Théâtres féministes et corps subversifs
Le théâtre est au centre de ma vie et de mon cheminement académique. Après mon DEC en art dramatique, le théâtre a continué d’occuper mes réflexions et mes loisirs autant que ma pratique artistique et mon parcours professionnel. Rapidement, je me suis rendu compte que le texte était considéré comme la matière première de la majorité des créations théâtrales, même si quelques pratiques marginales mettaient davantage le corps de l’avant1Voir Chestier (2007).. Lorsque je suis entrée au certificat en études féministes, je me suis intéressée de plus près aux liens possibles entre ces domaines et plus particulièrement au théâtre féministe. Le corps me semblait en effet au centre des théories et des revendications féministes, mais encore une fois, c’est le texte qui était au cœur de ce champ particulier du théâtre. Mes enseignants.es mentionnaient par exemple les Fées ont soif (Boucher, 1979 [1978]) et La nef des sorcières (Guilbeault et al, 1992 [1976]), des pièces où les autrices abordent des thématiques comme les normes de beauté, l’érotisme, la violence sexuelle (M. Moss, 2009). Le corps des femmes me paraissait central au sein des réflexions et de l’expression artistique de ces autrices. Étrangement, malgré cette prédominance de la thématique corporelle dans leurs paroles artistiques, le principal médium d’expression qu’elles choisissaient restait encore le texte. Mes récentes lectures2M. Moss, Jane. 2009. « Le corp(u)s théâtral des femmes ». L’Annuaire théâtral, no 46, p. 15-32. ; Savona, Jeannelle. 1992. « Problématique d’un théâtre féministe : le cas d’À ma mère, à ma mère, à ma mère, à ma voisine ». Voix et Images, vol. 17, no 3, p. 470-484. ; Robert, Lucie. 2005. « Théâtre et féminisme au Québec ». Québec français, no 137, p. 43-46. et les pièces auxquelles j’ai assisté, comme J’accuse3Pièce d’Annick Lefebvre, d’abord présentée au Théâtre d’Aujourd’hui au printemps 2015, puis à l’hiver 2017 (www.theatredaujourdhui.qc.ca)., Table Rase4Pièce du Collectif Chiennes, présentée pour la première fois à l’Espace Libre à l’automne 2016, puis à l’hiver et à l’automne 2017 (www.espacelibre.qc.ca). ou La fureur de ce que je pense5Pièce basée sur les textes de Nelly Arcan, mise en scène par Marie Brassard, d’abord présentée à l’Espace Go en 2013 et en 2015 (www.espacego.com), puis reprise au Festival TransAmériques 2017 (www.fta.ca)., ont confirmé mon impression : le texte demeure la matière première et le centre de la majorité des représentations théâtrales féministes, et ce, même si on peut observer certaines créations, à l’image du travail de Pol Pelletier6Voir l’analyse que fait Edwige Perrot (2010) de ses solos. ou du Projet Hybris7L’approche interdisciplinaire de ce projet me semble en effet permettre de repenser la place du corps, notamment grâce à l’intégration de la danse (voir l’article de Bergeron et Dumaine (2015) à ce sujet)., qui mettent en cause cette centralité du texte et considèrent autrement la place du corps. En effet, la corporalité dans les pratiques théâtrales féministes aurait avantage à être repensée. Dans cet article, j’explorerai les potentialités féministes de l’utilisation des corps au théâtre. À mon sens, mettre de l’avant le corps dans les productions théâtrales féministes permet la remise en question de certains systèmes et postulats à la base même de l’oppression patriarcale. J’exposerai d’abord un parallèle entre la hiérarchie raison/émotion portée par notre société occidentale et patriarcale ainsi que la hiérarchie texte/corps qui s’opère au théâtre, puis tâcherai de voir comment nous pouvons les subvertir. J’examinerai ensuite les revendications féministes que peuvent porter des corps considérés abjects ou ambigus sur scène.
La primauté hiérarchique du texte sur le corps au théâtre est en effet une reconfiguration d’autres oppositions binaires à la base de la science, de l’organisation sociale moderne et de l’oppression patriarcale. Que l’on oppose raison/émotion, culture/nature ou intellect/sensible, il y a au cœur de ces dichotomies l’idée de valoriser un domaine rationnel attribué aux hommes au détriment d’un domaine plus instinctuel qu’on réserve aux femmes. De là découlent les grands archétypes qui leur sont associés : la femme-mère et la femme-objet, l’une réduite à sa maternité et l’autre à son potentiel sexuel, ne sont toutes deux considérées que pour leur corps. La femme-enfant, quant à elle, est tout simplement dépourvue d’intellect8Sur les archétypes féminins, voir Descarries (2015).. L’utilisation inégalitaire de certaines expressions résulte aussi de cette opposition fondamentale. Marina Yaguello fait ainsi remarquer que les mêmes mots ont un sens différent lorsqu’ils sont utilisés pour décrire un homme ou une femme :
Une honnête femme est une femme vertueuse, un honnête homme est un homme cultivé. Une femme légère l’est de mœurs. […] Un homme, s’il lui arrive d’être léger, ne peut l’être que d’esprit. (2002 [1978], p. 178)
Ce dernier exemple est particulièrement révélateur, puisqu’il expose directement la dichotomie corps/esprit. On peut aussi penser au maître, qui possède une maîtrise d’un certain domaine, souvent intellectuel, et à la maîtresse, qui désigne souvent une femme avec qui un homme en trompe une autre : un rôle encore associé au corps.
Selon, Mariana Valverde (1989), la division entre la raison et la passion, en séparant le domaine de la sexualité des autres aspects de la vie humaine, soutient le mythe de l’hétérosexualité, c’est-à-dire la représentation de l’hétérosexualité comme seule sexualité normale et naturelle. En effet, ce mythe soutient que les humains.es sont attirés.es par la différence. Toutefois, la seule différence prise en considération est, dans ce cas-ci, la différence génitale. En se concentrant sur un seul type de différence, le mythe de l’hétérosexualité sépare l’érotisme du reste de l’expérience humaine, contribuant à perpétuer la dichotomie passion/raison (Valverde, 1989, p. 54-65). Cette hétéronormativité sert ensuite l’oppression des femmes, notamment à travers la reconduction des rapports de pouvoir dans les relations intimes et l’institution du mariage où sont appropriés le temps et le travail des femmes9Voir aussi, à ce sujet, Rich (1981) et Guillaumin (1978).. Cette idée est aussi intrinsèquement liée à la division entre la sphère privée et la sphère publique qui mène à l’enfermement des femmes dans le domaine de l’instinctuel et à leur exclusion des domaines intellectuels et politiques (Valverde, 1989, p. 64-65)10Pour une analyse plus complète des dichotomies et des façons dont elles reconduisent l’oppression patriarcale, voir Prokhovnik, 1999.. Ainsi, « les femmes sont réputées naturellement sujettes aux passions et donc incapables de former un jugement politique autonome, ce qui explique leur confinement dans la sphère privée » (Bereni et Revillard, 2011, p. 35). On affirme que les femmes seraient trop « émotives » pour participer à la vie politique depuis des décennies : on l’a entendu à l’époque des suffragettes (Delahaye, 2011, p. 49) et on l’entend toujours aujourd’hui. Cet argument a notamment été utilisé par Donald Trump lors de la dernière élection présidentielle aux États-Unis (Ross, 2016).
La hiérarchie texte/corps qui s’opère au théâtre semble avoir les mêmes bases que la hiérarchie raison/passion dénoncée entre autres par Valverde : le texte, considéré comme le centre de la représentation théâtrale, aurait une base rationnelle et se situerait dans le monde des idées, alors que le corps serait le lieu de l’irrationnel, des passions et se situerait dans un monde plus matériel. Certaines pratiques et théories théâtrales ont pu contester cette hiérarchie : on peut penser à l’art performance11L’art performance s’est d’abord développé dans le champ des arts visuels, mais fait maintenant aussi partie de la pratique théâtrale (voir Féral, 2001). Dans l’art performance, le corps de l’artiste est alors utilisé comme médium, au lieu (ou en plus de) la peinture, le matériel de sculpture, le canevas, etc. Le cœur de l’oeuvre devient le processus de création plutôt que le simple résultat. C’est un art qui remet en question nombre de conventions. Parmi celles-ci, certaines sont particulièrement pertinentes dans le cadre de cet article : les frontières entre artiste et spectateur, objet et sujet, scène et public, public et privé et celles du corps en tant que lieu de l’identité individuelle (Dennis et Jones, 2014)., au travail de Jerzy Grotowski ou encore d’Antonin Artaud (Chestier, 2007). Ce dernier, par exemple, prônait la « suprématie de l’expression corporelle » (Chestier, 2007, p. 106)12Aurore Chestier (2007) propose un résumé assez intéressant de l’évolution de la place du corps au théâtre. Les théories de l’anthropologie théâtrale sont aussi très pertinentes sur ce plan (voir Barba (2004 [1993])). Pour plus d’informations sur le travail d’Antonin Artaud en particulier, voir Artaud (1985 [1964]). et cherchait à créer un nouveau langage, parallèle à celui des mots, et basé plutôt sur la physicalité (Chestier, 2007, p. 106). La primauté du texte sur le corps reste malgré tout omniprésente dans le théâtre contemporain, et ce, même dans les théâtres qui se veulent revendicateurs et progressistes tels que les théâtres féministes. Ceux-ci doivent donc urgemment se questionner sur leur rapport au corps et sur la façon dont celui-ci peut être porteur d’une hiérarchie oppressive. Le travail mené par Pol Pelletier offre un exemple pertinent et actuel d’un rejet de cette subordination du corps au texte, notamment à travers son refus de se conformer à certaines normes de la représentation théâtrale. Dans un article dédié à l’analyse de ses solos, Edwige Perrot note que les réactions émotives, comme les sanglots ou les rires, de Pol Pelletier ne relèvent pas d’une impulsion psychologique (2010, p. 42). La performeuse laisse en réalité une grande place à ce qu’elle appelle « les bruits du corps » :
Les « bruits du corps » sont alors mis en évidence et notamment la présence d’un souffle audible par les spectateurs. Cette caractéristique vient défier la conception traditionnelle d’une diction d’acteur qui se doit de n’être en aucun cas « haletante ». (Perrot, 2010, p. 42)
En effet, la diction sert avant tout à rendre audible et intelligible le texte. À travers le rappel de la présence du corps au détriment de l’audibilité du texte et le refus de laisser ce dernier dicter ses réactions émotives, Pol Pelletier défie donc les normes théâtrales qui reconduisent la hiérarchie texte/corps. Le besoin de libérer le corps des femmes, prisonnier de la hiérarchie raison/émotion, est une des raisons qui sous-tendent ce choix :
le corps est l’espace dans lequel – et à travers lequel – les pulsions, et tout ce qui est de l’ordre de l’irrationnel, peuvent s’exprimer librement, tandis que « le mental » est l’hôte de la raison, du contrôle, de l’ordre et des censures. Et c’est en tant que lieu des pulsions et de l’irrationnel que l’artiste attribue au corps le genre féminin, tandis qu’elle prête au mental, à la rationalité et à l’ordre, le genre masculin (Perrot, 2010, p. 39).
Pol Pelletier a donc une reconnaissance certaine des enjeux en cause : la hiérarchisation entre la raison et les émotions de même que les liens que cette hiérarchisation entretient avec l’oppression patriarcale. Le corps devient, dans son travail, un instrument potentiel de libération (Perrot, 2010, p. 39).
De plus, la proposition de Pol Pelletier porte en elle non pas une inversion de la hiérarchie, mais son abolition par l’utilisation du texte et du corps de façon égale et indépendante. La voix, en s’affirmant autant, « ne se réduit pas à être le médium des mots, mais tend à faire entendre aussi ce qu’ils échouent à dire » (Perrot, 2010, p. 46). Un deuxième discours se développe donc, propre au corps et exprimé seulement par lui, qui n’efface cependant pas le discours du texte, mais entre en dialogue avec lui, le complète, le dépasse, le questionne. Cette idée peut être illustrée dans la pièce Joie, lorsque Pol Pelletier raconte une histoire en martelant le sol. Elle rend le discours presque incompréhensible, mais parvient à mettre en scène un affrontement à travers l’échec de sa voix à se faire entendre : ce qui peut moins se dire que se montrer (Perrot, 2010, p. 43). Cette voie est particulièrement intéressante à explorer pour les théâtres féministes, puisqu’elle ne se contente pas de réformer la hiérarchie texte/corps, par exemple en la renversant pour se concentrer principalement sur le corps. Ce que Pol Pelletier propose, c’est plutôt d’éliminer cette hiérarchie qui, comme nous l’avons vu, se rapporte à l’oppression patriarcale, en mettant les deux éléments sur un pied d’égalité.
Au-delà de la hiérarchie raison/émotion, repenser la place du corps à l’intérieur des théâtres féministes permet aussi de remettre en question les notions d’identité et de normes de genre. Le concept d’identité est au centre de plusieurs théories féministes, notamment le féminisme queer inspiré entre autres des écrits de Judith Butler13Au sujet des théories queer et postmoderne, notamment celles de Judith Butler, voir Brossard (2005) et Baril (2007).. Pour ces théoriciens.nes, le processus même de la construction identitaire est problématique puisqu’il est fondé sur des catégories identitaires qu’on naturalise, mais qui sont en fait le produit de rapports de pouvoir. Le travail du féminisme se situerait précisément dans la démonstration du caractère socialement construit desdites catégories (Brossard, 2005, p. 73). La création de ces catégories identitaires est également liée à d’autres caractéristiques du système patriarcal, dont la contrainte à l’hétérosexualité, mais aussi le phallocentrisme qui découle certainement de la division sujet/autre dans laquelle l’homme est évidemment le sujet référent et la femme, l’autre (Brossard, 2005, p. 73-74). À travers la représentation de corps ambigus ou abjects, les représentations théâtrales féministes sont en mesure de questionner la base même de ces catégories identitaires, et ce, davantage que par la seule utilisation de la dramaturgie écrite. En effet, selon Nicole Boireau, qui a analysé le théâtre féministe anglais des années 80, il s’agit d’une idée que les textes seuls ne pourraient transmettre (2005, p. 35). Les corps sont porteurs d’enjeux différents, parlent de « la subjectivité, l’image de soi, la complexité et l’ambivalence d’une essence indéfinissable et inclassable » (Boireau, 2005, p. 34).
Une des stratégies utilisées en ce sens consiste en l’inclusion de corps qu’on pourrait qualifier d’« ambigus », c’est-à-dire qui ne peuvent pas clairement être identifiés comme des corps d’hommes ou des corps de femmes. De nombreux.euses artistes en arts visuels comme Dorothée Smith et J.J. Levine (voir Dubois, 2014) ou au théâtre comme Johnny Blazes intègrent dans leurs créations féministes et/ou queers des corps perturbant les normes d’identification genrée. Par exemple, dans sa performance Check One Please14Performance de Johnny Blazes, qui a été analysée par Kellyn Johnson (2015)., Blazes cache tout signe distinctif au niveau de la poitrine et des organes génitaux (Johnson, 2015, p. 76). Le public ne peut alors plus utiliser les référents identitaires auxquels il est habitué et il se retrouve donc fortement incité à les remettre en question. Selon Kellyn Johnson, cette pratique a pour effet de mettre en évidence l’aspect construit de ces catégories en utilisant « the body as a disruptive force in order to explore the connection between material sex and the discursive performance of gender and sexuality » (2015, p. 72). C’est donc la relation entre, d’une part, les corps concrets, matériels, palpables et, d’autre part, les identités de genres et de sexualités construites qu’on leur assigne (voir Baril, 2007, p. 62-68) qui est explorée dans ce type de représentation. Le corps devient théâtral et « as a theatrical body, the body becomes discursive, a construction manipulated to fit the interests and needs of the performer » (Johnson, 2015, p. 72). Ici la théâtralisation des corps permet de mettre de l’avant l’idée selon laquelle les normes de genres, inscrites dans et sur les corps, ne sont pas naturelles, mais plutôt performées ; nous ne pouvons en comprendre le « réel » sens qu’à travers l’interprétation que nous en faisons (Baril, 2007, p. 62-68). Ainsi, le corps est discursif : il représente une construction manipulée pour correspondre à des intérêts. La présentation de ces corps sur scène aurait donc un potentiel subversif, puisqu’ils remettent en question la division entre ce qui est catégorisé féminin et masculin, l’existence même de ces catégories, ainsi que les rapports de pouvoir qui les produisent.
Ce potentiel subversif peut également être lié à la notion d’« abjection » qui conteste aussi les bases de la conception des identités genrées. Comme le conceptualise Julia Kristeva, ce n’est pas « l’absence de propreté ou de santé qui rend abject, mais ce qui perturbe une identité, un système, un ordre » (1980, p. 12). Ainsi, l’abjection atteint son comble lorsque les limites, les places, les règles sont ébranlées (Kristeva, 1980, p. 12). Elle donne l’exemple du crime nazi et de la façon dont il remet en question la frontière entre la mort et la vie :
L’abjection du crime nazi atteint son apogée lorsque la mort qui, de toute façon, me tue, se mêle à ce qui, dans mon univers vivant, est censé me sauver de la mort : à l’enfance, à la science, entre autres (1980, p. 12).
Certaines formes d’art utilisent ces potentialités ouvertes par l’abjection pour remettre en question des systèmes, des limites, des règles, des normes et des identités. L’art performance, qui s’invite de plus en plus au théâtre15On peut penser au travail du Bureau de l’APA, de Julie-André T. (voir le mémoire de maîtrise d’Elaine Juteau, 2016) ou encore à celui de Projet Hybris (voir Bergeron et Dumaine, 2015)., en est un bon exemple. Le corps devient alors souvent le lieu de l’abjection : on peut penser aux performances de Karen Finley dans lesquelles elle dévoile notamment des taches de sang menstruel (Striff, 1997, p. 9). Le sang menstruel, souvent perçu comme abject, bouscule aussi des limites : celles entre le soi et l’extérieur (Fletcher et Benjamin, 2012, p. 93). Cette transgression conteste le processus même de construction identitaire, à la base duquel se trouve une comparaison aux « Autres »16Au sujet de cette comparaison dans le processus de construction de l’identité genrée chez les enfants voir Mieyaa et Rouyer (2013, p. 141). Cette distinction entre soi et les « Autres » est aussi présente dans les identités racialisées, voir à ce sujet Hill Collins (2016 [2009], p. 135).. L’abjection ouvre également d’autres possibilités en matière de revendications féministes. En effet, le corps des femmes est souvent objectifié, représenté comme servant le désir masculin, ce qui contribue à imposer aux femmes des standards de beauté inatteignables. En le rapprochant de ce qui le rend abject, les artistes empêchent son idéalisation et l’éloignent de cette désirabilité obligatoire et objectifiante. Karen Finley, par exemple, met de l’avant un corps féminin « as a source of waste […] the body which ingests and eliminates » (Striff, 1997, p. 8), qu’on ne peut idéaliser et se présenter comme un objet de désir. Ce genre de représentation des corps féminins a donc un grand potentiel féministe, autant sur le plan du processus de construction identitaire que sur celui des normes corporelles genrées.
Le théâtre féministe, bien que sous-tendu par une préoccupation claire pour la corporalité ou à tout le moins par une prise en compte du corps des femmes, reste encore aujourd’hui profondément ancré dans une perspective textocentrée. Les artistes théâtrales féministes auraient avantage à remettre en question cette perspective : cela constituerait, à mon sens, une nouvelle étape importante pour la déconstruction patriarcale à l’intérieur du théâtre qui a, jusqu’à maintenant, particulièrement mis de l’avant des réflexions sur des thématiques et des modes de production (Robert, 2005 ; M. Moss, 2009). D’autres enjeux, tels que la hiérarchie raison/émotion et l’aspect socialement construit des identités genrées, pourraient être exposés dans la structure même des œuvres si l’on s’arrêtait à repenser la place du corps dans les œuvres théâtrales. L’utilisation des corps au théâtre peut, en ce sens, non seulement servir des visées féministes, mais également interroger d’autres formes d’oppression. Les théories queers ont évidemment des répercussions intéressantes pour les luttes LGBTQIA*+, mais la construction des identités et les oppositions binaires sont aussi des enjeux dans les luttes antiracistes et afroféministes, entre autres. Pour Patricia Hill Collins, la pensée binaire façonne notre compréhension de la vie humaine blanche17Plusieurs théoriciens.nes ont parlé en ce sens de la blanchité de la culture et des sciences occidentales. Patricia Hill Collins (2016 [2009]) est l’une d’entre elles. Voir aussi, entre autres, Toni Morrison (1995 [1992]) au sujet de la littérature et Sandra Harding (1998) au sujet des sciences. et la hiérarchie raison/émotion qui en découle soutient l’oppression des Noirs.es : c’est en rapprochant les personnes noires, et plus particulièrement les femmes noires, de la « nature » et en les constituant comme « Autres », relativement aux Blancs.hes, surtout hommes, que s’est créée une idéologie permettant leur objectification et leur oppression (2016 [2009], p. 135). La remise en cause de la place du corps dans les théâtres revendicateurs et progressistes a donc aussi un potentiel intersectionnel très intéressant qui pourrait permettre de dépasser l’ampleur actuelle des revendications portées par les théâtres féministes.
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