Pour un futur plus inclusif
Réflexions sur le mythe de l’égalité entre les sexes et le symbole du « voile » dans les discours québécois sur la laïcité
Pour être efficaces et toucher leur cible de la façon souhaitée, les communicateurs politiques, médiatiques et communautaires peuvent mobiliser plusieurs outils stratégiques. Certains auteurs, notamment Ellul (1958), Tchakhotine (2009) et Gusse (2015), se sont penchés sur les grands mythes et symboles dans les discours médiatisés. La mobilisation de ces derniers par des personnalités publiques ou des institutions pourrait participer à rendre un message plus attrayant à un public non initié et à rendre son importance plus grande, presque vitale. Dans un contexte de débats et de législations sur l’immigration et la laïcité au Québec, le texte qui suit s’intéresse à la façon dont certains mythes et symboles peuvent être récupérés par les partis politiques québécois — en particulier la Coalition avenir Québec (CAQ) et le Parti québécois (PQ) — ainsi que par certains chroniqueurs médiatiques et groupes féministes lorsqu’ils abordent des questions ayant trait à la laïcité. Deux discours mobilisant des mythes et des symboles semblent en effet se construire en opposition dans l’espace public québécois au sujet de la laïcité. Le premier vante une société québécoise égalitaire, alors que le second dénonce une religion musulmane sexiste et patriarcale. Cet article vise à apporter un regard critique sur ces deux discours publics ainsi que sur la façon dont ils peuvent participer à (re)produire les représentations sociales des groupes qu’ils désignent. Il s’agit d’une réflexion qui véhicule les opinions de son autrice et qui ne prétend pas à une objectivité totale, mais qui vise plutôt une remise en question engagée de certains discours et de leur prétendue neutralité.
Le mythe égalitariste au Québec
Penchons-nous d’abord sur la « valeur québécoise » de l’égalité entre les sexes telle que relayée dans les discours politiques québécois. L’auteur Jacques Ellul (1958) a réfléchi et écrit abondamment sur la propagande moderne et ses mécanismes, en particulier sur la notion de « mythe moderne ». Selon lui, des mythes fondamentaux et leurs dérivés sont relayés dans la propagande institutionnelle et participent à la rendre efficace. La mobilisation de ces mythes dans les discours facilite l’adhésion du public à certaines idées grâce à un argumentaire qui rejoint l’émotif et l’affectif. Dans un article examinant les publicités de l’Armée canadienne selon les apports théoriques d’Ellul, Isabelle Gusse (2015) relève quelques-uns de ces mythes modernes utilisés afin d’encourager la jeunesse canadienne à s’y enrôler. Selon Gusse, ce type de récit véhicule un imaginaire de société idéale à travers les discours, la publicité, les médias, la culture populaire, etc. Les mythes modernes, créés au nom de l’Avenir, participent donc à « légitimer [les] orientations et décisions [des institutions politiques] auprès des citoyens, influencer leurs comportements et se valoir leur adhésion à leurs projets » (Ellul, 1958, cité dans Gusse, 2015, p. 54). Ainsi, au-delà de la simple adhésion de l’esprit, le résultat souhaité est une action du public. C’est ce qu’Ellul nomme la fonction orthopraxique du mythe moderne. Autrement dit, cette fonction déclenche chez un individu ou un groupe une action ou une série d’actions qu’il n’aurait pas envisagée sans l’existence et la prise en compte de ce mythe. Une action peut être une omission ou un consentement tacite autant qu’un geste concret (Ellul, 1958 ; 1990). Il s’agit donc d’une conséquence concrète de la mobilisation d’un mythe dans un discours. Selon Ellul, c’est à cet égard que l’on peut parler de propagande, puisque le recours à ces mythes favorise une action qui n’aurait pas été entreprise autrement.
Pour rejoindre efficacement un public, les mythes modernes doivent, d’une part, être modulables et adaptables selon les contextes et les époques et d’autre part, pouvoir se greffer à une situation existante. À cet effet, la prochaine section se penche plus spécifiquement sur les discours de la CAQ et du PQ concernant l’égalité entre les hommes et les femmes au Québec. Cette prétendue égalité entre les sexes est, en effet, régulièrement mobilisée dans les discours publics sur la laïcité, mais également dans certains textes de loi et dans des communications officielles au sujet de l’immigration, entre autres. La « société québécoise égalitariste » peut-elle être considérée comme un mythe moderne, participant à une forme de propagande politique ? Pour réfléchir à ce propos, il sera utile de proposer quelques exemples de citations provenant de déclarations officielles ou de projets de loi de la CAQ et du PQ.
L’égalité entre les sexes dans les discours québécois
Depuis le début de son mandat, le gouvernement de la CAQ, par la voix de son ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Simon Jolin-Barrette, a misé, notamment, sur la promotion d’un Québec laïque, avec le Projet de loi 21 sur la laïcité de l’État (Jolin-Barette, 2019), et sur une réglementation plus serrée de l’immigration (2018). Plusieurs mesures ont été proposées en ce sens par le ministre et son équipe. À la fin de l’année 2019, le gouvernement a annoncé que tous les nouveaux arrivants étrangers devront subir un « test des valeurs québécoises » pour se voir accorder le droit de passage. Parmi les questions de ce test, on note des exemples tels que « Au Québec, les femmes et les hommes ont les mêmes droits et cette égalité est inscrite dans la loi. Vrai ou faux ? ». On retrouve aussi « Identifiez la ou les situations où il y a discrimination », suivi du choix de réponses suivant : « Refuser un emploi à une femme enceinte. Refuser un emploi à une personne qui n’a pas le diplôme requis. Refuser un emploi à une personne à cause de son origine ethnique » (Pilon-Larose, 2019).
Ainsi, selon le gouvernement Legault, l’égalité hommes-femmes ferait partie des « 10-12 valeurs du Québec » (François Legault dans Pilon-Larose, 2019) qui doivent être comprises et assimilées par les nouveaux arrivants de la province. Déjà, dans son Document d’orientation sur l’immigration datant de mai 2018, la CAQ indiquait que, pour être admise dans la province, chaque personne immigrante devrait avoir une connaissance « des valeurs québécoises en vertu de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, notamment en matière d’égalité hommes-femmes, de respect des orientations sexuelles, de liberté, de démocratie et de laïcité de l’État québécois et de ses institutions » (ICI Radio-Canada, 2018). Effectivement, la Charte des droits et libertés de la personne mentionne que « toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur […] le sexe, l’identité ou l’expression de genre […] » (1975, par.10). Cette égalité hommes-femmes au Québec semble donc acquise selon nos institutions démocratiques, et constitue en partie le socle de ce que représente la société québécoise idéale. Évidemment, d’un point de vue strictement objectif, l’égalité entre les hommes et les femmes n’est pas acquise au Québec. Les écarts de salaire, la faible représentation des femmes dans les postes hauts placés et la violence physique et psychologique systémique à leur endroit ne sont que quelques exemples du travail qu’il reste à faire pour l’atteindre (Conseil du statut de la femme, 2016). Toutefois, les discours publics ne font que rarement état de ces derniers faits.
Dans un contexte un peu moins récent, le Parti québécois a créé des vagues en 2012 avec son projet de Charte des valeurs québécoises, projet qui n’a finalement pas vu le jour. Après des mois de discussions et de consultations publiques, le ministre Drainville a tout de même déposé en 2013 un projet de loi en ce sens. Le libellé même de ce projet de loi est éloquent : « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement » (2013). Encore une fois, dans ce projet de loi qui visait à déterminer certaines balises de ce que représente la société québécoise, ou ce qu’elle devrait être, on comprend que l’égalité hommes-femmes est considérée comme une valeur représentative, voire acquise, d’un Québec idéal. En outre, ce projet de loi laisse entendre que le Parti québécois considère qu’il est pertinent d’instaurer une législation afin de protéger cette valeur.
« L’égalité hommes-femmes » est-elle un mythe moderne ?
Trois aspects du mythe moderne d’Ellul (1958) peuvent nous aider à répondre à cette question. Premièrement, Ellul mentionne que les mythes modernes doivent s’actualiser par des actions exemplaires et universelles de nos héros. La mise en action de ces mythes, soit leur énonciation dans l’espace public par les discours, doit être répétée par des figures publiques fortes pour bien s’installer dans le paysage contemporain. En ce sens, la mention dans l’espace public de la valeur d’une société québécoise égalitaire est chose courante. Elle s’inscrit dans de nombreux discours autour d’enjeux qui sont paradoxalement sans liens directs avec cette supposée égalité entre les sexes (ici, l’immigration et la laïcité). Les mythes modernes sont également apolitiques. N’importe quel parti peut se les approprier — comme c’est le cas dans les exemples ci-haut —, au profit de n’importe quelle idéologie, tant qu’ils sont cohérents avec un contexte matériel existant (Ellul, 1958, p. 33). On peut se demander si certains acquis des féministes québécoises depuis les années 1970-1980 et la présence dans l’espace public de femmes en politique ou en culture qui représentent des personnalités publiques fortes et influentes (pensons à la mairesse de Montréal Valérie Plante, ou à l’autrice et chroniqueuse Denise Bombardier, par exemple) rendent crédible ce mythe de société égalitaire.
Effectivement, les « acquis » féministes sont souvent utilisés comme arguments d’une preuve de l’atteinte d’une société postféministe et égalitaire. Bien que selon une étude menée par Aronson (2015), une majorité de femmes continuent d’être conscientes des inégalités de genre encore à l’œuvre. La présence de ces femmes dans l’espace public ou à des postes de direction ne constitue pas la norme et il semble hâtif de déclarer l’égalité entre les hommes et les femmes comme acquise au Québec. Mais la répétition régulière de certains faits, même s’ils sont exceptionnels, peut participer à les inscrire comme des mythes (Ellul, 1958) et à leur donner un statut dépassant leur réelle importance.
Deuxièmement, la fonction orthopraxique du mythe moderne d’Ellul (1958, 1990) est particulièrement pertinente pour réfléchir aux exemples de discours présentés plus haut. Tel qu’il a été mentionné précédemment, la fonction orthopraxique du mythe moderne déclenche chez le public une action (qui peut aussi être une omission, un vote, une délation, ou une exclusion) qui n’aurait pas été entreprise sans l’existence de ce mythe (Ellul, Ibid.). En observant les cas du projet de loi 60 du PQ et du test créé par la CAQ pour les nouveaux immigrants de la province, on s’aperçoit que la valeur d’égalité permet de justifier des réglementations et des sanctions étatiques envers des individus. Une personne peut se voir refuser l’accès au territoire, ou échouer à être acceptée comme « réellement québécoise », selon l’importance qu’elle accorde à cette valeur. La présence textuelle de la valeur d’égalité dans les discours cités et les actions qui y sont associées s’avèrent donc cohérentes avec la fonction orthopraxique du mythe moderne.
Troisièmement, l’institutionnalisation de la valeur d’égalité peut possiblement participer à justifier une mise à l’écart de certains individus au sein même de la société sans qu’une sanction ou une autre action institutionnelle soit nécessaire. Si cette valeur et les comportements considérés comme acceptables afin de la respecter sont institutionnalisés par l’État québécois, on peut considérer qu’ils sont progressivement édifiés au statut de norme sociale. Est-ce que ce statut pourra participer à justifier une stigmatisation de certains comportements et de certains individus entre eux ? Autrement dit, l’institutionnalisation d’une valeur peut-elle participer à créer une autorégulation, à l’intérieur même de la société, de certains comportements et certaines croyances qui seraient considérées comme différentes ou hors-norme ? Les institutions et les citoyens se verraient-ils diviser les nouveaux arrivants et leurs concitoyens entre « bons » et « mauvais » Québécois selon leur évaluation de l’importance de l’égalité entre les sexes, si cette égalité n’était pas élevée au niveau de mythe ? Ces questions se posent.
Le symbole du voile
Si la valeur d’égalité entre les sexes semble bien ancrée dans l’imaginaire d’un Québec idéal, observons maintenant ce à quoi elle s’oppose dans les discours publics sur la laïcité. Cette section s’intéresse particulièrement aux discours sur le port du foulard chez les femmes musulmanes. Il est important de préciser que les débats québécois sur la laïcité de l’État, ou plus précisément sur la restriction du port de signes religieux chez les employés de l’État en position de pouvoir et chez les enseignants, ne visent pas uniquement le foulard porté par des femmes musulmanes. Toutefois, le foulard et les femmes musulmanes qui le portent occupent une place de plus en plus importante dans ces débats depuis le milieu des années 2000 (Jacquet, 2017, p. 356 et suivantes).
Dans la prochaine section seront présentés des extraits de discours de certains groupes féministes et de chroniqueurs médiatiques dans lesquels on peut observer une tendance à justifier l’appui aux législations restreignant le port du foulard par l’argument que cette coutume ne cadre pas avec un Québec laïque et égalitaire. Le port du foulard représenterait, selon ces groupes, une soumission des femmes inhérente à la pratique de la religion musulmane qui serait en opposition avec les valeurs de la société québécoise.
Le « voile » dans les discours féministes et médiatiques
Caroline Jacquet (2017) a documenté, pour sa thèse de doctorat, les discours de groupes féministes sur la laïcité entre 1993 et 2013. Pour ce faire, elle a étudié les mémoires de ces groupes lors des débats sur la laïcité au Québec ainsi que certaines de leurs communications officielles. Elle cite entre autres des extraits de textes et de prises de paroles publiques du Conseil du Statut de la Femme, du Mouvement des Janette, de la Fédération des Femmes du Québec, du Réseau d’action et d’information pour les femmes, et du groupe Pour les droits des femmes du Québec. Jacquet prend soin de différencier les types de discours féministes au sujet de la laïcité dans l’espace public, qu’elle classe dans les catégories de discours féministe moniste1 Les discours féministes monistes ont tendance à concevoir l’oppression comme commune à toutes les femmes, sans considérer les autres catégories d’oppression (race, classe sociale, etc.) (Jacquet, 2017, p. 62, p. 78). Ces discours ont tendance à s’inscrire dans « le récit féministe blanc » (ibid., p. 328). Selon cette vision, « si le débat sur la laïcité s’inscrit dans une histoire longue au Québec, ce sont les “vagues massives” de personnes immigrantes et la “montée de l’extrémisme religieux” qui menacent actuellement les droits des femmes et rendent urgent un débat sur la laïcité » (ibid., p. 313)., antiraciste2 Les discours féministes antiracistes, selon Jacquet, tendent à séparer les enjeux de l’égalité entre les sexes et de la laïcité. Ces discours reposent sur une critique du racisme explicite et implicite dans les débats sur la laïcité, et sont portés « notamment par des groupes de femmes musulmanes, de femmes immigrantes ou de femmes racisées » (ibid., p. 309). et intermédiaire3 De leur côté, les discours féministes intermédiaires se situent entre les discours monistes et les discours antiracistes (dont le titre est plutôt explicite), selon les enjeux traités. Les féministes partageant ce type de discours estiment important de tenir des débats sur la laïcité, mais reconnaissent également que ces débats peuvent « tendre vers la reproduction du racisme » (ibid., p. 310).. Ces trois discours sont porteurs de visions différentes, voire parfois polarisées, de l’enjeu de la laïcité.
Dans les discours féministes monistes et intermédiaires, Jacquet note plusieurs allusions au foulard comme étant un symbole d’un « retour en arrière » (Mouvement des Janette, 2013, p. 4). Le foulard représente également, pour certains groupes féministes cités, un « symbole inégalitaire […] qui “représente une conception restrictive de la pudeur qui s’applique aux femmes et pas aux hommes” » (Conseil du Statut de la Femme, 1995, cité dans Jacquet, 2017, p. 252). Par ailleurs, dans ses communications officielles, le Conseil du Statut de la Femme (1995, selon Jacquet, 2017) associe au port du foulard une panoplie de représentations, allant de l’intégrisme religieux au sexisme, en passant par l’identité culturelle, sans jamais considérer qu’il soit un choix personnel. De plus, Jacquet (2017) note que les femmes musulmanes ne sont pratiquement jamais consultées dans les nombreux débats concernant la légifération du port de signes religieux visibles au Québec.
En outre, on peut trouver de nombreuses prises de paroles portant sur le port du foulard par les femmes musulmanes dans l’espace public québécois, notamment dans les chroniques publiées dans les médias généralistes. Certaines présentent le voile comme étant « le symbole religieux le plus apparent – et qui entre le plus en contradiction avec nos valeurs fondamentales d’égalité hommes-femmes » (Vaille, 2019). D’autres affirment que « la “diversité” devient prétexte pour courber l’échine devant l’obscurantisme… » (Facal, 2019) et dénoncent les « gens […] qui passent leur temps à affirmer que toute critique du voile est raciste et sexiste [et qui] sont, au mieux, sourds et aveugles, et au pire, des complices volontaires des fondamentalistes religieux » (Martineau, 2019).
Ainsi, pour certains acteurs prenant la parole dans les discours publics au sujet de la laïcité de l’État québécois, et plus particulièrement au sujet du port de certains signes religieux, il est possible de noter une tendance vers un amalgame entre le port du foulard par les femmes musulmanes et leur soumission aux hommes, ainsi qu’à leur appartenance à une religion intégriste et « obscurantiste ». Plus largement, plusieurs chroniqueuses et chroniqueurs participent à véhiculer une vision réductrice de l’Islam en dehors de l’enjeu du port de signes religieux. Par exemple, la chroniqueuse Sophie Durocher (2020) associe musulmans, port du foulard et terrorisme dans un même article intitulé « La police à genoux devant des homophobes ». Dans ce texte, la chroniqueuse s’insurge contre une opération de la police de Longueuil qui a visité une mosquée dans le cadre d’un projet d’immersion sociale. Elle dénonce « l’aveuglement du chef de police de Longueuil qui trouve pertinent d’“immerger” ses troupes dans une mosquée où l’on pratique la ségrégation hommes femmes, où l’on voile les fillettes de 5 ans [et] où l’on dit que l’homosexualité est un pêché (sic.) » (Durocher, 2020). Richard Martineau, quant à lui, assimile volontiers « voile » et conservatisme, tout en se défendant d’être islamophobe :
Regroupant la plus forte proportion d’élèves musulmans de Toronto, [une] école élémentaire publique était le château fort de la lutte contre le cours de sexualité. Lors des manifs qui y étaient régulièrement organisées, on pouvait voir de nombreuses fillettes de sept ou huit ans portant le voile. Ce n’est pas islamophobe de dire ça. C’est la réalité. (Martineau, 2019)
Il semble donc que l’impression d’un retour en arrière et la peur de l’intégrisme religieux associées à l’Islam et exprimées par certains groupes féministes sont partagées par d’autres types d’acteurs, notamment des chroniqueuses et chroniqueurs médiatiques.
La représentation de l’Islam en occident
Cette représentation négative et stéréotypée des personnes de confession musulmane s’inscrit dans une tendance qui dépasse les frontières du Québec. Edward Saïd a documenté, dans son essai phare Orientalism (1978), puis dans Covering Islam (1981), comment plusieurs phénomènes sociaux remontant aussi loin que le XVIIIe siècle ont participé à forger une certaine image de l’Islam et des personnes musulmanes en Occident. L’Orientalisme, selon Saïd, représente une division imaginaire polarisée entre l’Ouest et l’Est ; considérés respectivement comme le « nous » multiple et complexe et le « différent », monolithique et simplifié à l’extrême (1981, p. 41). Dans cette façon binaire de concevoir le monde, l’Orient est envisagé comme une terre inconnue, hostile et effrayante ; l’Islam est un terme fourre-tout mêlant sans distinction « musulmans » et « Arabes » (Said, 1981 p. 43). Ces derniers sont représentés comme des fournisseurs de pétroles, des terroristes et des personnes violentes et sanguinaires (Said, 1981, p. 42).
Saïd observe dans Covering Islam que certaines représentations de l’Islam en occident sont mobilisées dans les discours politiques ou médiatiques pour justifier des actions et des mesures autrement controversées (Said, 1981 p. 54). Notamment, il mentionne que les révolutions populaires dans les pays du nord de l’Afrique et du Moyen-Orient ont été associées dans les médias occidentaux à la religion musulmane, qui aurait été le moteur derrière ces volontés d’émancipation des populations. La religion musulmane a elle-même été associée à une mentalité brutale ainsi qu’à un mode de vie arriéré qui avait besoin d’être modernisé (Said, 1981, p. 54.). Ces représentations ont participé à justifier certaines mesures des puissances occidentales pour contrôler ces mouvements populaires (Said, 1981, p. 54). En effet, les discours publics en Occident s’appuient régulièrement sur cette affirmation selon laquelle les pays musulmans ont besoin d’être modernisés. De surcroît, selon la philosophe Judith Butler, un discours de progrès social est employé pour légitimer des actions violentes envers des populations jugées « comme archaïques, prémodernes ou antimodernes » (Butler, 2008, cité dans Jacquet, 2017, p.75).
Le Québec n’échappe pas à la reproduction de cette représentation réductrice de l’Islam, et de nombreux exemples de ce type de discours peuvent être trouvés dans les médias québécois, tel qu’il a été démontré plus haut. Encore une fois, si des exemples isolés de ce type de discours peuvent sembler anodins, la répétition de ce type de chroniques d’humeur et leurs messages participent à alimenter une peur et une mauvaise compréhension de la réalité complexe de l’Islam et des personnes musulmanes vivant au Québec, basées sur une vision orientaliste et réductrice de ceux-ci (Saïd, 1981 ; Ellul, 1958 ; 1990).
Le « voile » est-il devenu un symbole dans les discours québécois ?
Comme la majorité des discours publics occidentaux portant sur l’Islam et sur les personnes musulmanes, la mention du « voile » musulman dans certains discours de groupes féministes et de chroniqueurs médiatiques québécois sur la laïcité s’inscrit dans cette représentation négative et réductrice de l’Islam dénoncée par Saïd. Selon Jacquet, « les féministes qui s’expriment publiquement tendent à reprendre les représentations orientalistes du foulard » (2017, p. 263). Leurs discours véhiculent une représentation de la religion musulmane, et avec elles toute autre religion considérée « minoritaire » par rapport à la religion chrétienne (2017, p. 364), comme porteuse de valeurs différentes et jugées moins bonnes. Jacquet parle d’une « imbrication du racisme, du sexisme et de l’hétérosexisme, [qui] concourt à représenter, jusqu’au sein du mouvement féministe, le musulman comme dangereux, violent, sexiste et homophobe, et la musulmane comme soumise, voilée et à émanciper » (Guénif-Souilamas et Macé, 2006 ; Delphy, 2006 ; et Razack, 2011, selon Jacquet, 2017, p. 70-71). Le patriarcat et ses effets négatifs sont considérés comme occupant une place plus importante dans la religion musulmane que dans le Québec laïque, ce qui établit une hiérarchie entre « notre société » et les communautés musulmanes (Jacquet, 2017, p. 70). Les mêmes représentations semblent par ailleurs reproduites dans les chroniques médiatiques qui ont été citées plus haut.
De plus, Jacquet fait mention du « récit séculariste » qui
raconte le processus historique de l’émancipation de la raison par rapport aux dogmes religieux, de l’individualisation des croyances, de la différenciation des sphères de savoir et de pouvoir, de la conquête de l’autonomie comprise comme liberté et comme idéal moral, de la privatisation des religions à mesure que s’étend la démocratie, de l’avènement d’un universalisme de la raison transcendant les particularismes des religions. (Jakobsen et Pellegrini, 2008, cités dans Jacquet, 2017, p. 73-74)
Cette notion s’étend au-delà de la religion musulmane, mais peut être pertinente pour comprendre une autre partie du discours portant sur la laïcité au Québec et sur les représentations du « voile ». Tout à fait représentatif des arguments qui portent sur le besoin de modernisation de l’Orient dont Saïd (1981) fait mention, le discours séculariste représente la religion comme un « retour en arrière » et le sécularisme comme la modernité, le présent (Scott, 2007). Ainsi, selon les représentations de la laïcité et du sécularisme véhiculées dans ce type de discours, la religion n’a pas sa place dans une société égalitaire (Jacquet, 2017, p. 254).
Finalement, il est intéressant de considérer les réactions presque instinctives que peut provoquer le « voile » musulman chez le public occidental laïque. En effet, ce vêtement et les femmes qui le portent provoquent chez certains publics une réaction très vive, tel un réflexe de malaise, voire de peur. Pour comprendre cette réaction, le contexte actuel empreint d’islamophobie genrée (Zine, 2006a, dans Jacquet, 2017) démontré par les arguments de Jacquet (2017) et Saïd (1981) est essentiel. Nous nous devons cependant de pousser encore un peu plus loin la réflexion.
Une essentialisation du symbole du « voile »
Les discours féministes monistes et intermédiaires au sujet de la laïcité, présentés plus haut, ont tendance à essentialiser le sens que peut représenter le foulard que portent les femmes musulmanes, appelé communément dans l’espace public « le voile » (Jacquet, 2017, p. 256). Par ailleurs, cette essentialisation du « voile », qu’observe Jacquet dans certains des discours féministes qu’elle a étudiés, tend également à se perpétrer dans les discours médiatiques donnés en exemples plus haut. Ainsi, le terme « voile » représente tout vêtement que les femmes musulmanes portent et qui couvre, en tout ou en partie, leur tête. Ce mot est mobilisé pour parler d’une multitude de vêtements (que ce soit le hidjab, la burqa, le niqab, etc.), amalgamant du même souffle une multitude de cultures et de réalités. Une étiquette de soumission et d’inégalité face aux hommes y est accolée, et il représente un symbole d’une religion réputée d’« intégriste » (Jacquet, 2017, p. 366). Il est pris pour acquis que les musulmanes portent ce vêtement non par choix, mais par contrainte et « le voile » devient un symbole de l’inégalité entre les hommes et les femmes musulmans. Mais pour aller plus loin dans cette essentialisation, ce vêtement représente du même coup toutes les femmes musulmanes. Puisqu’on leur donne très peu la parole dans les débats entourant la laïcité, leur vécu et leur vision situés sont invisibilisés et leur hétérogénéité est réduite en un seul symbole lourd de significations arbitraires. « Le voile » se voit octroyer une « agentivité propre » (Jacquet, 2017, p. 366). Ainsi, il semble pouvoir représenter à lui seul les valeurs associées à la communauté musulmane dans les discours publics en occident, soit des valeurs sexistes, misogynes et violentes (Saïd, 1981 ; Jacquet, 2017). Ce vêtement, élevé au statut de symbole (Tchakhotine, 2009), représente une communauté, mais il représente également des valeurs, et ces valeurs sont jugées différentes et moins bonnes que celles que la société québécoise a choisi d’adopter.
Bref, au regard de ces représentations véhiculées dans ces discours sur l’Islam, et plus particulièrement sur « le voile », la notion de réflexe conditionné d’Ellul (1990) peut être pertinente pour résumer l’effet presque instinctif que déclenche la vue ou la mention de ce vêtement pour le public québécois. Autrement dit, la mobilisation de ce symbole dans les communications publiques peut revêtir une panoplie de sens acquis pour les citoyens québécois, et peut participer à déclencher et amplifier cette réaction de réflexe conditionné de peur, d’incompréhension et de jugement rapide chez le public qui reçoit ces discours.
Conclusion : le mythe de l’égalité au Québec en opposition avec le symbole du « voile »
Les discours de certains acteurs politiques, médiatiques et communautaires sur la laïcité — et plus particulièrement le port du foulard par les femmes musulmanes — participent-ils à produire un conflit de valeurs plus symbolique que réel autour de cet enjeu ? Nous avons analysé ici certains de ces discours pour tenter de répondre à cette question. D’abord, en observant les discours de certains partis politiques (dans ce cas-ci, la CAQ et le PQ) qui semblent considérer l’égalité entre les femmes et les hommes comme acquise et l’élever au rang de valeur de la société québécoise, il est possible de se demander si la « société québécoise égalitaire » peut être considérée comme un mythe moderne, au sens où Ellul (1958) l’entend.
Cette valeur d’égalité entre les sexes participe par ailleurs à justifier des mesures institutionnelles coercitives à l’endroit de personnes souhaitant immigrer au Québec. Elle fait entre autres partie des valeurs à respecter pour que ceux-ci se voient permettre le droit d’entrée sur le territoire (Pilon-Larose, 2019). Ainsi, la fonction orthopraxique du mythe moderne d’Ellul (1958) semble ici à l’œuvre : la conviction de l’importance de la valeur d’égalité entre les hommes et les femmes, tant chez les individus en situation de pouvoir que chez les citoyens moyens, semble participer à une justification de certaines actions, qui n’auraient potentiellement pas été entreprises sans leur croyance en cette valeur mythique.
Ensuite, il est intéressant d’observer à quoi s’oppose cette valeur, qu’elle soit élevée au rang de mythe ou non, dans les discours concernant la laïcité. On observe, dans les discours étatiques, mais également dans les discours de certains groupes féministes et de chroniqueurs médiatiques, une opposition entre les valeurs progressistes et égalitaristes québécoises d’un côté, et de l’autre, les valeurs archaïques et sexistes entretenues dans les groupes religieux dits minoritaires, et en particulier la religion musulmane. Ces représentations de la communauté musulmane s’inscrivent dans un courant beaucoup plus large de la représentation négative et réductrice de l’Orient et de l’Islam en occident, théorisé par Saïd sous le terme d’Orientalisme. De plus, les réactions presque instinctives face au port du foulard par les femmes musulmanes peuvent s’apparenter à ce que Tchakhotine (2009) décrit comme un symbole, qui résume à lui seul une idéologie et un discours de propagande, et auquel le public réagit comme par réflexe conditionné (Ellul, 1990) de peur et de jugement rapide.
On peut presque se demander, à ce stade, si ces deux récits construits en opposition, soit celui d’une supposée égalité des sexes dans un Québec laïque et celui du sexisme et de l’intégrisme dans la religion musulmane, peuvent être réconciliables. Ces discours reposent sur des décennies de représentations réductrices et très peu factuellement appuyées qui semblent continuer de résonner particulièrement fort pour plusieurs Québécoises et Québécois. Il est selon moi dangereux de continuer à alimenter une telle opposition dans les discours publics. De tels discours participent certainement à aviver les tensions et les incompréhensions envers la communauté musulmane au Québec, et particulièrement envers les femmes musulmanes portant le foulard. D’un côté, la société québécoise devrait être plus critique du sexisme et de la misogynie qui existent en son sein et entreprendre des actions concrètes pour réduire l’inégalité entre les genres. De l’autre, les politiciens et les personnalités publiques doivent faire preuve de davantage de prudence dans les discours qu’ils véhiculent par rapport à certains individus ou groupes qu’ils semblent mal connaître, car ces discours peuvent avoir des répercussions sur le vivre-ensemble et les dynamiques de racisme entre les individus.
Par ailleurs, une certaine hypocrisie est à considérer dans ces débats, puisque les femmes musulmanes ont un rôle actif très restreint au sein des discussions sur la laïcité. Tant les groupes féministes que les chroniqueurs médiatiques et les politiciens cités se contentent plutôt de parler en leur nom, alors même que ces groupes justifient le malaise créé par le port du foulard par l’idée que celui-ci représente la soumission de ces femmes. Peut-on vraiment s’enorgueillir d’un Québec égalitaire si on se permet de décider du sort d’une partie de la population sans la consulter ?
Bibliographie
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