur les suicides des femmes sont instrumentalisées au détriment de celles-ci.
Mallon et al. notent que les données sur les suicides des femmes sont utilisées pour mettre l’accent sur le nombre plus important de suicides chez des hommes, et donc toujours étudiées en comparaison. En effet, on utilise le haut taux de problématiques de santé mentale chez les femmes suicidées pour mettre en lumière la nature sociale du suicide pour les hommes ; on utilise le haut taux de recherche d’aide psychosociale des femmes pour problématiser le faible taux de recherche d’une telle aide chez les hommes. Toutefois, cela élude le fait qu’environ la moitié des femmes s’étant suicidées avaient consulté des services psychiatriques dans l’année précédant leur décès ([2013] Confidential Inquiry, dans Mallon et al., 2016). De plus, si l’on s’intéresse au suicide des femmes en retirant les comparaisons au suicide des hommes, les chercheur.e.s remarquent que les stéréotypes de genre ressortent dans les analyses : on identifie la cause des suicides en lien avec la « nature » des femmes plutôt qu’avec leurs conditions sociales, en mettant particulièrement de l’avant la maladie mentale et le cycle reproductif (grossesse, menstruations) et en évacuant la socialisation genrée et la violence faite aux femmes, ce qui place notre compréhension du phénomène dans un cadre strictement biomédical (Mallon et al., 2016). Nous pourrions aussi ajouter que l’on étudie peu le suicide des femmes étant donné les rapports de pouvoir à l’œuvre dans un large pan des discours médicaux. Ceux-ci s’appuient souvent sur des études faites auprès de sujets majoritairement masculins, qui ne tiennent pas compte de la « différence sexuelle » et du vécu singulier des femmes (Dorlin, 2008).
Mallon et al. (2016) font appel à la notion de performativité de genre de Judith Butler et suggèrent que la réitération de pratiques « normalisées » dans la production de connaissances sur le suicide doit être remise en question. Cette stratégie permettrait d’obtenir une meilleure compréhension de la façon dont les études sur le suicide sont ancrées dans un cadre genré, qui place les normes liées au suicide comme masculines et même masculinistes. Les auteur.e.s emploient notamment l’exemple de l’utilisation d’une terminologie genrée dans les discussions autour du suicide. Alors que les comportements suicidaires féminins seront qualifiés d’« échecs », les comportements masculins seront plutôt qualifiés de « succès », ce qui nous ramène ultimement aux rôles sociaux de genre. À ce sujet, il nous semble important de débusquer la fausse corrélation entretenue par certaines idéologies masculinistes entre le féminisme et l’augmentation du taux de suicide chez les hommes. Philippe Roy (2012), qui s’intéresse à la question du suicide masculin sous l’angle de la sociologie du genre, écrit à ce propos que « chaque étape de la crise suicidaire implique une transgression des normes masculines » (p. 50). En effet, les hommes vivant des difficultés qui leur paraissent insurmontables transgressent la norme selon laquelle les hommes doivent régler leurs problèmes par eux-mêmes. La demande d’aide est une autre transgression de cette même norme. De plus, lorsqu’ils font une tentative de suicide (suicide non complété), ils transgressent la norme selon laquelle un homme doit réussir ce qu’il entreprend. Le processus que traversent les hommes suicidaires est parsemé d’obstacles qui relèvent des normes sociales de genre, ainsi qu’au rapport qu’eux-mêmes et leur entourage entretiennent face à ces normes. Ils sont donc soumis à des injonctions quant à ce qu’un homme doit faire et ne pas faire (Roy, 2012). Roy nous invite à considérer ces mêmes normes comme levier d’intervention auprès des hommes suicidaires.
Norah Martin, dans son article « Preserving Trust, Maintaining Care, and Saving Lives : Competing Feminist Values in Suicide Prevention » (2011), discute de la dimension éthique dans le bris de confidentialité fréquemment posé par les intervenant.e.s des lignes d’écoute spécifiques à la problématique du suicide, lorsqu’ils et elles envoient des policier.ère.s pour empêcher une personne de passer à l’acte, une pratique que l’on désigne comme l’« intervention active9 « Active intervention » dans le texte original. ». Au Québec, la Loi sur la protection des personnes dont l’état mental présente un danger pour elles-mêmes ou pour autrui « prévoit une déjudiciarisation qui va permettre aux policiers d’amener une personne contre son gré à l’hôpital ou à un CLSC » (Cardinal et Laberge, 1999, p. 201). Martin reconnaît qu’il y a deux façons d’envisager une telle situation. D’une part, on peut croire qu’il est inadmissible de pratiquer ce type d’intervention, car elle provoque un impact réel sur les personnes opprimées et ne respecte pas l’autonomie des client.e.s10 « Client » dans le texte original. Le terme « patient.e » a une connotation plutôt médicale, alors que nous nous efforçons de tenir une position antipsychiatrique. « Client.e » fait plutôt référence à des consommateur.trice.s de services et, malheureusement, le système de santé québécois est construit de cette façon. Plusieurs champs d’intervention utilisent d’autres termes comme « bénéficiaires de services », ou encore « usager.ère.s », cependant nous n’y voyons qu’une tentative de camoufler quelque chose de bien réel.. D’autre part, nous pouvons argumenter qu’il est primordial d’agir pour préserver la vie de la personne alors qu’elle est en détresse, car la crise qu’elle vit ne lui permet pas de déterminer ce qui est vraiment dans son meilleur intérêt. Martin base son article sur la prémisse que « [l]a tension entre l’apport de soins pour la souffrance des individus et les préoccupations pour les questions de pouvoir et d’oppression doivent être à la base de toute analyse féministe de la psychiatrie11Traduction libre de l’auteure. » (2011, p. 165). Ainsi, plusieurs lignes d’appel pour les personnes suicidaires sont problématiques du point de vue féministe bioéthique. Martin utilise la définition de Susan Wolf12Pour plus d’informations, consultez: Wolf, Susan. (1996). pour décrire le féminisme bioéthique comme une éthique qui s’intéresse aux oppressions liées au genre et au pouvoir. Elle explique que le fait de s’intéresser aux rapports de genre ne limite pas l’analyse uniquement à la condition des femmes : « [p]ar exemple, la critique féministe porte sur les notions d’autonomie, d’individualisme et de responsabilité. Ce faisant, les féministes s’intéressent à toutes les situations d’oppression, pas seulement celles des femmes13 Traduction libre de l’auteure. » (Martin, 2001, p. 432). Martin nous invite donc à réfléchir aux causes systémiques qui mènent les femmes et les personnes opprimées à penser au suicide, et à se questionner sur l’« intervention active ». En engageant une intervention policière et en traitant ces gens contre leur volonté, sommes-nous vraiment en train de diminuer leur souffrance, ou ce type de traitement ne fait-il pas que renforcer l’oppression ? Martin ajoute que rien ne démontre que les hospitalisations forcées diminuent le risque de suicide, et qu’il y a des suicides documentés alors même que les personnes étaient hospitalisées. Tandis que l’utilisation de l’« intervention active » se base sur la prémisse que la vie humaine est l’enjeu le plus important, Martin se questionne sur la légitimité de ce choix14 Traduction libre de l’auteure. :
[l]’honnêteté, la confiance, l’autodétermination, l’autonomie et bien d’autres valeurs doivent-elles toujours être en second plan derrière la prévention du suicide ? […] Et s’il y a des personnes qui ne tiennent pas cette même gradation de valeurs ? Peut-on le forcer ? La confiance, l’amitié, le respect de soi, l’autonomie, sont très valorisées par certaines personnes (2011, p. 167).
Il est donc primordial de reconnaître que tous.tes n’accordent pas la même importance à différentes valeurs et que l’imposition, dans ce cas-ci par l’« intervention active », d’une hiérarchisation des valeurs préconisant la préservation de la vie à tout prix, peut s’avérer plus opprimante que bénéfique pour certaines personnes. Ainsi, le développement d’autres formes d’interventions respectant les valeurs des personnes doivent être mises de l’avant.
Intervention féministe auprès des personnes suicidaires
Alors qu’on reproche à la série 13 Reasons Why de dépeindre un système d’intervention obsolète, il est triste de constater que les victimes d’agression sexuelle sont traitées de cette façon même au-delà de la fiction, comme en a notamment témoigné le phénomène #AgressionNonDénoncée au Québec en 2014, et plus récemment les nombreux témoignages publics par le biais des mots-clics #MeToo et #MoiAussi. Le parallèle peut rapidement être fait avec l’intervention auprès des personnes suicidaires.
Dans la série, lorsque Hannah confie son agression sexuelle à Mr. Porter, l’intervenant de l’école, celui-ci la questionne et la responsabilise pour ce qui lui est arrivé (victim blaming). De plus, lorsqu’elle lui fait part de ses intentions de s’enlever la vie, tout porte à croire qu’il ne l’a pas prise au sérieux, puisqu’il la laisse partir sans mettre en place de plan d’intervention ou de filet de sécurité. Nous pouvons aussi voir Mr. Porter intervenir auprès de Tyler, un jeune qui subit de l’intimidation à l’école, et lui demander « qu’est-ce que tu peux faire pour te protéger ? Est-ce qu’il y a des choses que tu fais qui provoquent la situation ?15 « What is it that you can do to protect yourself ? What is anything that you are doing that might provoke it ? » » (saison 1, épisode 5, 2017).
Comment, alors, intervenir féministement auprès des personnes suicidaires ?
Comme mentionné plus tôt, la dénonciation des conceptions sexistes de la santé mentale mène désormais à l’émergence de l’intervention féministe (appelée feminist therapy) aux États-Unis (Corbeil et Marchand, 2010). C’est dans les années 1980 que cette pratique commence à se développer au Québec. L’intervention féministe vise à faire le lien entre le vécu des femmes et les structures sociales opprimantes, de façon à provoquer un changement social et structurel : « [u]ne telle perspective d’analyse socioculturelle a toujours démarqué l’intervention féministe des approches thérapeutiques traditionnelles en santé mentale » (Corbeil et Marchand, 2010, p. 27).
Des féministes afro-américaines, hispano-américaines et indiennes ont plus tard remis en question l’efficacité théorique de la pensée féministe occidentale, qui imposerait « une norme de féminité universelle et homogène » (Corbeil et Marchand, 2006, p. 42) et ne permettrait pas de prendre en compte la diversité des conditions de vie et des expériences des femmes. C’est dans ce contexte qu’émerge la notion d’intersectionnalité, proposée par la juriste Kimberlé Crenshaw16 Pour plus d’informations, consultez: Crenshaw, Kimberlé W. et Oristelle Bonis. (2005 [1994])., qui constitue un outil d’analyse qui envisage les oppressions comme s’influençant de part et d’autre. Dans les dernières décennies, la « thérapie féministe » s’est enrichie de ce cadre d’analyse. En effet, les réflexions critiques sur les pratiques d’intervention sociale laissent émerger une nouvelle modélisation des paramètres de la pratique féministe afin de répondre aux besoins multiples des femmes. L’utilisation d’une perspective intersectionnelle permettrait de dépasser les limites de l’intervention féministe, mais les milieux d’intervention doivent faire face à plusieurs défis afin de mettre en place un tel cadre17 Plusieurs auteur.e.s plaident pour des interventions en santé mentale auprès des personnes racisées qui soient « culturally sensitive », « culturally competent » ou « culturally relevant ». Parmi les ressources disponibles pour les intervenant.e.s, il existe notamment le document « Adapter nos interventions à la réalité autochtone », réalisé par la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador (CSSSPNQL) en 2005. Celui-ci vise à sensibiliser et à outiller les professionnel.le.s de la santé et des services sociaux de manière à « reconnaître l’existence de valeurs différentes et de besoins spécifiques des Premières Nations, ainsi [que] leurs rôles et responsabilités face à ces populations socialement et culturellement différenciées » (p. 7). Ce document n’a pas été réalisé dans une perspective féministe intersectionnelle, mais nous semble pertinent pour les intervenant.e.s souhaitant développer leur propre analyse des interventions auprès des communautés autochtones..
En ce qui concerne le suicide, selon les résultats d’une étude de Devries et al., 25 % à 50 % des femmes ayant eu des idées suicidaires dans le mois précédant leur recherche avaient consulté un professionnel en soins de santé, ce qui constitue une importante opportunité d’intervention.
En ce qui concerne le suicide, selon les résultats d’une étude de Devries et al., 25 % à 50 % des femmes ayant eu des idées suicidaires dans le mois précédant leur recherche avaient consulté un professionnel en soins de santé, ce qui constitue une importante opportunité d’intervention. Ces chercheur.e.s sont d’avis que la formation des intervenant.e.s devrait leur permettre de développer une plus grande sensibilité aux expériences de violence envers les femmes : il est important qu’ils et elles soient en mesure d’identifier les tendances suicidaires des femmes et de reconnaître la violence qu’elles ont vécue comme un facteur explicatif. On invite à vérifier rigoureusement l’historique et les risques de vivre à nouveau de la violence des clientes avant de prescrire de la médication. En effet, les modèles traditionnels de soins aux personnes suicidaires impliquent le soutien de la famille ; toutefois, si les femmes vivent de la violence conjugale, une telle approche pourrait être préjudiciable.
Alain Lesage et al. (2012) constatent que, à la suite de leur hospitalisation, les hommes ayant reçu un diagnostic de schizophrénie ou de dépression et ayant un trouble concomitant d’abus de substances semblent plus souvent engagés dans un suivi d’intervention. Toutefois, chez les femmes, un trouble concomitant d’abus de substances réduit substantiellement les contacts de celles-ci avec les services de santé et les services sociaux. Lesage et al. attribuent cette différence aux efforts régionaux, mis en place dans le but d’améliorer la continuité des services, qui invitent les intervenant.e.s à « porter une attention particulière aux hommes suicidaires présentant un trouble d’abus de substance reconnus comme particulièrement vulnérables, et souvent peu enclins à s’engager dans un suivi régulier » (2012, p. 231). En somme, bien que l’effort régional de prévention du suicide axé sur les hommes ayant un trouble concomitant d’abus de substance ait un impact positif sur la rétention de ceux-ci dans les suivis psychosociaux, les femmes voient pour leur part leurs contacts avec les services sociaux réduits par leur abus de substance.
Martin (2011) ne remet pas en question le fait que les centres de crise et leurs intervenant.e.s aient le meilleur intérêt de leurs client.e.s à cœur. Toutefois, elle met de l’avant que « les politiques d’intervention active peuvent interférer avec l’établissement d’une relation de soins entre les intervenant.e.s et leurs client.e.s, car les valeurs et les conceptions de leurs client.e.s sont placées en arrière-plan vis-à-vis l’objectif de préserver leur vie »18 Traduction libre de l’auteure. (2011, p. 182). Elle ne croit pas que l’« intervention active » doive être abolie, mais plutôt modifiée :
- L’« intervention active » ne devrait être utilisée qu’en dernier recours ;
- Les intervenant.e.s devraient rapidement informer leurs client.e.s des politiques de confidentialités et de leurs limites ;
- Les intervenant.e.s ne devraient pas utiliser la tromperie, et les client.e.s ne devraient pas être manipulé.e.s ou contraint.e.s afin de résoudre rapidement la situation ;
- Les centres de crise devraient former leurs intervenant.e.s régulièrement ;
- Les intervenant.e.s devraient être en mesure de bien connaître leurs propres valeurs, afin d’identifier les potentiels conflits de valeurs (Martin, 2011).
Ces pratiques permettraient d’équilibrer le point de tension entre, d’une part, l’importance de prendre soin d’une personne qui souffre et, d’autre part, l’importance de sauver sa vie : « le fait de ne pas du tout pratiquer l’intervention active serait de mettre l’idéologie devant la souffrance des individus, tout comme c’est le cas lorsqu’on la pratique de façon à tromper et manipuler le client »19 Traduction libre de l’auteure. (Martin, 2011, p. 183).
Comme mentionné plus tôt, Roy (2012) considère que la prise en compte de la transgression des normes genrées, plus précisément des rôles masculins traditionnels, peut servir de levier d’intervention auprès des hommes. En déconstruisant les normes traditionnelles rigides, il est possible de mieux connaître les forces et les capacités des hommes afin de les engager dans un cheminement vers leur bien-être. En effet, en présentant de nouvelles interprétations des comportements des hommes suicidaires, nous pouvons légitimer la demande d’aide de ceux-ci. Par exemple, plutôt que de la considérer comme une dérogation à la norme sociale masculine, nous pourrions plutôt la présenter comme une « stratégie rationnelle et appropriée » (Roy, 2012, p. 51). De plus, en identifiant l’indépendance comme une norme masculine, nous pourrions positionner la demande d’aide comme un acte d’indépendance face aux limites imposées par les stéréotypes (Roy, 2012).
Vu les nombreux liens établis entre santé mentale et suicide, Boyer et Loyer postulent « que la prévention du suicide doit passer par la prévention des troubles mentaux » (1996, p. 153). Toutefois, ils notent que malgré les connaissances des intervenant.e.s quant aux liens unissant santé mentale et suicide, peu d’initiatives sont mises sur pied pour intégrer la notion de santé mentale aux stratégies de prévention du suicide. De plus, les stratégies de la majorité des organismes québécois s’articulent strictement en fonction des besoins individuels des personnes en détresse à l’aide de plans d’intervention individualisés (Boyer et Loyer, 1996). En ce sens, nous nous rallions à Devries et al. qui associent plutôt le suicide et les problématiques de santé mentale à la violence faite aux femmes, et qui nous invitent à prioriser la prévention de la violence dans les stratégies de prévention du suicide20 Traduction libre de l’auteure. :
[l]a reconnaissance de la violence comme risque important pour les problèmes de santé des femmes doit être complètement intégrée dans les politiques en santé mentale. Des ressources doivent être allouées pour prévenir la violence faite aux femmes et atténuer ses conséquences afin que les besoins des femmes en matière de santé mentale soient efficacement abordés (2011, p. 85).
L’étude du suicide selon une perspective féministe nous apprend que l’état des connaissances est dominé par le suicide des hommes et que les données sur les suicides des femmes sont souvent liées à la « nature » de celles-ci, puis instrumentalisées pour donner plus d’importance aux premiers.
Recontextualiser le suicide au féminin
Enfin, l’étude du suicide selon une perspective féministe nous apprend que l’état des connaissances est dominé par le suicide des hommes et que les données sur les suicides des femmes sont souvent liées à la « nature » de celles-ci, puis instrumentalisées pour donner plus d’importance aux premiers. De plus, il y a un lot d’apories en ce qui concerne les personnes issues de minorités. Nous notons un grand besoin de contextualisation des problématiques de santé mentale, ce qui permettra de recontextualiser les évènements de suicide dans une perspective sociale. Les propos de Martin (2011) concernant les enjeux liés à la confidentialité et au consentement aux soins sont des questionnements importants à garder en tête. Il est évident que ce ne sera jamais une opinion populaire que de laisser les gens suicidaires choisir d’en terminer avec leur vie, ne serait-ce que considérant toutes les personnes ayant fait des tentatives de suicide qui sont désormais heureuses de vivre. Toutefois, il est primordial de repenser les façons d’envisager le suicide et son traitement. Nous devons cesser de considérer le suicide comme étant causé uniquement par la maladie mentale, et de privilégier à tout prix la vie des personnes concernées en les tenant à distance des décisions face à leur traitement comme si elles n’étaient pas aptes à choisir elles-mêmes les soins et services dont elles ont besoin. C’est pourquoi une réflexion féministe sur le suicide doit être poursuivie, notamment autour du point de tension entre autonomie, autodétermination et consentement aux soins.
Si la lecture de ce texte vous a ébranlé.e, ou si vous souhaitez avoir du soutien pour épauler un.e proche, les ressources suivantes pourraient vous être utiles :
Suicide Action Montréal offre la possibilité aux personnes suicidaires et à leurs proches de parler à un.e intervenant.e 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et ce gratuitement, au 1-866-277-3553 (http://suicideactionmontreal.org/)
Pour rejoindre la ligne d’aide provinciale du Regroupement québécois des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel, composez le 1-888-933-9007 ou trouvez le centre d’aide le plus près de vous à l’adresse suivante : http://www.rqcalacs.qc.ca/
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