Un dépanneur aux portes closes
Quoique ce roman soit basé sur un fait réel qui s’est produit au Canada, il y a très longtemps, il n’en demeure pas moins une œuvre d’imagination. Les personnages véritables de ce drame n’ont fait que prêter à mon histoire leurs gestes les plus extérieurs, les plus officiels en quelque sorte. Pour le reste, ils sont devenus mes créatures imaginaires, au cours d’un lent cheminement intérieur.
Anne Hébert, Kamouraska
Mon adolescence s’est construite sur les ruines de mon enfance, que mon premier emploi a brutalement repoussée en une réminiscence confuse, issue d’une autre temporalité. En entrant sur le marché du travail, je suis rapidement devenue une fille-adulte désillusionnée par les formes de production et de marchandisation qui rendaient mon exploitation sexuelle invisible.
Terminée, l’époque pendant laquelle ma mère me récompensait avec de l’argent de poche pour accomplir des tâches ménagères qui la dispensaient d’une double charge de travail liée à la conciliation famille-usine. L’époque où mes sœurs et moi nous alternions pour étendre les vêtements trempés sur la corde à linge, désincruster le carrelage de la salle de bains et épousseter les vieux meubles, à contrecœur, dans l’attente d’une rétribution suffisante à l’achat d’une slush à la crèmerie du coin. Terminée, l’époque suivante où je consacrais plusieurs samedis soirs au gardiennage d’enfants pour un maigre salaire de trois dollars de l’heure, que les papas me cédaient dans leur voiture avec leurs mains baladeuses, accompagnées d’une forte odeur d’alcool. Comme si changer les couches souillées, ranger les jouets éparpillés, visionner des comédies ennuyantes et manger des chips au ketchup était un privilège qui méritait une reconnaissance ne se moyennant qu’au prix d’un échange économico-sexuel. Dès lors, je comprenais l’ampleur de la tragédie que constituait le travail des femmes, en ayant la chance d’être rémunérée pour des tâches effectuées gratuitement par la majorité d’entre elles, sous prétexte d’un prolongement vocationnel de leur nature féminine. Or je me rendis bientôt compte que chacune d’entre nous était d’abord et avant tout une ménagère et que, malgré la promesse de mener une carrière reluisante, je n’allais pas réussir à m’émanciper sur le dos de celles qui ne possédaient pas de carte de temps pour puncher out.
À quinze ans, je croyais enfin échapper à l’univers domestique en obtenant un poste de caissière dans le dépanneur du village, grâce à ma cousine qui le quittait avec enthousiasme pour une meilleure job. C’est ainsi que j’ai commencé à faire des horaires de fin de semaine, alternant entre l’open, de cinq heures le matin à trois heures l’après-midi, et le close, de trois heures l’après-midi à onze heures le soir, à un salaire minimum qui s’élevait alors à sept dollars de l’heure. Si je devais soudainement renoncer aux nuits blanches entre amies-filles, ponctuées de films d’horreur et de questionnaires croustillants tirés du magazine Cool, je pouvais désormais déambuler dans les centres d’achats avec elles et acheter autant de vêtements que je le voulais, la consommation accordant un sens à mon travail à travers l’obtention d’un salaire attrayant.
Lorsque je songe aujourd’hui à ce dépanneur, plusieurs souvenirs s’entrechoquent sous la forme d’un récit flou et sans linéarité s’inscrivant dans un loop temporel structuré autour d’événements qui condensent en eux l’ensemble de mon passé. Je me souviens du dépanneur comme d’un lieu où s’exprimaient les diverses dépendances de la clientèle, que j’apprenais tranquillement à apprivoiser en rangeant les caisses de bières empilées par les buveurs malheureux et en validant les gratteux des joueurs compulsifs déçus de ne jamais remporter le gros lot. Je me souviens aussi des paquets de cigarettes en chocolat que je vendais aux enfants dont les jeux de rôle qui y étaient associés me rappelaient la petite fille que j’avais récemment été. Je me souviens du dépanneur comme d’un monde d’hommes, marqué par la présence régulière de la gang des gars de café, qui émettaient des commentaires salaces à mon égard, auxquels je ne répondais que par des rires nerveux. Je m’en souviens surtout comme d’un monde rythmé par l’existence d’un patron qui occupait ses journées à préparer des commandes pour le magasin, recevoir des gens d’affaires dans un bureau séparé du rez-de-chaussée par quelques paliers d’escalier et une porte adjacente pour y préserver l’intimité, puis effectuer des transactions d’argent nécessitant l’ouverture de son coffre-fort dont j’eus éventuellement le privilège d’hériter de la combinaison secrète. Un patron qui s’enfermait tous les jours dans les toilettes avec des revues pornographiques subtilisées du présentoir, qu’il laissait ensuite à la vue sur le couvercle de la cuvette. Je ressens encore aujourd’hui le sentiment de malaise qui m’habitait lorsque je tombais nez à nez avec ces revues dont il se servait non seulement pour s’exciter pendant la masturbation, mais aussi pour se divertir au moment de la défécation. Le mélange d’odeur d’excréments et de vaporisateur cheap au lilas m’avait directement confrontée à l’objectification sexuelle du corps des femmes, en révélant au grand jour la tension violente entre désir et haine sur laquelle elle repose. Mais le souvenir le plus vif que j’en ai gardé est certainement celui de mon père, protecteur et dévoué, qui s’extirpait de son sommeil pour me ramener en sécurité à la maison après mon shift, par peur que je sois agressée à ma sortie du dépanneur par l’un des clients douteux qui le fréquentaient. Comment mon pauvre père aurait-il pu savoir que l’agresseur le plus redoutable se cachait à l’intérieur et que ce dépanneur, dont la clochette située au-dessus de la porte d’entrée annonçait joyeusement la venue des clients, était malgré ses apparences un dépanneur aux portes closes, qui me maintenait prisonnière en me retirant du reste du monde.
Mon patron était un homme dans la quarantaine qui s’appelait Andrew. Chaque matin, Andrew quittait sa femme et ses enfants en les laissant dormir paisiblement jusqu’au lever du soleil dans leur maison de campagne, pour s’enfoncer dans l’aube avec son pick-up et gagner le dépanneur avant l’ouverture. Avec son large sourire, son charisme et son corps bien taillé, Andrew dégageait une force d’attraction qui plaisait à toute la clientèle, et plus particulièrement aux femmes. Au quotidien, il s’employait à les séduire par-derrière le comptoir grâce à son air charmeur et à sa vigueur d’esprit qui lui accolaient une image de mari et d’amant parfait. Sans doute avait-il déjà trompé son épouse, car il se retirait fréquemment dans son bureau en compagnie de très belles femmes, qui semblaient entretenir avec lui un rapport de complicité dissimulant une intimité silencieuse. Je travaillais au dépanneur depuis six mois environ, quand ma relation avec Andrew s’est radicalement transformée. Le soir du 24 décembre, j’aurais dû être chez mononcle Gilles et matante Monique, avec mes cousines, mes sœurs et mes parents, en train de célébrer la veille de Noël autour d’un repas chaleureux. À la place, je faisais un shift au dépanneur jusqu’à vingt et une heures, ce qui m’obligeait à ne pouvoir les rejoindre qu’après la fin du souper, dont ils conserveraient les restes dans une assiette placée au four à micro-ondes spécialement pour moi.
Pendant que j’effectuais le facing des bières entre deux clients, lequel consistait à pousser les caisses de six packs vers l’avant pour donner la douce illusion d’un frigo toujours plein, Andrew me demanda de le rejoindre dans son bureau, où il m’attendait au pied de l’escalier étroit. Ouvrant son coffre-fort sous mes yeux, il en retira une enveloppe qu’il me tendit de sa main droite. « C’est ton cadeau de Noël, un petit extra pour une employée précieuse comme toi », me lança-t-il fièrement. Je décachetai lentement l’enveloppe, et j’y trouvai un billet de cinquante dollars. Du haut d’un palier de l’escalier, je cherchai à le remercier pour son présent, qui me donnait l’impression de me distinguer du reste des employé(e)s. En cherchant maladroitement à lui faire la bise, j’aboutis malgré moi sur ses lèvres qui se contractèrent avec force sur les miennes. Pendant de longues secondes, je l’embrassai, en oubliant lequel d’entre nous avait amorcé cet étrange mouvement. « Merci, j’apprécie ta reconnaissance », lui répondis-je en sourdine. Le reste de la soirée se déroula comme à l’habitude, hormis le fait que j’évitais au mieux le regard d’Andrew et que je n’avais pour seule envie que de quitter le dépanneur au plus vite, comme si j’étais responsable d’une incartade irréparable. Je savais que je n’allais pas pouvoir parler à mes cousines de cette expérience déroutante, que j’avais drôlement appréciée tout en sachant qu’il s’agissait d’une étourderie dangereuse, mais je m’impatientais seulement à l’idée de me retrouver auprès d’elles pour me sentir un peu plus en sécurité. Troublée, je me demandais quelle suite il y aurait à ce baiser. Allait-il s’excuser, me dire qu’il ne faudrait pas que ça se reproduise ? Ou à l’inverse, me confier que c’était agréable et qu’il voudrait m’embrasser à nouveau ? Qu’arriverait-il étant donné qu’il était non seulement mon patron, mais aussi un homme marié ayant le triple de mon âge ? Chose certaine, j’avais peur de perdre mon seul gagne-pain en prenant une décision qui pourrait le contrarier et ruiner mes chances de conserver mon emploi. C’est ainsi que l’association entre argent, travail et appropriation du corps a insidieusement pris le dessus sur ma capacité à penser lucidement par moi-même, et pour moi-même. Que mon premier emploi est devenu indissociable de ma première agression sexuelle et d’une relation abusive, qui aura en fin de compte duré trois ans.
Le baiser que nous avons échangé a été suivi d’une série d’autres attouchements embarrassants qui ont rapidement escaladé en une relation trouble, que je n’ai pu interpréter autrement que comme un sentiment d’amour, mêlé de culpabilité et de fascination. Un sentiment d’amour que je me devais de cultiver, parce que c’était ça, pour moi, le prince charmant. Celui qui me surnommait « poupée » en me mordant sauvagement le cou et qui venait appuyer son sexe dressé contre mes fesses, lorsque je comptais les billets d’argent derrière la caisse, excité à l’idée qu’un client pourrait à tout moment nous surprendre. À ce stade, il n’y avait plus de coupure entre le monde du travail et l’espace de ma maison, car j’avais l’impression de toujours être au dépanneur même quand je ne m’y trouvais pas. L’image de mon patron n’avait de cesse de s’immiscer dans mon jardin intime d’adolescente, auquel je n’accédais qu’une fois retirée dans ma chambre. La plupart du temps, nous avions des relations sexuelles dans son bureau, à l’abri des regards curieux du barbier qui tenait un salon au deuxième étage de l’immeuble et qui descendait sans prévenir pour flâner entre les rangées pendant ses pauses. Nous nous installions tantôt sur le bureau ou sur le rebord du lavabo, tantôt sur les caisses de bières empilées ou sur la moquette rugueuse qui recouvrait le plancher. Il était rare que nous parvenions à mener un coït sans qu’il ne soit interrompu brusquement par l’arrivée de clients dont nous pouvions annoncer la venue grâce au système de caméras, qui scrutait le stationnement extérieur. Chaque fois que nous apercevions un client approcher à travers les télévisions situées au niveau du bureau, nous soupirions d’exaspération, et Andrew remontait rapidement ses pantalons avant d’aller l’accueillir avec des papiers sous le bras, prétextant ainsi avoir été tiré en dehors d’une besogne absorbante. Pendant ce temps, je restais nue, le corps pressé contre le tapis délavé et crasseux, à attendre son retour avec les jambes entrouvertes, prête pour la suite de la pénétration. Parfois, il lui arrivait de répéter ce cirque à quatre ou cinq reprises, avant d’en venir à éjaculer sur mon dos, qu’il débarbouillait ensuite délicatement en me rappelant à quel point j’étais « une femme merveilleuse ». Jamais il n’a enfilé de condoms. Jamais je n’ai eu d’orgasme. Jamais je n’ai compris comment nous en étions arrivés là. Mais mes heures de travail passaient tellement vite en sa compagnie, parce que j’étais complètement obsédée par sa présence.
Le Noël suivant, Andrew avait organisé une soirée staff à la Cage aux sports qui, à mon grand bonheur, nous donnait enfin l’opportunité de nous rencontrer en dehors du dépanneur. Seize ans. J’étais sous les feux de la rampe. Drapée d’une robe-corset noire, j’étais en pleine performance. Les cafés alcoolisés m’aidaient à maintenir le cap. Je faisais de grands mouvements avec mes bras pendant que je parlais, en essayant de paraître la plus intéressante possible. Je dansais en balançant mes hanches lentement de gauche à droite, en m’assurant qu’il me regardait afin de réussir à le séduire. Ses yeux étaient braqués sur moi comme des projecteurs, et je me réjouissais à l’idée qu’il me trouvait désirable. La soirée tirait à sa fin. Il effectua un détour par le dépanneur avant me ramener chez moi. Il m’incita à le suivre à l’intérieur pendant qu’il désactivait le système d’alarme. On a baisé maladroitement sur les marches de l’escalier, entre le bureau et le rez-de-chaussée. Je courbais l’échine lorsque mon dos frottait péniblement contre la moquette. J’avais mal. Retour à la case départ, dans mon palais des glaces. C’est à ce moment précis que j’ai compris que notre relation ne pouvait exister que dans l’espace secret et confiné de cet escalier. Andrew insista pour que nous quittions rapidement le dépanneur, après avoir souillé la robe qui revêtait encore la moitié de mon corps, par crainte d’éveiller les soupçons des voisins. Ce soir-là, je m’endormis larmoyante, oscillant entre les remords et l’exaltation, puisque j’avais enfin brisé le silence au moment de le quitter en lui reprochant ses gestes blessants, qu’il se plaisait à interpréter comme de l’érotisme empressé.
Andrew ne m’a jamais pardonné d’avoir dénoncé son manque de considération à mon égard. Depuis plusieurs semaines, il ne venait plus au dépanneur pendant mes quarts de travail et il ne me contactait plus par téléphone. Du jour au lendemain, je n’étais plus sa call-girl. Je suis devenue obsédée par son fantôme en guettant les caméras de surveillance misérablement assise sur un banc derrière la caisse et irritée par la présence des clients qui tentaient sans succès de me faire la conversation. Pendant des heures, j’espérais voir surgir son camion dans le stationnement et j’anticipais d’un même coup son entrée dans le dépanneur, qui aurait conféré un profond soulagement à ma solitude anxieuse. S’il était rentré, j’aurais sans doute fait semblant d’être affairée à nettoyer les comptoirs, et j’aurais spontanément arboré mon plus beau sourire, en lui donnant l’impression d’être surprise par son apparition. Mais j’attendais, j’attendais, et il ne venait pas. Je m’évadais inlassablement de mon corps pour arriver à rester en vie. Je zonais out. J’étais en pleine dissociation. « Un jour, il finira bien par venir », que je me disais. « C’est quand même son dépanneur, après tout. » Or, il poussa l’audace jusqu’à son paroxysme en y revenant pour la première fois avec son épouse aux bras, que je regardais avec un air interloqué à travers lequel elle n’aurait pu déceler aucune trace d’affliction. Croisant mes yeux doux et fatigués, Andrew se satisfaisait de constater que j’étais dévastée par son absence et que sa présence me manquait. Que j’avais certainement bien compris ma leçon et que j’allais désormais respecter que ce soit lui, le vrai maître du jeu.
Après cet épisode, Andrew est redevenu un patron disponible et un amant décontracté, que l’on aime pour sa légèreté et pour ses élans de générosité. Nous sommes entrés dans l’âge d’or de notre relation, où je mettais autant d’espoir dans la réalisation de mes petits instants de bonheur, que d’angoisse dans un avenir inquiétant qui se promettait d’être tumultueux. Je savourais chaque petit moment que nous vivions ensemble en ayant la ferme conviction que notre histoire était le début d’une longue et passionnante romance Harlequin. De temps en temps, je l’accompagnais lorsqu’il allait récupérer les commandes du dépanneur à l’extérieur de la ville et nous en profitions pour nous embrasser aux arrêts des feux de circulation. Il m’offrait des cadeaux, qui suscitaient toutefois en moi un grand inconfort, puisque je ne pouvais les exhiber sans risquer de mettre en péril notre relation secrète. Il me donna notamment des fleurs, que j’ai laissé amèrement faner sur son bureau de travail, faute de pouvoir les exposer dans ma propre chambre. Il m’acheta également un collier en or blanc, que j’ai fini par accrocher à mon cou en racontant à mes parents qu’il s’agissait d’un bijou offert par ma meilleure amie Sophie, qui avait étrangement endossé mon mensonge sans trop me poser de questions. Une fois, il avait caché sa voiture dans une rue près de la maison et j’étais allée le rejoindre dans les bois, où il m’avait enjoint de lui faire une fellation, plaqué sur un immense sapin baumier dont l’essence se répandait à travers mes narines. J’aimais sentir son sexe dans ma bouche, turgescent dans un mouvement constant de va-et-vient, mais j’avais aussi mal au cœur lorsqu’il s’enfonçait un peu trop loin dans ma gorge. Il me promettait constamment que notre relation s’étendrait au-delà du dépanneur. Qu’à mes dix-huit ans, il vendrait son commerce après avoir déclaré à mes parents l’amour inconditionnel qu’il me portait. « Je quitterai ma femme, t’emmènerai loin. Je deviendrai camionneur et nous parcourrons des kilomètres ensemble, en marge du jugement des autres. » « Mes parents seront en colère et ne me le pardonneront jamais. », lui rétorquais-je sans cesse. C’était un kidnapping, prévu plusieurs années à l’avance, qui allait gâcher ma vie en me mettant entièrement au service d’un homme qui parvenait avec ingéniosité à normaliser mon consentement étouffé.
L’été avant notre rupture, j’avais enfin réussi à le convaincre de partir en escapade romantique lors d’un bel après-midi ensoleillé du mois de juillet. J’étais fièrement assise dans son camion sur le siège passager. Je descendais ma fenêtre et les bourrasques de vent berçaient mes cheveux longs, qui s’étiraient allègrement jusqu’à l’infini. Je tenais mon chapeau de la main gauche en riant et je dessinais des vagues dans l’air avec mon bras droit pendant que la radiocassette tournait Wicked Games de Chris Isaak. J’étais tellement jeune et mature en même temps. Je me sentais légère, mais écrasée par le temps. Nous nous sommes arrêtés dans une cantine pour manger des hot-dogs, que je recouvris d’une épaisse couche de mayonnaise forte et de moutarde baseball. Andrew me regardait attentivement pendant que je les engouffrais avec appétit. Je remarquai soudainement ses rides sur son front, son visage défraîchi que trahissait cruellement son âge, et je le trouvais vieux. Je le trouvais vieux et dégueulasse. « Il pourrait facilement passer pour mon père », que je me disais intérieurement. Je n’avais subitement plus faim et j’avais un haut-le-cœur. Je me levai et je sortis de la cantine en trombe, complètement désorientée et accablée par la chaleur. Andrew m’aida à m’asseoir sur une table à pique-nique. Avec ses doigts, il essuya les coins de mes lèvres, tachées de moutarde, avant de les embrasser, tandis que je versai des larmes en me demandant ce que je faisais là, à des centaines de kilomètres de ma famille. « Bientôt nous serons libres. Rappelle-toi, nous partirons. Je t’emmènerai loin et ces moments difficiles appartiendront bientôt au passé », me chuchota-t-il avec une insistance argumentée. Les yeux boursouflés, je remontai dans son camion et sur le chemin du retour, je m’endormis épuisée, la fenêtre fermée, avec le son du moteur comme seule berceuse pour m’apaiser.
À dix-huit ans, j’ai quitté le premier emploi que j’ai occupé comme caissière au dépanneur du village. D’un même coup, j’ai largué Andrew, qui a fini par vendre son dépanneur, remplacé aujourd’hui par un immense centre de rénovations qui reflète à peine les souvenirs que j’ai pu conserver de cet endroit. À dix-huit ans, je ne suis jamais partie avec celui qui m’avait promis de me dérober à ma propre vie au profit de ses pulsions destructrices. Le jour de mon départ, j’ai compris avec brutalité que le travail et la sexualité étaient des réalités interdépendantes, qui s’étaient introduites dans ma vie en s’arrimant indistinctement l’une à l’autre. Que le travail et la sexualité s’étaient simultanément imprimés dans ma peau d’adolescente, en toute normalité, comme si mon histoire n’aurait jamais pu être envisagée autrement. Si après des mois de réflexion douloureuse, j’ai bien trouvé la force pour échapper aux griffes de ce dépanneur, la lutte que j’ai menée pour mon indépendance ne s’est toutefois jamais véritablement terminée. Je suis en effet celle qui a traversé les portes closes de son existence en vérifiant une dernière fois les caméras, sensible au regard d’une attente qui prenait soin de me rappeler qu’aucun homme n’allait réussir à me sauver.