Un discours qui contrôle les corps : l’accouchement comme pratique socialement construite
Au Québec, l’accouchement a longtemps été un processus régi par l’Église catholique. Or, la mise en place d’un État de plus en plus laïque ainsi que la montée d’un discours positiviste ont eu un impact considérable sur les pratiques d’accouchement. Si on a tendance à associer cette transition au progrès, ce texte tentera de nuancer cette croyance en examinant l’évolution du traitement des corps des personnes enceintes sous la loupe du discours biomédical dominant. Plus précisément, il s’agira de traiter des effets des institutions considérées comme légitimes d’agir sur la vie et le corps des femmes dans une perspective sociologique. Nous nous servirons d’ouvrages sur l’histoire de l’accouchement, dont L’Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne par Andrée Rivard (2014), paru aux Éditions remue-ménage pour dresser un portrait global de l’accouchement au Québec. Par la suite, nous nous concentrerons sur l’aspect socioconstructiviste de l’accouchement, le discours biomédical. Finalement, ce texte abordera les revendications féministes liées aux enjeux de reprise de pouvoir sur les corps, plus particulièrement lors de l’accouchement. Nous ferons ainsi des allers-retours entre les représentations de l’accouchement, comprises comme étant construites socialement, et les déterminants sociaux de la santé qui placent différentes personnes sous des rapports de pouvoir inégalitaires.
Avant d’entrer dans l’analyse, il est important de comprendre que bien que les femmes soient des cibles importantes de la violence obstétricale qui s’opère précisément lors de l’accouchement, cette violence a des répercussions beaucoup plus larges et concerne donc l’entièreté de la population. Ensuite, il faut noter que les personnes marginalisées n’ont pas la même expérience de la violence obstétricale que celles détenant certains privilèges et que la violence obstétricale atteint plus fortement les personnes se situant à diverses intersections d’oppressions.
Mise en contexte historique
L’ouvrage qui nous intéresse est basé sur la thèse de doctorat de l’historienne Andrée Rivard qui traite de l’histoire récente de l’accouchement, plus précisément dans la dernière moitié du 20e siècle, au Québec. C’est à cette époque que la pratique obstétricale se transforme et modifie dès lors l’expérience des femmes. Si, au départ, l’accouchement se déroulait habituellement à la maison, il est devenu une pratique de plus en plus courante au sein des hôpitaux. Ce changement semble s’être déroulé parallèlement à l’idéalisation de la modernité dans la société occidentale québécoise. Cette idéalisation s’illustre par la valorisation du discours biomédical, ainsi que par l’augmentation de la médicalisation, précisément sur les corps féminins et/ou marginalisés.
De plus, avec l’arrivée de multiples méthodes d’accouchement, aux alentours des années 50, les acteur.trice.s de l’obstétrique prennent conscience que l’accouchement est sujet aux changements. Parmi ces méthodes nous retrouvons la méthode de l’accouchement sans crainte du Dr Read, celle de l’accouchement sans douleur du Dr Lamaze et la méthode Leboyer, qui insistent pour que les femmes suivent des cours prénataux. Ces nouvelles méthodes disent se porter garantes du bien-être des femmes et cherchent à diminuer le taux de mortalité infantile et maternelle. Pourtant, elles ont plutôt tendance à aller à l’encontre des revendications des féministes.
L’ouvrage dépeint donc l’accouchement comme un phénomène social, historique et biopolitique hautement controversé. L’autrice met en lumière le rôle particulier de plusieurs acteur.trice.s face à l’accouchement tels que l’élite médicale et l’État, tout en donnant une grande importance à l’expérience des femmes. Pour Rivard, l’accouchement n’est pas le fruit d’un déterminisme historique, mais bien une pratique socialement construite.
L’accouchement : Une pratique socialement construite
Dans cette section, une base théorique de la notion de constructivisme social sera élaborée. Cette notion est, selon nous, fondamentale afin de mettre en lumière les différentes variables qui créent les réalités de l’accouchement ainsi que les intérêts qui sous-tendent ces réalités.
Dans La construction sociale de la réalité, Peter L. Berger et Slovène Thomas Luckmann jettent les bases de ce courant théorique qui articule les significations subjectives et les faits objectifs de la société à partir d’un approfondissement de la sociologie de la connaissance, autrefois une branche de la sociologie qui s’attardait à l’histoire des idées. La sociologie de la connaissance devient plutôt l’analyse de la construction de la réalité dans le quotidien des individus par les significations de toutes sortes qu’ils extériorisent et objectifient dans le langage, au sens large, et qu’ils font intérioriser à eux-mêmes et à autrui lors des interactions. Ces significations subjectives, lorsqu’elles sont partagées, deviennent des connaissances ordinaires ou générales dans la vie de tous les jours. De ce point de vue, même si les significations subjectives précèdent les réalités objectivées de la société dans l’analyse socioconstructiviste, les institutions et les rôles sociaux orientent considérablement la construction de la réalité. En effet, l’institution définit les modèles de conduite pour les différents types d’individus. Les médecins qui attestent de la prétendue nécessité pour les femmes d’accoucher dans les hôpitaux en sont un exemple. Aussi, les rôles sociaux à l’origine de la typification des individus donnent lieu aux rôles genrés et à la catégorisation binaire et rigide des hommes et des femmes : « The female body is always socially formed and located – by this I mean, what it is to be ‘feminine’ in Western society is socially constructed » (Sutherland, 1997, p. 4).
Dans le socioconstructivisme, on peut résumer le concept d’interaction à trois moments théoriques. Le premier moment est celui où une conscience subjective décide d’extérioriser des significations précédemment intériorisées qui, dans un deuxième moment, s’objectifient dans le langage et, éventuellement, sous forme d’institutions et de rôle sociaux. Dans le troisième moment, lors de la socialisation, ces significations sont réintériorisées. C’est le partage renouvelé de ces connaissances générales, qui construit socialement la réalité (Berger, Luckmann, 1966).
On peut donc comprendre, en insérant une perspective critique à cette base théorique, que les significations intériorisées par les individus sont réinterprétées en fonction de leurs différents intérêts, faisant en sorte que celles-ci sont toujours modifiées lors de l’extériorisation afin d’orienter la réalité conformément à leurs positions sociales. En ce sens, plus les réalités sociales procurent du pouvoir à un individu, plus celui-ci aura de la facilité à orienter ces réalités.
La perspective socioconstructiviste nous permet donc de nous questionner sur les enjeux de pouvoir qui structurent le réel. C’est d’ailleurs avec une perspective socioconstructiviste que Catherine Des Rivières-Pigeon aborde les connaissances médicales actuelles. Selon elle, plutôt que d’être le résultat d’avancées scientifiques, ces connaissances résulteraient du contexte particulier dans lequel elles sont créées (Des Rivières Pigeon, 2016b). En d’autres mots, les découvertes dans le domaine médical, ou tout autre domaine, ne seraient pas la révélation d’une vérité jusqu’ici inconnue, mais plutôt le résultat des catégorisations qui orientent la pensée des chercheur.se.s et d’un enchaînement des rapports sociaux qui sous-tendent la société. Cela s’illustre dans le domaine médical par la perméabilité de la frontière entre le normal et le pathologique. En effet, une pratique ou un comportement peut être considéré pathologique et ce même phénomène peut retraverser la frontière et devenir « normal » dans un autre contexte. Cela s’applique aussi aux normes et aux pratiques qui entourent l’accouchement. En fait, le processus de grossesse, voire le fait même d’être enceinte, a été produit socialement puisqu’il fait appel à des classifications d’ordre biologique, psychologique, social et culturel pour le structurer. Le pouvoir concernant l’organisation de l’accouchement change de main : « la naissance n’est plus totalement une affaire de femmes, mais celle d’un corps professionnel soumis à une morale publique » (Saintôt, 2015).
Alors que les rapports de pouvoir changent, les normes sociales aussi. Avant la popularité des pratiques d’antisepsie et la révolution pasteurienne, c’est l’accouchement à l’hôpital qui était mal perçu « en raison des risques infectieux non maîtrisés » (Saintôt, 2015). Ces classifications plongent les personnes en question dans un nouveau rôle social temporaire, réapproprié par les expert.e.s, qui procèdent à une surveillance presque totale sur leurs corps (Sutherland, 1997, p. 4). L’institution qu’est le discours biomédical a donc créé un rôle social particulier pour les personnes enceintes, les contraignant à respecter des normes strictes sous peine d’être considérées comme pathologiques. Puisqu’une multitude de typifications d’individus, dont les hommes cis et les médecins, s’intéressent à la grossesse et déterminent les normes qui l’entourent, il est difficile pour les parturientes de se la réapproprier. « Dans ce cadre normatif, les médecins sont d’abord mobilisés par le défi de la sécurité plutôt que par la préoccupation d’offrir à la mère une expérience intime profonde, confortable et débarrassée de la souffrance. » (Saintôt, 2015) Andrée Rivard donne un exemple d’une normalisation des pratiques médicales concernant la durée de l’accouchement :
En 1963, la durée optimale de l’accouchement d’une femme primipare était de 36 heures, en 1968 elle est passée à 24 heures, et en 1972 elle a encore été réduite à 12 heures. […] La réduction de la durée du travail est en proportion inverse au nombre d’accouchements. Afin que les femmes accouchent à coup sûr sans dépasser le temps imparti artificiellement, le travail est déclenché ou accéléré, les femmes sont vigoureusement encouragées à pousser à la demande […] (Rivard, 2014, p. 222)
Dans ce cas-ci, on peut voir que des individus auxquels les réalités sociales confèrent une importante part de pouvoir, comme les médecins et les gestionnaires d’hôpitaux, ont orienté la réalité sociale, ici le nombre d’heures optimal de l’accouchement, afin de répondre à leurs propres intérêts. De plus, des techniques parfois jugées intrusives comme l’épisiotomie, l’épidurale et la césarienne sont recommandées avec insistance afin de diminuer au maximum le nombre d’heures requis pour accoucher. Lorsque l’on projette un accouchement jugé « trop long », cela illustre bien l’implication des rapports de pouvoirs inégaux dans la construction sociale des connaissances et normes médicales. Ce type de situation correspond à ce que plusieurs féministes appellent la déshumanisation des naissances.
Le discours biomédical
Pour aborder la question du discours biomédical relatif à la santé des femmes et à l’accouchement, nous reprendrons les fondements de ces discours élaborés par les sociologues Peter Freund et Meredith McGuire en 1991. Ces auteur.trice.s dépeignent le discours biomédical comme étant dominant et solidement implanté dans la culture occidentale. Critiques de la production et de la reproduction des connaissances scientifiques, ces sociologues adoptent aussi un regard socioconstructiviste pour mettre en relief les différents postulats du discours biomédical dominant, qui agit implicitement sur le vécu et le corps des femmes. Leurs prémisses démontrent que les connaissances et les pratiques médicales sont inscrites dans les processus sociopolitiques. Ainsi, la biomédecine influence les relations économiques et politiques autant du point de vue interpersonnel, avec les rapports docteur.e-patient.e, qu’au niveau institutionnel.
Les postulats du discours biomédical, émis par Freund et McGuire sont la neutralité scientifique, le réductionnisme physique, l’étiologie spécifique, la dualité corps-esprit, le corps-machine et le corps contrôlé, postulats que nous allons développer en les ramenant concrètement à la pratique de l’accouchement (Freund, McGuire, 1991).
Le premier postulat, celui de la neutralité scientifique, s’inscrit dans la science positiviste. Selon ce postulat, la science doit être la plus neutre possible afin d’atteindre une soi-disant vérité universelle. Or, les critères de neutralité sont construits socialement (Des Rivières Pigeon, 2016a). Cette soi-disant vérité universelle est dangereuse pour les personnes enceintes, car les études cliniques et les expériences scientifiques sont androcentrées, c’est-à-dire qu’elles prennent le corps masculin comme référence en renvoyant le corps féminin dans la particularité, le pathologique. Cet androcentrisme est tellement présent en science que même les expériences de laboratoires sur les rats ne considèrent souvent que les mâles (Assayag, 2016). Ayant pour but de s’appliquer à tou.te.s, les constats découlant de ces expériences rendent difficile la prise en compte des multiples réalités des femmes. La vérité universelle, qui a tendance à effacer les multiples expériences, tente de normaliser une expérience, celle véhiculée par le discours dominant. Étant donné leur prétention à l’objectivité, il est facile de croire que les discours scientifiques sont dénués de rapports de pouvoir. Par exemple, la recherche The Egg and the Sperm: How science Has Constructed a Romance Based on Stereotypical Male-Female Roles d’Emily Martin démontre que les rapports inégalitaires de genres qui se reproduisent dans la société se reflètent dans le discours scientifique. Les études scientifiques reprennent les représentations sociales sexistes des discours populaires et Emily Martin démontre que les représentations scientifiques entourant la reproduction sont produites socialement en prenant pour exemple les études sur la relation entre le spermatozoïde et l’ovule. Même lorsqu’une recherche prouve que le rôle de l’ovule n’est pas du tout passif, les mots utilisés réfèrent toujours au spermatozoïde comme étant le conquérant, l’initiateur et le fertiliseur. En fait, il s’agit d’une relation mutuelle, puisque les deux gamètes ont un rôle à jouer et se reconnaissent entre eux (Martin, 1991). L’autrice justifie ainsi la pertinence de mettre en lumière les métaphores présentes dans le discours scientifique : « Waking up such metaphors, by becoming aware of their implications, will rob them of their power to naturalize our social conventions about gender » (Martin, 1991, p. 501).
Ensuite, Freund et McGuire expliquent que le discours biomédical a tendance à réduire la maladie à ce qui se passe dans le corps d’une personne en excluant les dimensions psychologiques et sociales de la maladie. C’est ce qu’ils nomment le réductionnisme physique. Ce qui est dangereux avec ce postulat est qu’il influence fortement les interventions et les recherches sur un phénomène (Freund, McGuire, 1991, p.221). Déjà, au sujet de l’accouchement, il faut savoir qu’il est vu par le discours biomédical comme une maladie. Plus précisément, comme un état biologique qui influencerait les capacités des parturientes. Dans ce contexte, « ce n’est désormais plus la personne malade qui est soumise au regard médical, mais plutôt son mal » (Rivard, 2014, p.49). On parle donc de réductionnisme physique lorsque les femmes sont réduites à leurs capacités de reproduction et que les aspects psychologiques, sociaux, environnementaux et politiques de la grossesse ne sont pas pris en compte. C’est pourquoi, pour certaines féministes, « le souci actuel [est] de réintégrer la relation humaine dans le questionnement médical jugé trop centré sur la pathologie à guérir [et qu’une] mutation de la médecine et de la politique de santé publique pourrait suivre cette demande si elle est vraiment relayée politiquement » (Saintôt, 2015). La réduction des personnes et des corps à leurs fonctions reproductrices sert à légitimer leur contrôle, puis à les inciter à adopter les comportements de santé attendus par la médecine (Rivard, 2014, p. 245).
Le prochain postulat, celui du corps contrôlé, est en lien direct avec le réductionnisme. Selon celui-ci, la santé est synonyme de contrôle sur son corps (Freund, McGuire, 1991, p. 218). Ce postulat est particulièrement dangereux pour les femmes, car il les responsabilise et rejette la faute sur elles. Par exemple, si l’accouchement ne se passe pas comme le médecin l’aurait souhaité ou que l’enfant est considéré comme n’étant pas en bonne santé, le blâme risque d’être porté par le ou la parturiente. On le constate particulièrement dans la morale dictée aux femmes sur une panoplie d’aspects de leur grossesse : les femmes enceintes ne doivent pas boire d’alcool ou fumer, elles doivent manger sainement et de façon équilibrée et elles doivent faire du sport. L’insistance de ce discours sur l’importance du contrôle des corps pour atteindre une bonne santé entre en opposition avec la dépossession que le discours biomédical orchestre sur le corps des femmes. En effet, nous l’avons vu plus haut, on entend souvent dans le discours populaire et féministe que ce ne sont plus les femmes qui accouchent, mais plutôt les médecins qui accouchent les femmes. Dans ce contexte particulier, « l’encadrement institutionnel situe le terrain de rencontre dans le champ du discours officiel et non pas dans celui de l’expérience » (De Koninck, 1990). C’est-à-dire qu’alors qu’on demande aux femmes de contrôler leur corps, l’environnement est complètement contrôlé par les médecins.
Freund et McGuire constatent également la vision mécanique de la santé et de la maladie dans le discours biomédical. Cette vision est problématique, car elle valorise un regard détaché sur chaque partie du corps au détriment d’une vision plus globale, holistique, interactionnelle et intersectionnelle. De cette façon, on réifie la maladie qui est désormais considérée comme un objet étranger au corps (Freund, McGuire, 1991, p. 222). Rivard rappelle qu’ainsi « [le] corps, que l’on représente désormais comme une machine, présente l’avantage de pouvoir être entretenu et réparé » (Rivard, 2014, p. 44). Dans cette optique, la grossesse et l’accouchement sont pris en main par la médecine comme un processus détaché des femmes, dont on peut s’occuper sans prendre en considération l’ensemble de leur vécu, de leurs sentiments et de leurs expériences.
Le dernier axe du discours biomédical que nous analyserons est celui de la dualité corps-esprit. Il s’agit de la division nette produite entre la santé mentale et la santé physique. Bien que plusieurs reconnaissent facilement que ces deux types de santé soient hautement reliés, le discours biomédical les divise implicitement (Freund, McGuire, 1991, p. 223). Par exemple, le discours sur la dépression postnatale nous montre bien les difficultés du discours biomédical à bien rendre compte des liens entre santé/réalité physique et santé psychologique. Les travaux sociologiques de Catherine Des Rivières-Pigeon sur ce phénomène nous démontrent la difficulté de produire des échelles adaptées à la réalité des nouvelles mères pour évaluer la dépression. Si de nombreuses personnes se font diagnostiquer des dépressions suite à leur accouchement, on peut expliquer une partie de celles-ci par le fait que certains des critères associés à la dépression, comme la fatigue ou la perte d’appétit, ne sont pas hors du commun pour une personne venant d’accoucher (Des Rivières-Pigeon, Gagné, Vincent, 2012). Son travail nous démontre l’importance d’allier le psychologique et le physique, en prenant en compte le contexte, pour mieux comprendre et prendre en charge les parturientes.
Bref, le discours biomédical est un appareil de légitimation des pratiques médicales qui a été institué par des personnes dominantes au détriment des prestataires des soins de santé. Ce discours a normalisé un type de pratiques de l’accouchement et a orienté l’expérience de la grossesse, en imposant une médicalisation, une organisation de la naissance, des représentations et des rôles sociaux allant dans le sens des intérêts dominants.
Les mouvements féministes et les réappropriations des corps
Dans cette partie, toujours avec l’aide de l’ouvrage d’Andrée Rivard, nous allons mettre en évidence un segment de l’historique des luttes des féministes pour la reconnaissance de leurs droits, de leurs discours, de leurs corps et de leurs savoirs dans le domaine de la santé ainsi que pour reprendre le contrôle sur leurs propres corps en humanisant les naissances :
les femmes sont des actrices de premier plan et […] elles sont porteuses de changement social. […] leur vécu d’accouchement, qu’elles trouvent de plus en plus décevant avec l’avènement d’une nouvelle sensibilité personnelle et familiale, a entraîné la montée d’une affirmation inédite de leur droit. Cette volonté de reconquérir leurs enfantements a conduit les femmes dans un combat asymétrique contre le pouvoir qu’exercent la médecine et l’État. (Rivard, 2014, p. 25)
C’est également à cette époque que plusieurs groupes féministes ont lutté pour la légalisation, la valorisation et l’augmentation en nombre des sages-femmes. Bien qu’il y ait toujours une montée de la médicalisation, un plus haut nombre de césariennes et de curetage et que les personnes enceintes soient toujours perçues comme « à risque », on constate des avancées positives pour leur santé (Baillargeon, 2016). De l’augmentation des services dans les années 50, en passant par la légalisation des sages-femmes dans les années 70 puis une baisse importante du nombre d’épisiotomies (AFAR, 2004), on peut dire que les gains provenant des luttes féministes de la deuxième moitié du 20e siècle sont considérables (Rivard, 2014). Encore aujourd’hui, plusieurs féministes luttent pour davantage de « pratiques et de services alternatifs (avortement, centres de santé des femmes, gynécologie positive) parallèles aux analyses critiques du pouvoir médical et des institutions sanctionnant ce pouvoir » (Beauregard, De Koninck, 1991, p. 2).
On constate que les femmes et les féministes se sont mobilisées depuis la Révolution tranquille afin de lutter contre les rapports de pouvoir inégaux, le discours biomédical et les violences obstétricales et ont acquis plusieurs gains encore perceptibles dans l’expérience de l’accouchement, bien que le discours biomédical soit toujours dominant. Cette brève mise en lumière des avancées féministes nous permet de noter un aspect plus réjouissant de l’expérience de leur santé, tout en démontrant l’apport des mouvements féministes.
Conclusion
Nous avons pu observer que les prétendues vérités du discours biomédical sur la grossesse et l’accouchement ont tendance à favoriser les besoins des institutions et des autorités dominantes et à négliger ceux des personnes enceintes. Par la suite, nous avons démontré que ce discours tentait, entre autres, d’universaliser les pratiques et les savoirs médicaux en mettant de l’avant l’expérience et le savoir des médecins, trop souvent des hommes cis blancs et hétérosexuels, au détriment des personnes enceintes et marginalisées. De plus, nous avons vu que le paradigme biomédical mettait l’accent sur les représentations physiques des maladies en évacuant les aspects psychologiques et sociaux de la santé. Cela désavantage plus particulièrement les personnes marginalisées, puisque les déterminants sociaux leur sont souvent défavorables en raison des rapports sociaux inégalitaires (sexisme, racisme, classisme, cissexisme, capacitisme, etc.). En dernier lieu, nous avons vu qu’en réponse au discours biomédical, aux violences et aux enjeux de pouvoir qui sous-tendent la gestion des accouchements, beaucoup de luttes féministes ont émergé. Leurs revendications ont touché plusieurs enjeux : d’une plus grande humanisation des naissances à un meilleur développement des services alternatifs, comme les centres inclusifs par et pour les femmes et féministes, en passant par une requalification d’une pluralité de savoirs. Les luttes constantes ont transformé leurs positions défavorables et dénuées de pouvoir décisionnel dans le système de santé. Bref, la soumission qu’on leur impose par l’autorité des expert.e.s affecte négativement leur corps, leur expérience et l’ensemble de leur santé. Alors que la science est idéalisée, nous avons tendance à voir la pratique de ces expert.e.s comme porteuse d’une certaine vérité scientifique immuable, ce qui complique les contestations à son encontre. C’est pour cette raison qu’il est important de déconstruire cette pratique en mettant en lumière comment elle s’est mise en place et les intérêts dissimulés derrière son « sacro-saint » discours, le discours biomédical.
Bibliographie
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Assayag, Lydia. 2016. Note de conférence. Vers une autre révolution tranquille ? De l’émancipation du pouvoir médical. Université féministe d’été. Université Laval.
Baillargeon, Denyse. 2016. Note de conférence. La médicalisation de la maternité au Québec de 1910 à 1970 : Enjeux, acteurs et conflits. Université féministe d’été. Université Laval.
Des Rivières-Pigeon, Catherine., Gagné, C., Vincent, D. 2012. Les paradoxes de l’information sur la dépression postnatale. Mères dépressives mais pimpantes, Québec : Éditions Nota Bene, 158 p.
Des Rivières-Pigeon, Catherine. 2016a. Note du cours de sociologie de la santé. SOC3630. Critique du modèle biomédical. Cours du 12 mai 2016. Université du Québec à Montréal.
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Freund, Peter. McGuire, Meredith. 1991. « The social construction of medical knowledge » (Chap. 9, p. 203-229) dans Health, Illness and the social body, a critical sociology, Englewoods Cliffs, Prentice Hall, 402 p.
Martin, Emily. 1991. The Egg and the Sperm: How science Has Constructed a Romance Based on Stereotypical Male-Female Roles. Presse de l’Université de Chicago, Vol. 16. No. 3, pp. 485-501.
Rivard, Andrée. 2014. Histoire de l’accouchement dans un Québec moderne. Montréal : Remue-ménage, 450 p.
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