Reprendre racine
Tenir ou casser le fil : réflexions sur le rapport à l’histoire au sein des études féministes
Le vendredi 31 janvier 2020, l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF) présente le colloque L’UQÀM, pionnière du développement des études féministes dans la francophonie. Organisé dans la foulée du cinquantenaire de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), l’événement vise à commémorer et à souligner les importantes avancées qui ont découlé du travail de ses chercheuses féministes. Une vingtaine d’intervenantes, d’horizons et d’âges variés, sont invitées à y partager leurs parcours féministes. La question de la filiation et de l’héritage des idées féministes fait office de ligne directrice à cette rencontre. Le colloque est structuré autour de quatre panels, représentant chacun une génération de chercheuses. Les discussions permettent donc de remonter le fil de la généalogie : il s’ouvre avec la parole des pionnières en études féministes pour se clore avec une réflexion sur les perspectives d’avenir pour la recherche. Lors du dernier panel intitulé « Rencontre des idées », la sociologue Mélissa Blais débute son intervention avec une pensée qui résume bien l’ensemble de la démarche proposée durant la journée : « Pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient » (2020).
Dans le cadre de ce texte, j’aimerais proposer une réflexion critique portant sur le rapport à l’histoire au sein des études féministes, inspirée des débats tenus sur cet enjeu lors du colloque. Les discussions des panélistes semblent refléter un malaise qui traverse les études féministes : la volonté de célébrer les acquis entre souvent en tension avec le nécessaire travail de reconnaissance des limites des mouvements que l’on étudie. C’est que, comme nous le rappelle Françoise Collin, « la filiation est un art de tenir le fil et de casser le fil » (2014, p. 96). Le désir de tenir le fil de celles qui transmettent leurs histoires est légitime. Toutefois, celui de le casser, de dépasser et de critiquer les héritages l’est tout autant. Pour « tenir le fil sans le casser » (Gibeau, 2020), il m’apparaît essentiel d’aborder de front deux questions. D’une part, la volonté d’établir une filiation ne peut faire l’économie d’une réflexion critique sur ce qui est inclus dans cette généalogie et sur ce qui est condamné à demeurer en marge du récit dominant. Quels sont ces fameux jalons qui marquent la généalogie féministe ? Qu’est-ce qui — et surtout, qui — a le pouvoir de trancher entre les idées marquantes, qui méritent leur place dans la généalogie féministe, et celles vouées à tomber dans l’oubli ? D’autre part, que faire des importantes limites de certains courants féministes dont on se revendique héritière ? L’histoire devrait-elle servir à excuser les écueils de ces courants au profit de la commémoration de leurs apports ? Ne devrait-elle pas plutôt chercher à débusquer les rapports de pouvoir et d’exclusion qui génèrent ces angles morts ?
Célébrer les acquis et critiquer les limites : deux approches irréconciliables ?
La question du rapport à l’histoire est au cœur des discussions lors du panel « Consolidation et développement ». Plusieurs enseignantes d’expérience déplorent la difficulté d’assurer la transmission des connaissances, dans un contexte où les étudiantes appellent — souvent trop rapidement, selon les panélistes — à rejeter le travail des figures marquantes de l’histoire des féminismes. Selon la professeure de littérature Lori Saint-Martin, on refuserait de lire Virginia Woolf « parce qu’elle est élitiste », ou encore Monique Wittig « parce qu’elle est transphobe » (2020). Elle attribue cette tendance à déboulonner les statues au « tournant intersectionnel1 Le concept d’intersectionnalité a été forgé par Kimberlé Crenshaw en 1989, dans le contexte de l’émergence du Black Feminism aux États-Unis. Il s’agit d’une théorie et de pratiques féministes qui invitent à réfléchir à l’expérience des individus en prenant en compte la pluralité des rapports de pouvoir (principalement le genre, la race et la classe) qui ont un impact sur leur position sociale (Bilge, 2010 p. 45). » (Saint-Martin, 2020). En effet, l’intersectionnalité a donné lieu à de nombreuses remises en question d’un féminisme dominant — porté majoritairement par des femmes blanches, bourgeoises, hétérosexuelles — qui échouerait à prendre en compte les réalités des femmes plus marginalisées. Les critiques intersectionnelles encourageraient de nombreuses jeunes chercheuses à avoir des attentes irréalistes envers les théoriciennes du passé : « Nos étudiantes ont besoin de savoir qu’on n’a pas à rejeter les théoriciennes féministes d’hier parce ce que leur langage était différent ou parce qu’elles ne posaient pas toutes les questions qu’on se pose aujourd’hui », soutient Saint-Martin (2020). Les discussions qui s’en suivent réaffirment la nécessité de contrer l’oubli historique et de valoriser certains jalons qui ont marqué l’histoire des féminismes. On rappelle l’importance de considérer le contexte historique dans lequel les autrices que l’on étudie écrivent, sans les condamner trop rapidement pour leurs limites. De telles discussions me donnent l’impression d’une tension — qui prend l’allure d’un conflit générationnel — entre deux approches irréconciliables. Les jeunes étudiantes seraient prêtes à rejeter un héritage féministe qu’elles préfèrent dénoncer. Pour les panélistes, l’histoire des féminismes se doit plutôt de commémorer certains apports et jalons essentiels, démarche que les perspectives trop critiques semblent entraver. Je crois cependant que cette dichotomie n’a pas lieu d’être ; l’avenir de l’histoire des féminismes se situe plutôt quelque part entre ces deux pôles.
Il est, en effet, nécessaire d’effectuer un travail de commémoration des luttes et des acquis, mais également des défis qui se répètent avec similitude de génération en génération. Cette démarche s’inscrit dans une volonté de contrer l’occultation historique des femmes et des féministes. Ces dernières demeurent en marge des récits historiques dominants, et ce, malgré le développement fulgurant de l’histoire des femmes depuis les années 1970. Comme l’expliquait déjà Audrey Lorde, cette passation des savoirs permet aux féministes d’éviter d’être condamnées « à répéter et à réapprendre, encore et encore, ces mêmes vieilles leçons que nos mères avaient apprises » (1980). Il n’en demeure pas moins que cet important exercice de transmission se heurte à certaines résistances, dont la mienne. Je demeure insatisfaite face à l’apparente difficulté de réfléchir aux limites et aux angles morts d’un féminisme dont on veut nous faire héritières. Pour être féconde, l’histoire des féminismes doit faire plus que dresser la liste des acquis. Elle ne peut faire l’économie de certaines questions qui m’apparaissent essentielles. Pourquoi est-ce toujours les mêmes pionnières qui sont célébrées pendant que des milliers d’autres féministes sont vouées à tomber dans l’oubli ? Est-il possible de commémorer les héritages féministes tout en restant attentives aux rapports de pouvoir à l’œuvre dans la manière même dont on raconte ces histoires ?
Revendiquer des héritages multiples
À l’instar de Françoise Collin, je crois que l’un des moyens de dépasser une histoire réductrice des féminismes est de « complexifier à l’infini les systèmes de parenté » (2020, p. 103). Cette démarche consiste à mettre de l’avant le travail de certaines militantes qui ont été historiquement occultées, mais qui n’en ont pas moins contribué au développement des pensées et des pratiques féministes. Lors du panel « rencontre des idées » du colloque de janvier dernier, l’intervention d’Ariane Gibeau, doctorante en littérature, souligne la manière dont il est possible — et nécessaire — de « construire des généalogies plurielles, diversifiées » (2020), en prenant exemple sur ses méthodes d’enseignement. Si elle entend continuer à enseigner Christine de Pizan, Mary Wollstonecraft et Olympe de Gouges, elle souhaite également faire découvrir d’autres autrices qui méritent tout autant leur place privilégiée dans l’histoire des féminismes. En exemple, elle cite les travaux de Joséphine Butler sur le travail du sexe au XIXe siècle, les plaidoyers anti-lynchages d’Ida B. Wells, les écrits de Maria Stewart qui visent à faire reconnaître le droit à l’éducation des jeunes filles racisées au début du XIXe siècle ainsi que les témoignages de Claude Cahun sur les identités trans et non-binaires.
Une telle démarche semble particulièrement nécessaire lorsque l’on souhaite réfléchir à l’héritage des féminismes québécois. En effet, la multiplicité des militantismes féministes peine à trouver sa place dans l’historiographie. Le récit traditionnel, s’attachant à une vision restrictive du mouvement, échoue à rendre compte de la multitude des formes que peuvent prendre les luttes féministes. Structurée autour de la notion de « vagues », l’histoire des féminismes québécois met principalement de l’avant les femmes qui ont œuvré dans des organisations non-mixtes : les mouvements suffragistes pour la première vague et les collectifs féministes radicaux pour la seconde. Même si de nombreuses avancées ont permis de reconnaître la grande diversité des formes de résistance féministes, l’incorporation des militantes de l’ombre à la grande généalogie féministe reste encore à faire.
Ainsi, lorsque l’on s’intéresse au travail philanthropique des féministes du début du XXe siècle et à leur influence sur le développement de l’État Providence, il ne suffit pas de penser à la Fédération Nationale Saint-Jean Baptiste, au Young Women’s Christian Association et au National Council of Jewish Women. Il faut également réfléchir au travail du Coloured Women’s Club qui se mobilise sans relâche à partir de 1902 pour fournir de l’assistance aux membres de la communauté noire (Este, Sato et McKenna, 2017; Small et Thornill, 2008 p. 430; Williams, 1998, p. 57). De plus, l’organisation du récit en termes de vagues, en supposant l’existence d’un « creux » entre la « première » et la « deuxième vague » féministe, rend invisible l’action de nombreux groupes de femmes ayant existé entre 1945 et 1970. On pensera, par exemple, au Cercle des fermières du Québec. Ce groupe, fondé en 1915, cadre difficilement avec la typologie classique des mouvements féministes ; il se distingue notamment par son refus du droit de vote (Baillargeon, 2012, p. 121). L’organisation n’en demeure pas moins un lieu important de construction de liens de solidarité entre les femmes issues des milieux ruraux (Cohen, 1990). Sa longévité témoigne de la persistance d’activité politique féminine, et ce, même durant ledit « creux ».
De la même manière, lorsque l’on pense au boom féministe du tournant des années 1970, il ne faudrait pas se limiter aux mobilisations des féministes gravitant autour du Front de Libération du Québec. Le Congress of Black Women, réunissant en 1973 à Montréal plus de 500 femmes afro-canadiennes, devrait lui aussi mériter le titre de moment marquant (Small et Thornill, 2008, p. 432). Il en va de même pour la fondation de l’organisation Equal Rights for Indian Women , visant à lutter contre le caractère discriminatoire, patriarcal et colonial de la Loi sur les Indiens, ainsi que de la National Native Women’s Conference organisée en 1971 (Ricci, 2016, p. 40 ; Greene, 2007, p. 234).
Par ailleurs, une histoire des féminismes doit également mettre de l’avant les femmes qui refusent de se nommer féministes, parce qu’elles ne se reconnaissent pas dans un mouvement qui ne répond pas à leurs préoccupations. Malheureusement, leur refus nous révèle les limites d’un certain type de féminisme qui laisse souvent bon nombre de groupes derrière. On pensera par exemple aux militantes du Comité des Femmes d’appui aux mineurs fondé lors de la grève de l’amiante de 1975. Après plus d’un an à se mobiliser pour faire reconnaître le droit des femmes à prendre part aux luttes syndicales, ces femmes continuent de se dissocier des mouvements féministes. Contrairement aux féministes, affirment-elles, ces épouses de mineurs souhaitent travailler d’abord « en vue de l’avancement de la classe ouvrière » (Anonyme, 1975, citée dans Ferland, 1975).
À la lumière de ces quelques exemples, je crois que, pour penser la filiation féministe, l’image d’un tissu complexe est plus féconde que la métaphore du fil. Comme un tissu se crée à l’aide d’une multitude de fils, les féminismes sont héritiers d’une panoplie de courants militants contre l’injustice : si ceux-ci se croisent parfois dans l’harmonie, ils s’entrechoquent également, car ils incarnent des idées et des objectifs politiques différents, voire antagoniques2 Une telle vision s’inspire beaucoup de la proposition de Joan Sangster (2010).. Ce sont ces tensions, ces conflits et ces contradictions que j’entends explorer dans la dernière partie de ce texte.
Historiciser sans excuser
J’aimerais revenir sur un autre élément qui m’a fait réfléchir lors du colloque du 31 janvier dernier. Il s’agit de l’invitation, formulée par plusieurs participantes, à remettre les écrits des pionnières dans leur contexte, pour mieux comprendre l’univers des possibles qui s’ouvrait alors à ces autrices. Un tel argument est souvent invoqué pour répondre aux critiques qui accusent les féministes du passé de reproduire des biais racistes, classistes ou homophobes. Il faudrait éviter de les condamner trop vite, en s’attendant à ce qu’elles réfléchissent à des questions impensables à leur époque. Dans ce contexte, l’appel à l’histoire permet en quelque sorte d’excuser les limites de certains courants féministes. L’analyse critique de leurs angles morts est souvent reléguée au second plan, puisque les contradictions seraient le simple reflet d’une époque.
Ce raisonnement ne me satisfait pas complètement pour la raison suivante : il fait disparaître de l’histoire les critiques d’un féminisme « mainstream ». Ces dernières sont au moins aussi anciennes que le mouvement féministe lui-même. Le discours « Ain’t I a Woman », livré en 1851 par Sojourner Truth à la convention suffragiste de Seneca Falls, constitue probablement l’exemple le plus connu et le plus ancien de telles critiques. Dans son allocution, la militante afro-américaine rappelle à son auditoire que toutes les femmes ne sont pas blanches et issues de milieux aisés. Elle revendique ainsi son droit à être reconnue comme sujet politique du féminisme, même si elle ne correspond pas au modèle de féminité défini par les femmes blanches. Les critiques formulées par Truth sont cependant ignorées par les suffragistes blanches, qui refusent d’être associées à des femmes noires par peur que ces dernières nuisent à leur cause (Terborg-Penn, 1998, p. 13-35 ; Davis, 1982/2013, p. 37-51). Plusieurs vont jusqu’à s’opposer à ce que des femmes noires interviennent lors d’événements publics. Cet exemple montre bien que les biais racistes des féministes blanches ne peuvent être excusés au nom d’une ignorance ou d’un aveuglement propre à une certaine époque. Si les féministes blanches perpétuent des biais racistes, ce n’est pas uniquement parce qu’elles sont de leur époque. Ces exclusions sont plutôt le résultat de violences et de rapports de force qui méritent d’être mis en lumière.
Le même type de raisonnement peut être appliqué à l’étude des féminismes québécois des années 1970. Ces féministes possèdent les outils pour réfléchir aux rapports de pouvoir qui divisent le mouvement, et ce, bien avant que ne soit forgé le concept d’intersectionnalité. On pensera par exemple aux nationalistes québécoises, qui reprennent à leur compte le discours décolonial en s’autoreprésentant comme des femmes colonisées. Elles font ainsi l’impasse sur la position dominante qu’elles occupent dans les rapports coloniaux face aux populations autochtones. En s’attardant au contexte historique entourant de telles prises de position, on constate que ces féministes ne sont pas simplement « aveugles » face à ce paradoxe. Elles sont critiquées par rapport aux limites de leur positionnement dès 1965. Lors de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme, la militante Mohawk KahnTineta Horn réfute l’idée que les Québécoises sont colonisées, en rappelant plutôt qu’elles sont membres de la « first invading race » (Horn, 1965, citée dans Ricci, 2016, p. 32). La question donne lieu à des débats, voire à des conflits ouverts lors de nombreux événements féministes. Ce fut le cas en 1971 lors d’une conférence de solidarité organisée par le groupe pacifiste Voice of Women avec des militantes indochinoises (Wu, 2010, p. 210). Des militantes autochtones et des femmes racisées critiquent la prétention des Québécoises à sympathiser avec les invitées indochinoises au nom de leur statut commun de sujets colonisés. Il me semble donc essentiel de se questionner sur les raisons pour lesquelles ces critiques ne sont pas prises en compte par les féministes québécoises.
Ainsi, remettre les œuvres dans leur contexte ne devrait pas nous amener à excuser ou à ignorer les limites des féministes du passé. Cette démarche devrait d’abord et surtout nous pousser à réfléchir aux tensions, aux luttes et aux contradictions propres à leur contexte de production. Une analyse critique de la pensée et de l’action des pionnières féministes ne peut se permettre de séparer leurs apports de leurs limites : les deux sont trop souvent intrinsèquement liés. Par exemple, il me semble malhonnête d’admirer la contribution de la militante canadienne Emily Murphy pour le droit de vote des femmes en l’isolant de ses points de vue sur l’eugénisme et l’immigration. La protection des descendants de la « race anglo-saxonne » par des mesures d’immigration restrictive et par la stérilisation forcée des personnes atteintes de maladies mentales est au cœur de son argumentaire maternaliste. C’est au nom de ce travail de « protection des enfants canadien-ne-s » qu’elle revendique des droits politiques pour les femmes (McLarren, 1986, p. 135). Une telle vision n’est pas simplement le reflet des croyances de son époque. C’est une prise de position dans un débat houleux, où elle lutte contre les contestations populaires et juridiques qui dénoncent les politiques racistes et xénophobes (Backhouse, 2010, p. 184).
En bref, l’histoire des féminismes peut et doit célébrer ses acquis, mais elle doit tout autant servir à traquer ses failles, ses contradictions et ses angles morts. Si, pour reprendre les mots de Mélissa Blais, « pour savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient » (2020), je veux que l’on sache ceci : je suis l’héritière de mouvements qui ont permis de nombreux gains, mais qui ont aussi subi des ratés, qui ont aussi généré des violences et des exclusions. Il faut nommer ces silences, faute de quoi nous les reconduisons. Ma pensée a été fortement influencée par des autrices qui perpétuent des biais racistes, classistes ou transphobes. Je veux apprendre à les reconnaître et à les dénoncer, pour mieux les dépasser.