Pour un futur plus inclusif
Vers une Feminist Disability Theory : (re)penser le féminisme à l’aune d’une analyse anticapacitiste
En 1997, dans un article publié dans Feminist Review, Helen Meekosha et Leanne Dowse déclaraient déjà que « le handicap est un enjeu féministe » (p. 50, traduction libre). Cette affirmation, extraite d’une étude de l’impact des politiques coloniales australiennes sur la santé et le corps des femmes aborigènes et de leurs enfants, s’inscrit dans la mouvance des théories intersectionnelles. Ce type de recherche voit le jour dans les pays anglo-saxons à la suite de la théorisation du concept d’intersectionnalité par Kimberlé Crenshaw durant les années 1990, et vise à rendre compte des interactions et influences réciproques de plusieurs systèmes de domination1Selon Crenshaw (2005/1994), les situations d’oppression doivent être pensées et analysées à l’aune de l’entrecroisement, et non de l’addition, de diverses structures de domination. L’autrice illustre ce concept à partir des expériences de violence vécues par les femmes de couleur, affirmant que « la localisation des femmes de couleur à l’intersection de la race et du genre rend [leur] expérience réelle de la violence conjugale, du viol et des mesures pour y remédier, qualitativement différente de celle des femmes blanches » (p. 54) et que « les structures de classe contribuent largement à déterminer l’expérience des femmes de couleur vis-à-vis de la violence » (p. 56).. Néanmoins, à cette époque et encore aujourd’hui, l’analyse des oppressions produites par le capacitisme2Le capacitisme est un système de hiérarchisation sociale passant par le marquage des corps et par la désignation de certaines formes et fonctionnalités corporelles comme constitutives de la différence, selon la définition de Rosemarie Garland-Thomson (2002, p. 17). sur les personnes en situation de handicap demeure marginale dans les études féministes.
Effectivement, les productions féministes du champ des études critiques du handicap demeurent peu visibles en dehors de celui-ci. Les organisations de femmes handicapées connaissent également un isolement important en matière de représentation politique et font face à une double stigmatisation. Cette dernière relève à la fois du sexisme dans les mouvements de défense des personnes handicapées et de l’indifférence dans les mouvements féministes. Cette situation rappelle grandement celle des femmes noires, dénoncée notamment par bell hooks en 19813« Lorsque l’on parle de personnes noires, l’attention est portée sur les hommes noirs ; et lorsque l’on parle des femmes, l’attention est portée sur les femmes blanches. C’est particulièrement flagrant dans le champ de la littérature féministe. » (hooks, 1981, p. 7, traduction libre).
Face à cette réalité, il est primordial de s’interroger sur l’emprise du capacitisme sur les militantismes féministes ainsi que leurs pensées. Nous nous attellerons donc ici à mettre de l’avant les conséquences de cette invisibilisation politique et intellectuelle de la situation d’oppression singulière que vivent les femmes en situation de handicap. Nous soulignerons la nécessité d’intégrer une analyse anticapacitiste aux études et aux mouvements féministes. Dans cette optique, nous mettrons d’abord en lumière la construction sociale du capacitisme comme système discriminatoire. Nous évoquerons, d’une part, la façon dont il expose les femmes handicapées à des oppressions particulières. D’autre part, nous analyserons la manière dont il s’instaure comme structure de légitimation de nombreux mécanismes de domination sexistes, racistes et colonialistes. Finalement, nous illustrerons des pistes de solutions afin de penser les luttes féministes sous un angle plus inclusif.
Handicap et capacité : quels cadres conceptuels ?
Le modèle biomédical du handicap, dominant la théorisation du handicap dans les sociétés modernes, repose sur des discours savants qui opposent la santé et le normal à la maladie et à l’anormal (Grue, 2011, p. 112). L’ensemble des difficultés éprouvées par les personnes handicapées dans leur vie sociale, comme un accès restreint aux transports en commun ou une impossibilité à communiquer avec une personne non avertie des méthodes alternatives de communication induites par certains handicaps, serait la résultante d’un déficit biologique entraînant leur incapacité. Celle-ci se retrouve « défini[e] en termes purement biomédicaux », comme le résume Dominique Masson dans son article publié dans Recherches féministes (2013, p. 112), en ancrant l’explication de la restriction de l’activité sociale et de l’exclusion des personnes handicapées au sein même de leurs corps. Ce ne sont, effectivement, jamais les situations auxquelles les personnes sont confrontées qui seront pensées comme problématiques, mais bien ce qui est défini comme leur incapacité à gérer une situation de manière autonome selon les normes établies. Cette conception se focalise sur l’idée du handicap comme limitation naturelle des individus et des corps.
Dès les années 1970, le modèle social du handicap s’instaure en critique radicale de cette théorisation. Il envisage que l’environnement quotidien et institutionnel, rendu volontairement inaccessible, visibilise le handicap et contribue ainsi à le rendre réel. Toujours selon Masson, le modèle social distingue l’incapacité comme une « limitation fonctionnelle relevant de la biologie » et le handicap comme un « ensemble de situations de désavantage, de discrimination et d’oppression subies par les personnes vivant avec des incapacités » (2013, p. 113). Il considère que les barrières et les oppressions qui constituent le handicap sont produites par la société lorsque cette dernière crée la distinction entre le normal et l’anormal au sein du continuum des variations des corps et de leurs fonctionnalités. Le handicap ne serait donc pas naturel mais socialement construit, bien que reposant sur une réalité biologique. Masson, dans le même article, défend cette idée en citant Susan Wendell, théoricienne féministe du handicap, qui affirme que « “le handicap” […] “n’est pas un donné biologique” : “comme le genre, il est construit socialement à partir de la réalité biologique” » (1989, citée dans Masson, 2013, p. 113).
L’universitaire Jan Grue va plus loin, dans un article paru dans Discourse and Society, en théorisant le caractère social de l’incapacité elle-même. Selon lui, ce concept perpétue une représentation du corps comme entité biologique dont les aptitudes ou les défaillances seraient déterminées de façon naturelle et immuable. Grue cherche à démentir le fait que l’incapacité existe naturellement et indépendamment du cadre social dans lequel elle évolue. Masson s’appuie sur cette idée pour développer le concept d’opposition binaire4 Masson, dans « Femmes et handicap » (2013), envisage ce concept comme un modèle de compréhension du monde, « héritage attribué à la pensée cartésienne », qui organise la vie, la nature et le social autour de dualismes clivants, pensés comme immuables et « établissant de façon performative des divisions socialement construites » (p. 114). comme élément structurant le social et sa perception du réel. Les discours sociaux seraient ainsi producteurs d’un système capacité/incapacité (ability/disability system)5 Garland-Thompson, dans « Integrating Disability, Transforming Feminist Theory » (2002), définit ce concept comme « un système de différenciation et de hiérarchisation sociale », lequel s’appuie « sur la base de discours sociaux qui prennent pour objet le corps » pour « « ̎produi[re] des sujets » à travers un marquage des corps, c’est-à-dire en sélectionnant et en désignant certaines formes et fonctionnalités corporelles comme constituants de « ̎la différence » sur le plan des capacités sensorielles, motrices et cognitives » (citée dans Masson, 2013, p. 114). qui construit des positions sociales différenciées et des rapports de pouvoir basés sur les significations données aux corps. Il a fallu, par exemple, attendre l’année 1973 pour que l’Association américaine de psychiatrie retire l’homosexualité de son Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) ; jusqu’alors, le corps homosexuel était médicalement et socialement considéré comme un corps malade. Cette pathologisation a légitimé la minorisation des personnes homosexuelles et la violence généralisée à leur égard. Cette binarité entre capacité et incapacité valide donc « une distribution inégale des ressources, des statuts et du pouvoir » (Garland-Thompson, 2002, citée dans Masson, 2013, p. 115) en faveur des personnes dont le corps est jugé capable.
Cette vision normative du corps infuse et structure toutes les aspects et les sphères de la vie sociale par le fait que, comme le souligne Masson, « les sociétés interprètent les corps et leur attribuent des significations en fonction de discours et de normes socialement construites, ce qui entraîne des conséquences pour les personnes qui dévient de la norme tout comme pour celles qui y correspondent » (2013, p. 114-115). La prise en compte du capacitisme en tant que système de hiérarchisation sociale devient ainsi nécessaire à l’analyse des rapports oppressifs et de pouvoir impliquant des femmes, dans la société et au sein des mouvements féministes. En effet, si l’on envisage le handicap et la capacité comme des notions socialement construites permettant la normalisation d’un système de hiérarchisation des individus entre ceux capables et ceux non capables, il devient évident que cette réalité s’exerce également dans les relations entre les femmes.
Genre et handicap
Les féministes jouissant de la normalité corporelle ignorent largement la réalité des femmes handicapées. Pourtant, ces dernières sont victimes d’oppressions spécifiques qui soulèvent leurs propres enjeux de transformation sociale. Elles subissent, d’abord, une discrimination liée à l’accessibilité, qui représente un enjeu central pour l’ensemble des personnes handicapées. En effet, cela limite leur engagement dans la vie sociale sur la base d’incapacités. Chez les femmes, cette inaccessibilité structurelle à une grande majorité d’infrastructures physiques ou numériques est la toile de fond d’oppressions liées au genre qui s’imbriquent à celles issues non seulement du handicap, mais de la classe, de la race et de l’orientation sexuelle.
Le handicap est donc vécu de façon profondément inégale par les hommes et les femmes et représente, pour ces dernières, un système de domination dont découlent des intrusions interindividuelles et institutionnelles dans toutes les sphères de leur existence. Par exemple, leur accès au marché de l’emploi étant beaucoup plus difficile que celui des personnes dites valides et des hommes handicapés, elles connaissent généralement des situations de précarité socio-économique plus importantes. Les femmes handicapées sont souvent dans l’incapacité de payer un loyer et ne peuvent alors pas posséder un logement. Elles éprouvent également de la difficulté à subvenir à leurs propres besoins matériels et à financer leurs loisirs. Cela provoque l’instauration d’une grande dépendance à l’égard de la famille, du conjoint ou de la conjointe, et/ou des institutions.
Les femmes handicapées, ainsi que leurs corps, sont majoritairement soumises à ces acteurs de soutien dont la domination directe s’exerce jusque dans leur intimité. Elles seront effectivement davantage susceptibles de subir non seulement de la violence verbale et physique, mais aussi sexuelle par le biais d’attouchements, voire de viols, de la part de leur conjoint·e, de membres de leur famille et du personnel soignant. Leur droit à la maternité est très encadré et fait généralement l’objet d’un déni qui « perdure encore dans les attitudes des autorités médicales, des familles et des institutions » (Masson, 2013, p. 120). Les femmes handicapées, elles-mêmes fortement infantilisées et dépourvues du statut de femme, sont pensées comme incapables à répondre aux besoins matériels d’un enfant. Cette négation de leur accès à la parentalité a également un impact sur leur sexualité qui s’instaure comme « l’impensé et l’impensable des discours dominants » (Masson, 2013, p. 121). La sexualité des femmes en situation de handicap semble alors inconcevable, notamment parce que la société ne les considère pas comme des adultes à part entière. En conséquence, cette invisibilisation de la sexualité chez les femmes handicapées participe à la création d’un discours qui nie la possibilité qu’elles puissent vivre des violences sexuelles, ce qui encourage leur banalisation.
Le quotidien de ces femmes s’ancre alors dans un continuum de violences de l’enfance à l’âge adulte. Cette violence est nourrie par la construction du mythe autour de l’impossibilité du crime sur la personne handicapée. La dépendance familiale et sociale de ces personnes, accrue par le manque criant de ressources communautaires pour répondre à leurs besoins individuels et collectifs, rend la frontière du consentement d’autant plus floue. Puisque ces personnes ont parfois besoin d’assistance pour s’habiller, se laver ou se coucher, certains gestes relevant de l’attouchement sexuel peuvent être banalisés, voire valorisés comme des actes de soin par les personnes les réalisant. Dans ce contexte, l’expression d’un non-consentement peut paraître illégitime, voire hors contexte, et l’agression peut passer pour un geste d’assistance. L’hypocrisie sociale autour de cette brutalité permanente en rend la dénonciation impossible, occultée par l’ensemble des institutions qui entretiennent elles-mêmes une violence structurelle diffuse et multi-niveau à l’égard de ces femmes. Cet exposé non exhaustif des oppressions particulières subies par les femmes handicapées témoigne de la nécessité de leur inclusion réelle et performative au « projet intellectuel et politique du féminisme » (Masson, 2013, p. 125), afin de développer une meilleure compréhension des enjeux de leur militance et de mener une révolution visible et efficace.
Le capacitisme à l’intersection d’autres systèmes d’oppression
Les oppressions spécifiques aux femmes handicapées illustrent la participation du capacitisme à l’élaboration des systèmes de domination sexiste, classiste, raciste et colonialiste. La difficile intégration de l’analyse anticapacitiste aux théories critiques portant sur la race, le décolonialisme et le féminisme contribue à la perpétuation de systèmes oppressifs. Les définitions du capacitisme et du modèle social du handicap demeurent androcentriques6Relatifs à l’androcentrisme, soit à « un mode de pensée, conscient ou non, consistant à envisager le monde uniquement ou en majeur partie du point de vue des êtres humains de sexe masculin » (« Androcentrisme », 2020). ainsi qu’ethnocentriques7Relatifs à l’ethnocentrisme, soit au fait de « voir le monde et sa diversité à travers le prisme privilégié et plus ou moins exclusif des idées, des intérêts et des archétypes de notre communauté d’origine, sans regards critiques sur celle-ci » (Taguieff, 2013, cité dans « Ethnocentrisme », 2020). , et elles universalisent la conception occidentale du handicap basée sur le modèle biomédical. Le capacitisme devient donc un outil géopolitique d’imposition de normes de capacités qui disqualifient le Sud global8Le Sud global est envisagé comme l’ensemble des États-nations composant le Sud, lequel est pensé comme une région du monde qui serait en retard de développement politique, social, économique, technologique et légale, en comparaison au Nord global ou monde occidental. (Meekosha, 2006, p. 668). Le capacitisme se déploie donc dans le « discours idéologique qui produit à la fois des conditions capitalistes d’exploitation et structure les discours de la race, de la classe, du genre et de l’orientation sexuelle » (Erevelles, 1996, p. 525). Par la mise en place de l’idéologie du déviant9L’idéologie du déviant est à comprendre comme un système de compréhension qui interprète l’exclusion, la mise à la marge d’un individu comme le résultat de sa propre déviance, soit d’une incapacité individuelle à s’aligner sur les normes sociales, politiques, économiques, etc., hégémoniques., il impose des normes de hiérarchisation des individus. Cela a notamment permis de légitimer la pensée esclavagiste à l’encontre des personnes noires, rendues « incapables » de participer à une société libre (Boster, 2013, p. 4) par la minorisation de leurs capacités intellectuelles et la survalorisation de leurs qualités physiques.
Le discours colonial utilise aussi le capacitisme pour établir une définition restrictive du droit à la citoyenneté, à l’autonomie, à la propriété et à la sécurité, entre autres. S’appuyant sur la « blanchité », il offre, par exemple, l’opportunité à toute personne blanche de se revendiquer propriétaire d’une terre et d’ainsi s’autoriser à exproprier les individus racisés ou autochtones (Erevelles, 2002, p. 19). Le recours à la capacité permet aussi l’infériorisation et l’exploitation du corps colonisé, notamment celui des femmes noires, par le biais de l’hypersexualisation. En dépeignant la femme racisée comme un être de pulsion incapable de refréner ses penchants sexuels, le discours capacitiste légitime la mise en place, par les pouvoirs coloniaux, de politiques de stérilisation forcée et de limitation des naissances visant à contrôler ce qui est dépeint comme une reproduction anarchique du corps noir. De plus, le processus de colonisation engendre de lui-même des situations de handicap qui seront instrumentalisées pour pérenniser les pratiques racistes et ségrégationnistes. En effet, à la suite de la colonisation de l’Australie par la couronne britannique, de nombreuses femmes aborigènes australiennes ont mené des grossesses dans une situation de grande précarité socioéconomique découlant de leur minorisation sociale par le pouvoir colonial. Les enfants issus de ces grossesses venaient au monde avec des handicaps plus ou moins sévères et se retrouvaient séparés de leur famille et pris en charge contre leur gré dans des pensionnats administrés par les autorités coloniales (Meekosha, 2006, p. 161-176).
Ce travail d’analyse permet d’affirmer que le capacitisme s’instaure comme outil de légitimation du contrôle social accru à l’encontre des individus minorisés. Par exemple, au sein du système scolaire américain, le recours à un argumentaire capacitiste justifie l’exclusion des « corps et des êtres indésirables […] dans les espaces les moins visibles » (Annamma, 2017, p. 13, traduction libre) qui concerne majoritairement des jeunes filles racisées en situation de handicap. Après avoir été étiquetées comme personnes porteuses d’un handicap, ces filles sont vues par l’institution scolaire comme des enfants perturbateurs dans la salle de classe. Ce type de propos contribue à encourager leur insertion dans ce que la docteure en science de l’éducation Subini Ancy Annamma décrit dans son livre The Pedagogy of Pathologization (2017) comme un « pipeline école-prison » (p. 6, traduction libre), c’est-à-dire un enchevêtrement d’institutions scolaires spécialisées qui soustrait les enfants y étant intégrés à toute possibilité de suivre une scolarité conventionnelle et garantit l’exercice d’une surveillance accrue et permanente sur leur personne.
Le capacitisme peut dès lors être vu comme la clef de voûte de l’ensemble des systèmes d’oppression dénoncés par les mouvements et études féministes. En effet, le handicap, dans la définition imposée par un cadre théorique capacitiste hégémonique, devient une catégorie construite socialement dont les frontières sont rendues fluides et poreuses afin de pouvoir y intégrer toute personne représentant une menace pour l’ordre social établi. L’étiquette de personne en situation de handicap est ainsi pensée comme une case « dans laquelle nous pouvons entrer à tout moment » (Garland-Thomson, 2002, p. 5, traduction libre). Son analyse doit, en définitive, être envisagée comme une ressource dans la lutte contre toute forme d’oppression et permettant de tendre vers une conception de la différence comme un élément nécessaire au social et non devant être exclu de celui-ci.
Vers des pensées et militances féministes anticapacitistes
Face à l’ensemble de ces constats, la question que nous devons désormais nous poser est la suivante : comment est-il possible de pallier les manquements des pensées et des mouvements féministes, tout en intégrant une dimension anticapacitiste à leurs analyses et à leurs militances ? Ce questionnement nous amène, tout d’abord, à réfléchir sur les modalités de l’exclusion et de la violence au sein des mouvements sociaux en général. Dans sa thèse de philosophie, Alexandre Baril (2013) cherche à repenser le dialogue entre les études féministes, trans et sur le handicap à travers la transsexualité et le transcapacitisme. Dans cette optique, il s’appuie sur la distinction de trois formes particulières de violence et de mépris au sein des mouvements sociaux « qui ont d’importantes conséquences sur l’estime de soi, la confiance en soi et la reconnaissance que l’on vit ou non » (2013, p. 364). Il avance que ces trois formes de violence nécessitent des méthodes de reconnaissance différentes.
La première à être identifiée est la violence physique. Les outils pour contrer cette violence sont l’amour et l’affection. Baril évoque ensuite une violence reposant sur l’exclusion sociale et la négation des droits, notamment ceux des personnes en situation de handicap. La seule réponse envisageable à celle-ci semble être l’instauration d’un système juridique de reconnaissance des droits particuliers de ces personnes, ainsi que l’établissement de sanctions découlant de leur non-respect. La dernière forme de violence que l’auteur signale est l’humiliation et le mépris de la valeur sociale d’une personne ou d’un regroupement de personnes, et de son mode de vie. Baril prône donc une reconnaissance sociale et éthique globale des groupes minorisés. Cet ensemble de solutions peut être identifié comme relevant de l’amour, du droit et de la solidarité (Baril, 2013, p. 364). Il vise selon l’auteur à assurer une dignité et une intégrité humaine à tou.te.s, et donc à mettre fin aux diverses formes de mépris que l’on retrouve dans les mouvements sociaux (2013, p. 365). Ainsi, penser l’anticapacitisme au sein des mouvances féministes revient, selon le cadre théorique du philosophe, à identifier et mettre fin aux différentes formes de violences qu’y subissent les femmes en situation de handicap. Puis, il s’agit de militer pour la reconnaissance de ces femmes et de leurs enjeux et droits spécifiques.
Alexandre Baril concrétise sa volonté en défendant l’idée que cette lutte contre les divers types de violence, de mépris et d’exclusion au sein des mouvements sociaux peut s’envisager sous l’angle de la distinction entre les postures identitaires, les affiliations théoriques et les positionnements politiques (2013, p. 369). Premièrement, la différenciation de la posture identitaire d’une personne de son positionnement politique permet effectivement de souligner le fait que l’appartenance à un groupe minoritaire n’est pas une condition nécessaire à l’adoption d’un positionnement politique condamnant les oppressions vécues par ce même groupe ou par un autre groupe minorisé : une personne peut militer contre le capacitisme même si elle n’en subit pas les conséquences directes. D’un autre côté, Baril rappelle que « l’adhésion à une analyse anti-oppression en fonction d’une facette identitaire ne garantit pas l’adoption d’une analyse anti-oppression par rapport à d’autres dimensions identitaires » (2013, p. 371), mettant en lumière le fait qu’être féministe n’implique pas nécessairement d’être anticapacitiste, et inversement.
L’auteur nous encourage par ailleurs à questionner l’association systématique de certaines positions théoriques à des stratégies politiques. Ce couplage automatique permet de développer, entre autres, une rhétorique condamnatoire à l’encontre de certaines mouvances idéologiques en essentialisant leur couplage avec des modes d’action dangereux (2013, p. 371). L’idée à souligner est que « l’adhésion à un cadre théorique ne se traduit pas nécessairement par l’adoption d’un ensemble cohérent d’idées, de stratégies politiques, de comportements, etc., qui correspondent à ce cadre » (2013, p. 372). Cette réflexion pose finalement la question de la pureté et de l’exclusivité des courants de pensée (2013, p. 372). Elle vise ainsi à remettre en question certains lieux communs dans la façon d’envisager l’idéologie, par exemple l’idée que les mouvements féministes radicaux s’illustreraient nécessairement par des modes d’actions révolutionnaires. Cette façon d’envisager l’association entre théorie et militantisme, par son caractère monolithique, risque d’occulter les implications de l’intersectionnalité, à savoir de penser les situations d’oppression et les solutions à leur démantèlement de façon plurielle et complexe (2013, p. 373). C’est finalement, selon lui, le démantèlement de ces fausses associations qui rendrait possible
de considérer différentes personnes, présentant un certain type d’identité (ou corporéité, sexualité, etc.) et adoptant un certain courant théorique […] comme faisant réellement partie des mouvements sociaux dont elles se réclament et de voir comment, chacune à leur façon, elles contribuent à la mise en œuvre d’une société plus juste et à la déconstruction de certaines formes d’oppression. (2013, p. 369)
Ainsi, prendre conscience des réalités oppressives vécues par les femmes en situation de handicap dans les mouvances féministes permettra de mettre en lumière la dimension discriminatoire de certains modes d’action militants à leur encontre. Cela contribuera finalement au fait de matérialiser la nécessité de questionner l’immuabilité du lien entre un positionnement théorique et un mode d’action politique, afin de construire un mouvement social plus inclusif.
L’inclusion d’une analyse anticapacitiste est donc nécessaire à la production de discours et pratiques permettant de mettre fin aux oppressions vécues par l’ensemble des femmes. Elle s’impose d’abord comme outil de mise en lumière de la construction sociale du handicap et ensuite comme instrument qui dénonce le capacitisme et sa hiérarchisation des individus sur la base de ce qu’ils sont socialement capables de faire ou de ne pas faire. Une telle analyse permettrait d’interroger le poids particulier que prend un système dans la légitimation des discriminations basées sur le genre et donc de comprendre la singularité des réalités oppressives dans lesquelles il emprisonne les femmes en situation de handicap. Une analyse du capacitisme et de ses impacts s’ancre dans une réflexion plus large sur l’intersectionnalité et sur la façon dont le recours à des arguments ancrés dans la binarité capacité/incapacité s’inscrit au cœur des stratégies de légitimation de l’ensemble des systèmes de domination. L’intégration d’une dimension anticapacitiste au cœur des pensées et des mouvances féministes devra, finalement, passer par la reconnaissance et par la condamnation des différentes formes de violence et de mépris ayant cours au sein de ces mouvements. Ce processus devra avoir lieu sous l’égide de l’amour, du droit et de la solidarité, ainsi que d’une appréhension nouvelle des associations faites entre positionnement identitaires, théoriques et politiques.
La réflexion menée ici doit, dès lors, nous encourager à nous questionner sur les limites de l’intersectionnalité et des luttes que les mouvances féministes se doivent de mener. S’appuyant sur le concept de « référent absent10Le concept de référentiel absent est une notion philosophique que Rebecca Myers-Spiers résume ainsi : « La théorie du référent absent d’Adams […] déclare que tant que les gens ne prendront pas conscience des étapes menant d’un animal vivant à leur assiette du dîner, ils ne penseront pas aux liens [qui existent entre les deux]. Adams compare cela au fait de voir les femmes réduites à des objets sexuels. Quand les hommes regardent de la pornographie, ils voient les femmes comme des objets sexuels et refusent de reconnaître qu’elles sont des êtres humains. Le référent absent encore une fois. » (1999, p. 6, traduction libre) Dans le cas présent, Adams souligne la manière dont les femmes et les animaux se voient privé.e.s de leur statut d’individus sensibles. L’absence de ce référentiel légitimerait ainsi leur instrumentalisation comme objet d’assouvissement des désirs consuméristes des hommes. » (2016, p. 33), la militante féministe Carol J. Adams élabore un comparatif entre la femme et l’animal, tou.te.s deux privé.e.s de leur statut d’individu en devenant objet de consommation pour l’homme : consommation sexuelle pour l’une, alimentaire pour l’autre. Comme l’appel à la faiblesse et à l’irrationalité des femmes pour justifier leur subordination aux hommes, l’un des arguments les plus répandus parmi les personnes défendant l’exploitation des animaux est la constatation de leur incapacité — incapacité à ressentir, penser, communiquer, intellectualiser. Comme dans le cas de l’esclavage et de la colonisation, le recours au fait même de la capacité semble s’instaurer en système de hiérarchisation des individus visant à légitimer une exploitation, dans ce cas la consommation d’êtres vivants par d’autres. Face à ce constat, il nous semble nécessaire de développer l’analyse du capacitisme comme un système de domination structurel légitimant l’ensemble des logiques de domination ayant cours non seulement entre les humain.e.s, mais aussi entre les humain.e.s et le reste du vivant. Une piste de réflexion à poursuivre serait de savoir en quoi, au-delà des pensées et mouvances féministes, une réflexion anticapacitiste serait aussi le moyen de ré-envisager notre relationnalité au sens large, à savoir avec les autres humain.e.s autant que le vivant global et notre environnement.