Repository : le corps féminin malade producteur d’une nouvelle archéologie du savoir
Entendu que le corps, selon une perspective foucaldienne (Genel, 2004), se présente comme site du politique et du social, il est dès lors maintenu à l’intérieur de mécanismes régulateurs et disciplinaires qui le prennent en charge. Soumis à des techniques de pouvoir qui le façonnent, l’objectivent, le corps biopolitique est notamment traversé de part et d’autre par le discours institutionnel de la médecine moderne, lui-même influencé par des facteurs culturels, sociaux, économiques et politiques (Freund, McGuire, 1991, p. 200). Par conséquent, le corps devient à la fois l’instrument privilégié par lequel le contrôle se manifeste, ainsi que la cible d’expérimentations et d’interventions techniques qui contribuent à légitimer ce contrôle. Il s’y joue également des relations inégalitaires liées au savoir qui passent, entre autres, par l’instance du regard scientifique et médical. Or, c’est justement ce regard qui est confronté dans la série Repository de l’artiste américaine Sarah Sudhoff. S’échelonnant sur quatre ans, soit de 2005 à 2009, celle-ci compte vingt-deux photographies et quatre vidéos-performances dans lesquelles le corps de Sudhoff, à travers sa réminiscence, est représenté comme surface d’inscription d’une sémiotique médicale. En effet, ces œuvres suggèrent une remise en question de l’autorité scientifique qui réifie le corps médicalisé, lui fait violence alors que celui-ci, à travers l’art, se pose comme stratégie de résistance face aux procédés de décorporalisation, de désincarnation et de fragmentation mis de l’avant par les dispositifs de l’institution médicale. Appuyé des théories de Julia Kristeva sur l’abjection et de Michel Foucault sur le biopouvoir, ce présent article s’articule autour de la problématique de la réappropriation, par l’expérience de l’abjection, du contrôle disciplinaire qui agit sur le corps médicalisé de l’artiste. Par une pratique de la photographie et de la performance qui s’ancrent dans un registre de l’autopathographie1 Les œuvres autopathographiques peuvent se comprendre comme des « publications biographiques et sociales de la maladie à l’extérieur du champ médical [et qui] ont pour « caractéristique leur projet d’expression de l’intimité, du témoignage de l’auteur qui aborde, en son nom propre, sa maladie » ». (Bazinet, 2016), le corps malade de l’artiste s’impose comme sujet et non comme objet du savoir scientifique, lequel cherche à imposer une distance entre le sujet souffrant et sa propre corporéité.
Susan Sontag, dans La maladie comme métaphore (1997), écrit que le cancer, dans l’imaginaire occidental et moderne des représentations dominantes, est relégué aux strates profondes du silence, du secret, de la honte, du mensonge, car il est associé à l’idée d’une sentence de mort. Le cancer devient donc une expérience corporelle qui doit demeurer cachée et innommée, puisqu’elle signifie la possibilité d’une mort tragique. Pour Kristeva, en ce qu’elle est « la mort infestant la vie » (1980, p. 12), la maladie participe de l’imaginaire de l’abjection : « [l]’excrément et ses équivalents (pourriture, infection, maladie, cadavre, etc.) représentent le danger venu de l’extérieur de l’identité : le moi menacé par du non-moi, la société menacée par son dehors, la vie par la mort » (p. 86). Les systèmes dichotomiques symboliques, reposant sur ce jeu constant entre corps sain/corps malade, corps productif/corps improductif, sont dès lors remis en cause ; la logique de leur séparation s’en trouvant affectée par l’ambiguïté du corps malade. En effet, celui-ci est sujet de l’abject puisque projeté dans une posture de l’entre-deux, entre vie et mort, entre sujet et objet, entre animé et inanimé, entre combat et renoncement. Il rencontre ainsi une perturbation de ses propres frontières alors que son moi est envahi par du non-moi et que son identité est réduite à une négation existentielle. En d’autres termes, si « le corps fonctionne à la manière d’une borne frontière pour distinguer chaque individu » (Le Breton, 2011, p. 313), il semble que la maladie, par un procédé de contamination du dehors au dedans, déplace le corps souffrant au-delà de ses propres limites individuelles. Elle affecte l’expérience de l’espace et du temps, ce qui accentue la difficulté pour le.la patient.e de s’incarner dans son propre corps. Or, dans la série Repository, le corps abject de l’artiste est justement exposé dans sa matérialité, dans sa corporéité, geste qui s’inscrit d’ailleurs à l’encontre de toute censure du corps malade. La photographie et la vidéo sont autant de dispositifs qui permettent de désamorcer le caractère abject de sa chair mortifère et de revêtir un potentiel créateur, producteur, performateur. En déjouant les représentations habituelles du.de la patient.e vulnérable, le corps de l’artiste se réinvestit d’un pouvoir que lui retire le savoir médical lorsqu’il réifie le.la patient.e et le.la réduit à la condition d’instrument manipulable et classable.
La réappropriation du regard médical par l’acte photographique
L’œuvre documentaire photographique de Sudhoff semble mettre au jour une nouvelle archéologie du savoir médical en agissant à titre d’archive. En déclinant différents lieux de l’hôpital2 Pensons aux œuvres Preventions? (Sudhoff, Digital c print, 24 x 30 po, Edition 1/9, 2005) , Hazard (Sudhoff, Digital c print, 24 x 20 po, Edition 1/9, 2009), Sterile (Sudhoff, Digital c print, 24 x 30 po, Edition 1/9, 2008) qui sont des photographies d’espaces inhabités, sans corps humain. Cette absence de corps malades est assez inhabituelle en contexte hospitalier alors que les corps abondent, s’entassent, n’ont pas d’intimité, forment une masse indistincte dans les couloirs. et en mettant en scène son propre corps atteint du cancer du col de l’utérus, elle entreprend de dévoiler plusieurs tabous qui entourent la pathologisation des corps. En effet, elle s’éloigne du discours victimisant en se réappropriant autant l’économie visuelle et les outils médicaux que la charge abjecte de sa chair auscultée. Les œuvres Exam 2 et Exam 3 (Fig. 1) ainsi que Leep 1 et Leep 2 (Fig. 2) exposent un corps qui cohabite avec des dispositifs technologiques médicaux. Celui de l’artiste, revêtu d’une jaquette d’hôpital, uniforme qui concrétise l’anonymat et la généricité des patient.e.s et contribue à l’uniformisation et à l’identification des corps hospitalisés, est assis ou couché. Les jambes écartées, il se donne à voir au regard distant mais témoin des spectateurs.trices, lesquel.elles semblent incarner la posture du médecin. L’orifice qui est exposé, espace de transition entre l’intérieur et l’extérieur, entre le je et l’autre, interface entre l’intime et le social, ne convoque pas le plaisir, mais la souffrance. La nudité, en contexte d’observation médicale, est évacuée de toute potentialité sexuelle et de tout affect érotique, la peau n’étant réduite qu’à une simple enveloppe charnelle, qu’à une surface réflexive sur laquelle s’inscrit le marquage idéologique de la science. Elle n’appartient d’ailleurs plus aux patient.e.s qui n’ont d’autre choix que de se soumettre entièrement comme objets d’observation (Klein, 2012, p. 284). Le corps de Sudhoff qui, dans les photographies, se dévoile partiellement participe à révéler, à montrer, à ne rien cacher de la réalité des examens répétitifs et ritualisés que subit le corps malade. Dans l’œuvre Leep 2, la position allongée de l’artiste porte en elle-même un paradoxe qui réaffirme l’abjection de son corps : si l’ouverture des jambes et la vision du sexe féminin rappellent d’emblée l’accouchement, elles font ici partie d’une chorégraphie médicale qui précède l’auscultation du col de l’utérus atteint d’une masse cancéreuse. La symbolique du cancer du col de l’utérus est d’autant plus intéressante qu’elle remet en perspective la définition hégémonique de la féminité laquelle passe par une glorification de la maternité et, de surcroît, par la santé et la performance du système reproducteur féminin. Ce qui apparaît habituellement comme générateur de vie peut, dans ce cas-ci, donner la mort.
La cicatrice : débordement du corps abject
Foucault considère la chair comme surface d’inscription sur laquelle les impératifs de l’idéologie dominante laissent inévitablement des traces, des signes (Butler, 2005 [1990], p. 179). L’œuvre Exploratory Surgery (Fig. 3) est une exposition en gros plan du ventre de l’artiste, sur lequel se trouve une cicatrice bien visible alors que les marques cherchent habituellement à échapper au regard puisqu’elles s’accompagnent d’un sentiment de honte ou révèlent quelque chose de trop intime (Le Breton, 2003, p. 73). Cette fêlure au sein de la peau de Sudhoff devient la preuve tangible d’un pouvoir institutionnel scientifique qui marque le corps en laissant paraître les rapports de force qui s’y disputent. Le titre de la photo suggère d’ailleurs l’idée d’une exploration à l’intérieur de la chair qui n’est pas sans rappeler les dispositifs de la médecine, lesquels infiltrent le corps et en rapportent des images déconstruites. Dès lors, les interventions chirurgicales, en plus d’ébranler la cohérence subjective du sujet opéré en déplaçant constamment les frontières réelles de ce qui sépare l’intérieur de l’extérieur de son corps, sont vécues comme des menaces à l’intégrité du je malade. Les opérations, comme autant de pratiques régulatrices, sont habituellement envisagées dans une perspective de la perte, de la destruction et de la négation de soi : elles fracturent l’unité du sujet en altérant, modifiant, transformant son image. La cicatrice, en plus d’incarner le savoir médical qui s’inscrit dans et sur la chair, représente, dans l’œuvre, l’aveu matériel que la frontière de la peau a été outrepassée. Elle est ce par quoi le contact du corps au savoir médical est tangible, visible. Faille corporelle, elle porte en elle l’imaginaire de l’abîme. Elle est le lieu même de la liminalité, de l’entre-deux, en incarnant à la fois le risque de compromettre les limites corporelles et la menace de l’ouverture et du dépassement de soi jusqu’au débordement du dedans vers le dehors. Kristeva écrit d’ailleurs qu’une « menace [vient] des interdits qui instaurent les frontières internes et externes dans lesquelles et par lesquelles se constitue l’être parlant » (1980, p. 85). La surface corporelle entaillée puis recousue de l’artiste est donc territoire de l’abject sur lequel les techniques violentes du biopouvoir, cherchant à canaliser cet affect, ont été mises en œuvre.
Le corps de Sudhoff comme surface d’inscription d’une sémiotique scientifique
Cette « horreur du dedans » (Kristeva, 1980, p. 65) qui menace sans cesse de déborder est visible dans les œuvres Cancer Wafer (Fig. 4) et Evidence of Illness (Fig. 5) et qui sont autant de preuves matérielles de l’existence de la maladie. Jouant de l’ambivalence entre ce qui doit être vu et ce qui doit être caché, l’artiste expose des parties endommagées de son corps comme si elles étaient des pièces à conviction, des objets d’investigation, comme si elles étaient complètement indépendantes de son corps et appartenaient ainsi à quelqu’un d’autre. Si les limites entre vie et mort sont au cœur du projet, celles du soi et d’autrui tendent également à se repositionner, voire à se dissoudre. Ces photos qui captent les organes déplacés hors de leur position habituelle semblent concrétiser l’expérience de discontinuité que ressent le corps malade, rupture qui réitère la dualité entre le corps matériel et l’âme immatérielle. Entendu que « l’apparence du corps fait sujet » (Martinez, 2008, p. 8), mais que celle-ci est bien souvent modifiée par des actes médicaux, le projet autopathographique de l’artiste peut se traduire comme « processus dont les œuvres sont dotées d’une puissance d’action qui a la capacité de restaurer le sujet3 Traduction libre de « the autopathographic process and its resulting artworks are endowed with an acting power that has the capacity to restore the subject ». » (Tembeck, 2009, p. 2). Il devient peut-être le dispositif par lequel elle peut, d’une part, s’approprier le regard médical et le retourner sur lui-même et, d’autre part, tenter de reconstituer son identité, de donner un sens autre aux blessures, de déplacer la souffrance hors de son contexte initial et d’acquérir un contrôle sur la douleur.
La réappropriation de l’espace médical par la performance
Si la subversion du regard médical passe, dans Repository, par le positionnement de l’appareil photographique, il semble que la réappropriation des outils médicaux est également une stratégie qui s’inscrit dans la volonté de l’artiste d’interroger le rôle du.de la patient.e et son rapport à la médecine. C’est notamment à travers sa performance filmée Self Exam (Fig. 6) que Sudhoff se dote d’un pouvoir d’action à l’intérieur du bureau de son médecin, espace clos, isolé, codifié et régi par des normes qui dictent les comportements que doivent adopter les patient.e.s, mais aussi les médecins, lorsqu’ils s’y trouvent. La construction du corps malade se fonde également sur une liste de règles qui l’uniformisent et le régulent. L’espace qu’occupe le corps du.de la patient.e dans un cabinet de médecin est strictement délimité : assis, en silence, stoïque, il doit attendre l’arrivée du spécialiste. Si le corps malade personnifie dans l’imaginaire collectif l’idée de la contamination, de l’infection, de la souillure4 L’artiste présente d’ailleurs deux vidéos performance, soit Clean 1 (Sudhoff, 1.5 film avec son, 2006) et Clean 2 (Sudhoff, performance de 5 minutes sans son, 2006) dans lesquelles nous pouvons l’observer se laver, se désinfecter. Dans ces oeuvres, elle est assise nue dans ce qui semble être un géant lavabo, son corps fondu dans le décor en métal qui crée une ambiance de froideur, d’hostilité. La douche lui retire toute impureté et semble là pour rétablir l’hygiène du corps malade qui serait, dans l’imaginaire médical, défaillante., il a l’interdiction implicite de ne toucher à rien afin de ne pas corrompre l’aseptisation et la stérilisation des instruments. Cela contribue à accentuer le sentiment d’étrangeté qu’il éprouve devant tous ces outils médicaux qui serviront à l’examiner, qui le pénètreront, qui auront accès à des informations qui lui sont inconnues. Le manipulateur de cette technologie, soit le corps médical, détient ainsi un pouvoir sur la personne observée et leur interaction est constamment basée sur une hiérarchie alors que le savoir, qui consiste essentiellement à un décodage de symptômes, à un déchiffrement de signes, est inaccessible à l’un d’eux. Or, dans Self Exam, l’artiste occupe à la fois la posture du soignant et de la soignée en étant simultanément objet et sujet de son propre regard. Elle se relève de sa position léthargique et manipule la technologie médicale qui se trouve à sa portée. Elle ouvre les armoires, les tiroirs pour fouiller et prendre les outils emballés qui s’y trouvent. La salle d’examen s’ouvre à la curiosité de l’artiste, mais également à celle des spectateurs.trices alors invité.e.s à s’introduire dans ce lieu intime. À l’aide d’un miroir et d’un spéculum, elle écarte ses parois vaginales, s’auto-observe l’entrejambe et prélève elle-même les muqueuses de son appareil reproducteur. Elle reprend, en quelque sorte, le langage performatif de l’institution scientifique qui émet des diagnostics, qui a un pouvoir de dévoilement en maîtrisant à la fois le visible et l’invisible du corps et qui rend ce dernier signifiant à l’intérieur de paramètres qu’elle crée. La légitimité de l’expertise médicale ainsi que le rôle du médecin sont ici contestés alors que la patiente, désormais agente, détient le contrôle et la possibilité d’intervenir sur son corps. Si ce dernier est, dans le système médical, désapproprié de lui-même, fragmenté5 Ce corps fragmenté est représenté dans la vidéo performance Exam 2 (Sudhoff, extrait de 2 minutes d’une vidéo de 12 minutes sans son, 2005) alors que les diverses prises de caméra découpent le corps de l’artiste en quatre parties juxtaposées les unes à côté des autres et évoquent un imaginaire de la monstruosité par une reconstitution hybride du corps., « objet impuissant de la compétence technique » (Klein, 2012, p. 284), celui de l’artiste, confronté à sa réalité matérielle, procède, dans Self Exam, à l’avènement d’une conception nouvelle de soi, hors des divers modes de gestion, de contrôle et de surveillance déterminés par la biopolitique.
La menace de contamination du corps malade
Le corps, donc, en milieu médical, est réglementé : il est encadré et soumis à des normes qui, du seul fait qu’elles sont appliquées, sont reconduites et légitimées. La photographie Pieces and Parts (Fig. 7) expose une autre manière de le confiner, mais, cette fois-ci, en enfermant dans des récipients l’excès de son contenu informe qui menace d’envahir l’extérieur, c’est-à-dire ses fluides et les composants de sa mécanique interne, autant de substances habituellement considérées abjectes. Les bocaux hermétiques sur lesquels sont apposées des étiquettes identifiées, s’ils contribuent à maintenir l’ordre et la propreté, sémiotisent les liquides corporels qui s’y trouvent afin de les charger d’un sens intelligible. Puisque les substances se meuvent à l’intérieur du dispositif médical qui désamorce le sentiment de l’abjection, la mise en scène photographique, calquée sur un effet de réel, est le processus qui permet de les décontextualiser et de les figer dans leur caractère ambigu. La multitude des pots et la difformité des morceaux de chair qui s’y trouvent, intriguent et horrifient. De plus, l’identité des patient.e.s, réduite ici à leurs morceaux retirés, donc à un manque, se dissout dans une collectivité de fragments corporels et devient indiscernable malgré la singularité des noms. Le corps, disloqué et morcelé, est réduit à sa matérialité périssable, à sa fragilité, à sa vanité incarnée. En contrepartie de cette photographie, les œuvres Monday 11am, Tuesday 1:30 pm, Thursday 3pm (Fig. 8), dont les titres indiquent un déplacement temporel6 Or, cette progression temporelle est mise en échec par la logique répétitive induite par les photographies : les déchets corporels sont les mêmes, peu importe la journée. Les lieux hospitaliers ont tendance à créer des expériences d’attente hors temps et la maladie introduit un sentiment d’absence de progression temporelle. À ce sujet, Éric Delassus écrit, dans Qu’est-ce que l’idée du corps malade ?, qu’« avec la maladie, soudain le temps s’arrête, on ne peut plus prévoir ou anticiper, on ne peut plus qu’attendre, attendre les prochains résultats d’analyses ou d’examens, les effets d’un nouveau traitement, les avancées de la recherche qui finiront peut-être par trouver le remède tant espéré ». (2015, p.6). et installent une narration, montrent le désordre : les accessoires qui ont pour fonction de protéger la peau de toute possibilité de contagion s’entremêlent désormais au sang, aux flux du corps et rappellent la condition mortifère des opérations. Le sang, de l’ordre de l’informe et de l’intrusion, est associé à un dépassement des limites du corps. Son contour est indéfini et corrompt la stérilité des gants médico-chirurgicaux en les frôlant. Il se trouve peut-être, dans cette désobéissance et cette résistance aux normes médicales où l’impropre se mêle au propre et le désordre à l’ordonné, l’enjeu même du projet qui semble vouloir créer une brèche, une ligne de fuite dans la conception occidentale de la médecine moderne. Cette ligne aurait le potentiel de « [réformer] nos pensées sur les environnements médicaux7 Traduction libre de « reshapes our thoughts on medical environments » » (Sudhoff, 2009) et d’exposer la faille du biopouvoir en dévoilant, puis en déjouant, son fonctionnement interne par une expérience de l’abjection.
Cette analyse proposait de comprendre la série Repository dans une perspective critique de l’imaginaire du corps malade tel qu’il existe dans les sociétés occidentales modernes. En faisant trembler l’image du corps malade afin d’en révéler la complexité, les œuvres deviennent des contre-représentations en témoignant d’une volonté de s’éloigner du discours victimisant qui enferme ce corps dans une impossibilité d’agir et d’être sujet. En effet, le corps qui est montré à travers les photographies et les vidéos ne génère pas de honte et refuse la condamnation du cancer. Si l’acte opératoire peut être considéré comme sacrifice dans la mesure où il crée un sentiment de vertige, d’effacement de soi, de don de soi à la science, il semble revêtir une autre signification à travers le projet photographique alors que l’artiste prend en photo son propre corps qui guérit, comme en témoigne l’œuvre Exploratory Surgery où l’on voit sa chair cicatrisée. À ce sujet, David Le Breton écrit que « la trace laissée par la chirurgie symbolique est un signe virtuel de guérison » (2003, p. 70). Parce que le dispositif photographique de l’artiste permet de rendre intelligibles autrement les traces qui s’inscrivent sur sa chair, une nouvelle cartographie de la douleur est donnée à voir dans ses oeuvres. La théorie foucaldienne, où le corps devient objet privilégié de l’inscription d’une sémiotique médicale, permet de comprendre les effets du pouvoir qui s’inscrit et agit sur la surface corporelle de l’artiste alors que sa chair est la cible de rapports de force. Les œuvres, dans Repository, suggèrent un détournement du regard scientifique et mettent en scène une nouvelle archéologie du savoir qui tend à dépasser les systèmes binaires vie/mort, propre/impropre, dedans/dehors, sain/pathologique, privé/public. La fragilité des frontières entre ces éléments opposés provoque de l’abjection, notamment dans les œuvres Evidence of Illness et Cancer Wafer. La performance Self Exam dévoile l’intimité du cabinet médical aux spectateurs.trices, brisant alors le pacte de confidence qui scelle la relation hiérarchique entre la patiente et le personnel médical. En s’imposant comme sujet, elle reprend le contrôle de son corps déshumanisé et désincarné par les technologies médicales. L’autopathographie permet de « produire un geste productif de l’expérience de la faillibilité du corps8 Traduction libre de « productive gesture from the experience of the body’s fallibility ». » (Tembeck, 2009, p. 2) en transformant celui-ci en moteur de création. Ainsi, les œuvres de Sudhoff, à travers une mise en scène de soi, documentent une expérience de la douleur qui déjoue le paradigme normatif de la représentation du corps féminin malade.
FIG 1 – À gauche : Exam 2, 2006, Digital c print, 40 x 30 po, Édition 1/9
À droite : Exam 3, 2006, Digital c print, 40 x 30 po, Éditions 1/9
FIG 2 – À gauche : Leep 1, 2009, Digital c print, 50 x 40 po, Édition 1/9
À droite : Leep 2, 2009, Digital c print, 50 x 40 po, Édition 1/9
FIG 3 – Exploratory Surgery, 2006, Digital c print, 24 x 20 po, Édition 1/9
FIG 4 – Cancer Wafer, 2005, Digital c print, 24 x 20 po, Édition 1/9
FIG 5 – Evidence of Illness, 2009, Digital c print, 24 x 20 po, Édition 1/9
FIG 6 – (1) : Extrait (0:22) de Self Exam, 2005, Performance de 5 minutes avec son
(2) : Extrait (0:27) de Self Exam, 2005, Performance de 5 minutes avec son
(3) : Extrait (1:03) de Self Exam, 2005, Performance de 5 minutes avec son
FIG 7 – Pieces and Parts, 2005, Digital c print, 24 x 20 po, Édition 1/9
FIG 8 – À gauche : Monday 11 am, 2005, Digital c print, 24 x 20 po, Édition 1/9
Au centre : Tuesday 1:30 pm, 2005, Digital c print, 24 x 20 po, Édition 1/9
À droite : Thursday 3pm, 2006, Digital c print, 24 x 20 po, Édition 1/9
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