Vouloir l’EUF et la poule
Diglee, une blogueuse et bédéiste française, remarquait en 2015 que de toutes ses études au baccalauréat littéraire, elle n’avait lu que quatre auteures1Dans ce texte, les féminins « auteures » et « écrivaines » réfèrent exclusivement aux femmes, et les masculins « auteurs » et « écrivains », exclusivement aux hommes. Ce sont les termes féminisés « auteur.e.s » et « écrivain.e.s » qui désigneront l’ensemble de ceux-ci, tous genres confondus., dont une lors de son cours d’anglais2George Sand, Nathalie Sarraute, Marguerite Yourcenar et Toni Morrison. Diglee (Maureen Wingrove), « Femmes de lettres, je vous aime », Diglee, 2015, en ligne, <http://diglee.com/femmes-de-lettres-je-vous-aime>, consulté le 8 mai 2015.. Afin de vérifier si son cas était exceptionnel, elle a consulté le programme de terminale du bac littéraire de 2001 à 2014 et a constaté, à son grand désarroi, qu’aucune femme n’y était à l’étude. Conséquemment, elle explique dans la bande dessinée « Femmes de lettres, je vous aime » qu’à partir de maintenant, elle ne va lire que des auteures afin de rétablir l’équilibre dans sa culture littéraire. Cette idée a l’avantage de créer, de force, de la place aux voix d’auteures dans un monde littéraire centré sur les œuvres écrites par des hommes3Dans cette étude, je me suis concentrée sur la diversité (sic) de genre; il y aurait également lieu de se pencher sur la diversité ethnique et/ou culturelle des auteur.e.s proposé.e.s. Les résultats montreraient certainement une surreprésentation des auteur.e.s blanc.he.s dont la langue maternelle est le français. Ont été relevés, entre (seulement quelques) autres: un auteur sénégalais, un auteur malien, une auteure sinoquébécoise, un auteur irakoquébécois, deux auteur.e.s libanoquébécois.es… sur 307 auteur.e.s!.
Pour ma part, parmi les livres que j’ai lus au secondaire et au cégep, seuls deux avaient été écrits par des femmes : Otherwise Known as Sheila the Great de Judy Blume en secondaire 1 et Le Survenant de Germaine Guèvremont à ma dernière année de cégep4Surreprésenté dans le corpus de textes féminins présents dans les sujets de l’Épreuve uniforme de français, ce roman apparait 4 fois… sur 63 textes d’auteures dans les sujets de l’épreuve entre 1996 et 2014, soit 6,3 %! L’année où je l’ai étudié, 2005, congruait avec la sortie du film du même nom (réalisé par Éric Canuel). Commode!.
L’épreuve uniforme de français (affectueusement appelée EUF), qui sanctionne le parcours en littérature des étudiant.e.s au collégial, participe de ce système de « lectures assignées » commencé au secondaire (voire au primaire) et poursuivi au cégep, tout en restant, avec les autres examens ministériels, une des rares incursions de l’État que les étudiant.e.s perçoivent réellement dans leur cheminement scolaire. Ainsi, l’EUF possède un double rôle de représentation auprès des étudiant.e.s : elle leur montre ce que l’institution perçoit comme de la littérature légitime (et donc, aussi, ce qui n’en est pas; c’est là son rôle excluant), tout en jouant en quelque sorte un rôle d’agent littéraire des auteur.e.s, donnant accès à de nouveaux noms, à de nouveaux textes aux étudiant.e.s qui seront, dès sa passation, lancé.e.s dans le monde des lecteur.trice.s autonomes potentiel.le.s (rôle incluant).
Considérant l’importance de l’EUF, il devient alors essentiel de se pencher sur la place qu’elle fait aux écrivaines dans ses corpus. Avant d’y arriver, je ferai un bref tour d’horizon de la place qu’occupent les femmes dans la littérature, surtout au Québec, afin de voir la situation plus globalement qu’un simple examen des… examens. En effet, il est fort plausible que le choix des lectures assignées par les enseignant.e.s et celui des titres mis à l’EUF par le Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur soient liés par des causes sous-jacentes, un système, qu’il convient de définir avant d’agir.
Problématique
Tout d’abord, la littérature n’est pas qu’écriture, elle est aussi lecture. Une activité majoritairement pratiquée par les femmes : la préférée de 21 % des femmes contre celle de 7 % des hommes au Québec en 19845Pierrette Dionne et Chantal Théry, « Le monde du livre: des femmes entre parenthèses », Recherches féministes 2, no. 2, 1989, pp.157-164. et, plus récemment, en France, 74 % des femmes avaient lu au moins un livre au cours de l’année 2003; seuls 62 % des hommes en avaient fait autant6Delphine Naudier, « Les écrivaines et leurs arrangements avec les assignations sexuées », Presses de Sciences Po 2, no. 78, 2010, pp. 39-63.. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’écriture, la tendance s’inverse; ainsi, ce sont plutôt les hommes qui sont lus. En effet, le monde littéraire, loin d’être « universel [et] asexu[é]7Ibid., p. 40. », est un théâtre où se « jouent en réalité avec force les rapports sociaux de sexe8Ibid. » se manifestant par des biais inconscients (« unconscious bias9Catherine Nichols, « Homme de Plume: What I Learned Sending My Novel Out Under a Male Name », Jezebel, 2015, en ligne, <http://jezebel.com/homme-de-plume-what-i-learned-sending-my-novel-out-und-1720637627>, consulté le 15 août 2016. Je remercie Louise Dupré pour cette référence, ainsi que celle de la lettre de Danièle Simpson; elle en a parlé lors de la table ronde Écrire, disent-elles : Femmes et littérature, tenue le 12 août 2016 à la librairie Raffin, à Montréal. ») envers le travail littéraire des hommes. Les écrivaines, si elles veulent passer de la pratique d’écriture privée à la reconnaissance de leur apport à la culture québécoise, doivent fracasser un quadruple plafond de verre, dont les quatre niveaux sont énumérés par Delphine Naudier10Delphine Naudier, 2010, op. cit., p. 43. Ces quatre étapes correspondent à peu près à celles énoncées par Isabelle Boisclair et rapportées par Danièle Simpson dans le bulletin de l’UNEQ de juin 2016: « 1. Être publié / 2. Être recensé / 3. Être primé / 4. Être enseigné ». :
[…]le passage du « simili-champ littéraire » au champ littéraire légitime, […]le champ littéraire lui-même où les femmes sont sous-représentées dans les maisons d’édition, […] la consécration, les femmes étant moins primées que leurs homologues masculins et […] leur postérité évaluée par leur présence dans les manuels d’histoire littéraire.
Une enquête de l’Observatoire de la culture et des communications du Québec (OCCQ) publiée en 2011 sur le profil sociodémographique des écrivain.e.s québécois.e.s montre que 45 % de celleux-ci sont des femmes, soit une hausse depuis 1986, où on ne comptait que 37 % d’écrivaines, selon une étude du Ministère des Affaires culturelles11Garon, 1986, cité dans Pierrette Dionne et Chantal Théry, 1989, op. cit.. L’une des catégorisations produites par l’OCCQ, celle des écrivain.e.s en début de carrière, compte « un peu plus de femmes que d’hommes12Observatoire de la culture et des communications du Québec, Les écrivains québécois. Portrait des conditions de pratique de la profession littéraire au Québec 2010, Québec, Gouvernement du Québec, Institut de la statistique du Québec, 2010, p.16. », de sorte qu’il est possible d’espérer atteindre la parité parfaite entre écrivains et écrivaines bientôt13Les obstacles seront toutefois présents pour les femmes (et les hommes) faisant partie de la catégorie des « écrivain.e.s en début de carrière » : leurs revenus annuels, inférieurs à 30 000$, proviennent surtout de bourses ou encore d’un autre emploi qu’iels occupent, diminuant de ce fait la part du temps qu’iels peuvent consacrer à l’écriture. La position de l’écriture dans leur mode de vie n’est donc pas assurée d’être conservée ni d’évoluer vers une pratique plus soutenue et/ou payante (en raison de choix personnels que d’aucun.e.s pourraient qualifier d’obstinés, par exemple, ou de la reconnaissance soudaine du milieu)..
Ces écrivaines ont franchi le premier plafond de verre, en passant du privé au politique, c’est-à-dire d’une écriture pour soi, pourtant considérée comme une « activité […] connotée socialement féminine14Delphine Naudier, 2010, op. cit., p. 39. », à la publication par et dans le « bastion masculin15Ibid. » qu’est le milieu littéraire. Or, c’est là où elles seraient, selon Delphine Naudier, collectivement confrontées au deuxième plafond de verre, soit la sous-représentation des femmes dans les maisons d’édition. Dans le Québec actuel, la situation semble plutôt égalitaire lorsque l’on se fie au pourcentage d’auteures rapporté par l’OCCQ; cependant, il faut garder en tête qu’on ne connait ni « les chiffres concernant le « sexe des manuscrits », [ni les] chiffres sur l’ensemble d’œuvres littéraires publiées selon le sexe des auteur.e.s16Isabelle Boisclair, « À quoi résiste-t-on quand on résiste au féminin? », Canadian Women in the Literary Arts [CWILA], <http://cwila.com/a-quoi-resiste-t-on-quand-on-resiste-au-feminin>, consulté le 15 août 2016. ». À ce sujet, l’expérience menée par Catherine Nichols aux États-Unis donne froid dans le dos : au même extrait de (son) manuscrit envoyé sous un nom d’homme et sous un nom de femme à des agent.e.s littéraires potentiel.le.s, celleux-ci ont répondu favorablement 8,5 fois plus lorsque George en était l’auteur identifié que lorsque c’était Catherine17Catherine Nichols, 2015, op. cit.. Nichols en conclut que « some large number of these women [who are trying to get published] must be drummed out and bamboozled before they reach their mature work18Ibid. ». Il serait surprenant que l’éducation de ces femmes leur ait donné la confiance en soi nécessaire pour faire fi de ces refus, particulièrement lorsqu’ils s’accumulent.
Le domaine de la critique littéraire doit lui aussi faire une place aux femmes, au Québec comme aux États-Unis. Chez nous, Isabelle Boisclair notait en 2004 que les auteur.e.s de recensions de livres à La Presse étaient des femmes à 34%, et qu’au Devoir, elles avaient écrit 45,5% des recensions19 Isabelle Boisclair, op. cit.. Il est étonnant de constater qu’ « il y a […] plus de femmes recenseurs (34% et 45,5%) que de femmes recensées (27% et 28%)20Ibid. ». Chez nos voisin.e.s du sud, le rédacteur en chef de Tin House, seule publication à présenter la parité dans ses critiques de livres parmi les publications américaines sondées en 2015 par Vida, montre ci-dessous quels efforts il doit faire afin de garantir (et de maintenir) cette parité21Hannah Ellis-Petersen, « Male writers continue to dominate literary criticism, Vida study finds », The Guardian, 2015, <http://www.theguardian.com/books/2015/apr/07/male-writers-continue-dominate-literary-criticism-vida-study-finds>, consulté le 30 avril 2016. :
Agents sent us two-thirds more men than women. And more disturbing, I found that when I reject someone and tell them to send me something else, men were about four times more likely than women to send me something. Women that I’d published before were also much less likely to send me new work. […] I backed off soliciting men because they […] sent me stuff no matter what. And then I redoubled my efforts with women and repeated offers, actively going out to seek out women.
Dans le monde (littéraire) actuel, la parité ne s’obtient donc pas toute seule, sans effort de la part des éditeur.trice.s… ou des concepteur.trice.s d’examens.
Cette nécessité de faire des efforts pour présenter les œuvres d’un certain nombre de femmes n’est qu’une des manifestations d’un système qui garde des écrivaines loin du milieu littéraire et donc de la légitimité que celui-ci peut leur accorder. Il le fait en alimentant un cercle vicieux : leur socialisation en tant que filles rend les écrivaines moins confiantes en leurs capacités, ce qui ne les encourage pas à (accepter d’)aller vers ce métier; puis le manque de modèles (pas nécessairement d’écrivaines comme telles, mais d’écrivaines reconnues, surtout enseignées) fait en sorte que certaines femmes choisissent de ne pas sortir du champ de l’écriture personnelle ni de tenter la publication22Delphine Naudier, 2010, op. cit. D’autres impératifs sociaux peuvent empêcher les femmes de se consacrer à l’écriture : les écrivaines interviewées par Naudier nomment la maternité, les tâches domestiques plus souvent qu’autrement attribuées aux femmes, etc.. Isabelle Boisclair rappelait en effet, dans une table ronde de la future librairie L’Euguélionne intitulée « Les féministes à l’assaut des milieux littéraires23Isabelle Boisclair, Les féministes à l’assaut des milieux littéraires, table ronde présentée par la librairie féministe L’Euguélionne, à la Maison des écrivains, Montréal, 2016. », que la « figure de l’auteur.e se pense plus au masculin » (fermez les yeux et imaginez un auteur une seconde… ne voyez-vous pas un hybride de Victor Hugo et de Victor-Lévy Beaulieu comme moi?) et que « les femmes ne sont pas invitées à se penser comme sujets intellectuels24Les mots exacts peuvent varier quelque peu; je me fie ici à ma transcription de ces extraits de la conférence, que je n’ai pas enregistrée. ». Sur ce dernier point, du chemin reste à faire, et ce, malgré la présence majoritaire des femmes dans plusieurs programmes du collégial et du premier cycle universitaire, mais il s’agit là d’un autre article. Il demeure néanmoins que « tenir « la posture d’écrivain[e] » consiste à s’approprier les signes du masculin25Delphine Naudier, 2010, op. cit., p. 51. », ce qui crée un autre conflit intérieur entre exigence de féminité et désir de « masculinité » (ou de ce qui est marqué comme tel; voir Simone de Beauvoir26Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe I, Paris, Gallimard, 1949. et Elena Gianini Belotti27Elena Gianini Belotti, Du côté des petites filles, Paris, Des femmes, 1981 [1973]. à ce sujet).
Pour Isabelle Boisclair, au-delà du plan matériel (donc du décompte), il faut aujourd’hui faire de la place aux écrivaines sur le plan symbolique : en effet, elle rapporte que malgré la hausse du nombre d’écrivaines, l’espace qu’elles occupent dans les médias demeure à peu près le même, soit 30 %, ce qui correspond à peu près au chiffre obtenu par Lori Saint-Martin après l’étude de six journaux québécois et européens28Merci à Martine Delvaux pour cette référence, mentionnée lors de la table ronde Écrire, disent-elles : Femmes et littérature, tenue le 12 août 2016 à la librairie Raffin, à Montréal.. Daphné B., dans une entrevue sur Filles missiles menée par Edith Paré-Roy des Méconnus29Edith Paré-Roy, « Chronique Les Méconnues: Les Filles Missiles contre-attaquent », Les Méconnus, 2016, en ligne, <http://lesmeconnus.net/chronique-les-meconnues-les-filles-missiles-contre-attaquent>, consulté le 27 avril 2016., précise que cette différence quantitative dans le traitement des femmes se double d’une différence qualitative (et que l’une reflète l’autre, dans un sens ou dans l’autre). En effet30Ibid.,
on ne traite pas l’œuvre d’une écrivaine ou d’une artiste femme de la même façon que celle d’un homme. La réception critique est systématiquement biaisée (qu’elle provienne d’un homme ou d’une femme), ne serait-ce que dans le vocabulaire qu’elle emploie. On parle par exemple d’« écriture féminine », alors que jamais on ne pense rattacher l’écriture d’un homme à son sexe.
Comme le rappelle Martine Delvaux dans son manifeste à l’occasion de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur (auquel mot elle remet le « e » manquant), ce qu’écrivent les femmes est encore souvent perçu « comme des choses légères, trop intimes, trop personnelles, qui ne touche[nt] pas à l’universel31Union des écrivains québécois (UNEQ), « Manifeste de Martine Delvaux à l’occasion de la JMLDA », 2016, en ligne, <https://www.uneq.qc.ca/2016/04/23/manifeste-de-martine-delvaux-a-loccasion-de-journee-mondiale-livre-droit-dauteur>, consulté le 28 avril 2016. ». Ce n’est que lorsqu’on qualifie leur œuvre d’universelle que les écrivaines peuvent franchir le saut qualitatif entre le deuxième et le troisième palier, celui de la consécration. Elles restent cependant peu nombreuses à pouvoir le faire : depuis 22 ans, seules 8 d’entre elles se sont vu décerner le Prix des libraires32Danièle Simpson, « À la mémoire de George Sand », Mot de la présidente, Union des écrivaines et des écrivains québécois [UNEQ], 2016, en ligne, <https://www.uneq.qc.ca/2016/06/01/de-presidente-juin-2016>, consulté le 15 août 2016.; on ne parle même pas de l’Académie française, où seules 8 femmes ont été élues au titre d’Immortelles33Mathilde Doiezie, « Académie: Dominique Bona, huitième femme sous la Coupole », Le Figaro, 2014, en ligne, <http://www.lefigaro.fr/livres/2014/10/23/03005-20141023ARTFIG00260-academie-dominique-bona-huitieme-femme-sous-la-coupole.php#>, consulté le 30 avril 2016. parmi 729 académicien.ne.s34Académie française, « Les quarante aujourd’hui : 38 membres », en ligne, <http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/les-quarante-aujourdhui>, consulté le 30 avril 2016. Pour d’autres statistiques sur le sexe des lauréat.e.s des principaux grands prix littéraires de la France et du Québec, voir Danièle Simpson, 2016, op. cit....
Enfin, reste le dernier palier concerne la pérennité de l’œuvre de l’auteur.e assurée par l’institution scolaire. À ce sujet, je ne suis pas la seule à y avoir été exposée à peu d’œuvres de femmes; écoutons encore Daphné B.35Edith Paré-Roy, 2016, op. cit. :
Par exemple, en jetant un coup d’œil au corpus universitaire québécois, on se rend vite compte d’une chose : si l’œuvre des femmes existe, elle n’est pas beaucoup étudiée. C’est presque une blague que de penser qu’en 2016, il m’a fallu attendre la maîtrise et un cours de littérature féministe pour que je fasse la connaissance d’auteures. Pendant mon baccalauréat, on m’a fait lire la femme comme un personnage. Pas comme une auteure.
N’en déplaise aux critiques : la présence d’Emma Bovary, de Maria Chapdelaine et même des Belles-sœurs ne suffit pas à constituer un corpus égalitaire.
La mention d’un.e auteur.e dans un énoncé de l’EUF tient à la fois de ce quatrième niveau et du troisième, puisqu’être nommé.e à un examen national représente une certaine consécration, qui peut toutefois ne pas assurer pour autant la pérennité de l’œuvre (les anthologies littéraires feront plutôt le travail en milieu scolaire); ces énoncés d’examens sont néanmoins présentés à des milliers d’étudiant.e.s chaque année, imprégnant ne serait-ce que pendant quelques heures leur esprit.
L’épreuve uniforme de français
Depuis 1998, l’épreuve certificative du diplôme d’études collégiales (DEC) du Québec, soit l’EUF, a pour objectif de36Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, « Épreuve uniforme de français, langue d’enseignement et littérature – Collégial », en ligne, <http://www.mesrs.gouv.qc.ca/colleges/etudiants-au-collegial/epreuve-uniforme-de-francais>, consulté le 10 mai 2015.
vérifier que l’élève possède, au terme des trois cours de formation générale commune en langue d’enseignement et littérature, les compétences suffisantes en lecture et en écriture pour comprendre des textes littéraires et pour énoncer un point de vue critique qui soit pertinent, cohérent et écrit dans une langue correcte.
On présente ainsi aux étudiant.e.s trois sujets qui traitent d’un aspect d’extraits provenant d’une ou deux œuvres littéraires. En quatre heures trente minutes, iels doivent lire les extraits, choisir un sujet et rédiger une dissertation critique de 900 mots.
Voici, en exemple, un des trois sujets de l’épreuve de décembre 201437Richard Berger, « Liste des sujets soumis aux épreuves antérieures », Épreuve uniforme de français : cégeps du Québec, 1997-2015, en ligne, <http://pages.infinit.net/berric/EUF/listesujets.htm>, consulté le 8 mai 2015. :
L’extrait du roman autobiographique La femme gelée d’Annie Ernaux et l’extrait de la pièce de théâtre La liste de Jennifer Tremblay proposent-ils un portrait semblable de la mère ?
Textes : Des extraits du roman La femme gelée d’Annie ERNAUX, (Paris, Gallimard, coll. Folio, 1987, p. 144-145, 148-149 et 154-157) et des extraits de la pièce La liste de Jennifer TREMBLAY (Longueuil, La Bagnole, 2008, p. 11-17 et 25-26).
Ces trois sujets peuvent ou non correspondre aux trois périodes couvertes par chacun des cours de littérature du DEC38Il y a un quatrième cours de français obligatoire, mais il porte sur la communication, et non sur la littérature., dont la division en périodes varie d’un cégep à l’autre. Le cégep du Vieux Montréal suit la découpe suivante : avant 1850; de 1850 à 1995; et les 20 dernières années39Cégep du Vieux Montréal, « Formation régulière : Français et littérature », 2014, en ligne, <http://www.cvm.qc.ca/formationreg/formationgenerale/francaislitt/Pages/index.aspx>, consulté le 10 mai 2015., alors que le cégep Saint-Jean-sur-Richelieu suit celle-ci : des origines à 1900; de 1901 à 1980; de 1981 à aujourd’hui, avec un accent sur la littérature québécoise40Cégep Saint-Jean-sur-Richelieu, « Écriture et littérature : 601-101-MQ », 2015a, en ligne, <http://grilledecours.cstjean.qc.ca/?o=601101MQ>, consulté le 10 mai 2015; Cégep Saint-Jean-sur-Richelieu, « Littérature et imaginaire : 601-102-MQ », 2015b, en ligne, <http://grilledecours.cstjean.qc.ca/?o=601102MQ>, consulté le 14 mai 2015; Cégep Saint-Jean-sur-Richelieu, « Littérature québécoise : 601-103-MQ », 2015c, en ligne, <http://grilledecours.cstjean.qc.ca/?o=601103MQ>, consulté le 14 mai 2015.. Un autre découpage significatif serait celui de 1960 à nos jours, puisque c’est au début de la Révolution tranquille qu’Isabelle Boisclair situe « l’émergence du mouvement de prise de parole des femmes41Isabelle Boisclair, « Roman national ou récit féminin? La littérature des femmes pendant la Révolution tranquille », Globe : revue internationale d’études québécoises 2, no. 1, 1999, p. 104. ».
Évidemment, on s’attend à la présence de moins d’auteures dans les sujets couvrant la période qui va jusqu’à 1850, puisqu’à cette époque et même après, il était difficile pour une femme d’écrire, faute, entre autres, de temps et d’espace (d’une chambre à soi, comme le dit Virginia Woolf42Virginia Woolf, Une chambre à soi, Paris, Éditions 10/18, 1992 [1929].). Cependant, comme de plus en plus de femmes publient leurs écrits, j’étais en voie de m’attendre à la présence accrue, peut-être même paritaire, des textes écrits par des femmes dans les sujets traitant de littérature contemporaine.
Objectif de recherche
En tant qu’ancienne étudiante et actuelle enseignante de français au collégial, je me suis demandée si les sujets de l’Épreuve uniforme de français (EUF) comportaient eux aussi un biais défavorable aux auteures. Je me suis donc basée sur la très complète liste des sujets de l’épreuve de 1996 à 2015 qui est disponible sur le site web de Richard Berger43Richard Berger, 1997-2014, op. cit. et sur certaines données compilées par Simon Lanctôt dans son livre Tout foutre en l’air44Simon Lanctôt, Tout foutre en l’air : carnets d’un jeune prof, Québec, Les éditions du Septentrion, 2013. pour dresser un portrait de la présence des œuvres de femmes dans cette épreuve. Une « recherche approfondie » des programmes d’enseignement reste à mener afin de déterminer quelle place y occupent les œuvres littéraires des femmes, d’après Danièle Simpson45Danièle Simpson, 2016, op.cit.; cette étude sera un premier pas dans cette direction.
Méthodologie
À partir de la liste de sujets de l’EUF mentionnée ci-dessus, j’ai sorti tous les titres d’œuvres et leur année de publication selon le genre (féminin ou masculin) de l’auteur.e. Ensuite, j’ai calculé les pourcentages d’œuvres d’hommes, de femmes et d’anonymes selon la période.
Aussi, j’ai classé chaque épreuve (c’est-à-dire chaque date d’examen), selon la proportion de textes d’hommes et de femmes qui étaient présentés dans les trois sujets proposés. De cette manière, j’ai pu calculer le pourcentage des épreuves qui ne présentaient que des auteurs masculins, que des auteurs masculins sauf une, que des auteures (si jamais c’était le cas), que des auteures sauf un, et une situation (quasi) paritaire.
Enfin, j’ai mis à jour la liste de fréquence des auteurs compilée par Lanctôt en 2013 et je l’ai divisée selon le genre, afin de voir s’il y avait autant de diversité chez les auteures à l’étude que chez les auteurs, et si certaines auteures se démarquaient du lot par leur grand nombre d’occurrences.
Résultats
Le tableau 1 présente les données relatives aux occurrences des auteur.e.s par genre aux différentes périodes analysées.
46Après ajustement. 47De 1850 aux vingt années précédant l’épreuve.Avec peu de surprise, j’ai constaté que des textes d’avant 1901, seuls 5,3 % ont été écrits par des femmes; avant 1850, le pourcentage est plus élevé (11,4 %), mais cela s’explique par le fait que les cinq mêmes textes écrits par des femmes (George Sand et Marie-Madeleine de La Fayette, deux fois chacune, et Marceline Desbordes-Valmore, une fois) se répartissent alors sur un plus petit nombre de textes. Quant aux textes écrits entre 1850 et les 20 années précédant l’année de l’épreuve, il était étonnant de constater que le pourcentage de textes écrits par des hommes était sensiblement le même que celui des textes d’avant 1850, c’est-à-dire 85,0 %. La période de 1901 à 1980 donne un résultat semblable.
Ce sont évidemment les textes les plus récents (à partir du XXe siècle) qui dépassent la moyenne de 19,4 % de textes d’auteures dans les sujets de l’EUF de 1996 à 2014. Les textes écrits depuis 1901 sont à 25,6 % féminins; depuis 1960, ils le sont à 29,7 %. Les textes des 20 dernières années, quant à eux, frôlaient la parité 40 %/60 % (sans toutefois l’atteindre) avec 36,9 % de textes d’auteures; c’est lors de la période de 1981 à aujourd’hui que les textes de femmes font meilleure figure, avec 42,1 % du lot.
Le tableau suivant présente le nombre d’épreuves selon la proportion d’auteurs et d’auteures qu’elles comptent48L’épreuve d’août 2011 comprenait quatre auteurs et un anonyme (du Moyen Âge). Nous avons traité l’anonyme comme un élément neutre et avons par conséquent considéré l’épreuve comme « complètement masculine ». :
Plus des trois quarts des épreuves ne comptent aucune ou une seule œuvre écrite par une femme. Les épreuves paritaires (plus ou moins un.e auteur.e) ne représentent qu’un peu plus d’une sur six passations – une aux deux ans, à raison d’environ trois épreuves par année. Un peu plus d’une épreuve sur cinq (21,4 %) portent sur plus d’une œuvre de femme; seules trois épreuves depuis 1996 ne présentent que des auteures sauf un, et aucune ne comporte que des auteures.
Dans les trois dernières années (2013 à 2015 inclusivement), sur onze épreuves au total, on compte deux épreuves entièrement masculines, huit épreuves où une seule écrivaine figure parmi une liste d’écrivains et une épreuve où un seul écrivain figure parmi une liste d’écrivaines. S’il y a eu prise de conscience par rapport à la recherche d’un certain équilibre femmes/hommes dans les corpus, ses effets ne sont pas visibles sur les dernières éditions de l’EUF.
Enfin, seuls des auteurs ont pu atteindre huit, neuf ou même dix occurrences en dix-neuf ans d’EUF. Les deux auteures les plus souvent citées sont Gabrielle Roy (sept occurrences) et Germaine Guèvremont (quatre occurrences, toutes pour le même livre!). Au total, les auteures représentent 23,1 % de tou.te.s les auteur.e.s présenté.e.s à l’EUF. 38 auteures se partagent 63 occurrences totales, et 129 auteurs se partagent 261 occurrences totales; la diversité reste malgré tout plus grande dans le choix d’auteures que dans le choix d’auteurs (0,60 contre 0,49).
Discussion
La proportion d’auteures citées dans les sujets de l’EUF, quoique plus élevée lorsqu’il s’agit de périodes récentes, n’atteint la parité 40 %/60 % avec les auteurs que pour la période de 1981 à nos jours. Que les femmes puissent représenter à peine plus de 12 % des auteur.e.s pour la période précédant 1850 (ou à peine plus de 5 % pour les œuvres datant d’avant 190149La grande différence entre les deux pourcentages est attribuable au fait qu’aucun texte de la période entre 1850 et 1900 proposé n’a été écrit par une femme, et que plusieurs textes d’hommes considérés comme des incontournables scolaires ont été publiés pendant cette période (œuvres de Maupassant, de Baudelaire, de Nelligan, etc.).!) n’est pas surprenant, mais à partir de 1901, on s’attendrait à plus que 25,6 % d’auteures. On pourrait suggérer au Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur de s’inspirer de la liste de 76 auteures50Ou de « femmes qui ont contribué à la vie culturelle ou théâtrale, mais qui n’ont pas publié de livres » (Chantal Savoie, Les femmes de lettres canadiennes-françaises au tournant du XXe siècle, Montréal, Nota bene, 2014, annexe I). canadiennes-françaises ayant publié entre 1895 et 1933 compilée par Chantal Savoie51Ibid., liste qui, précise-t-elle, n’est même pas exhaustive. On y trouve entre autres Laure Conan, Jovette Bernier et La Bolduc; seule une chanson de cette dernière est apparue (une fois) dans un sujet de l’EUF.
Même si pour certaines périodes la parité est atteinte ou presque, le travail ne doit pas s’arrêter là : en effet, pourquoi toujours se satisfaire d’une parité 40 %/60 % où les femmes composent systématiquement les 40 % et les hommes, les 60 %?
Gabrielle Roy et Germaine Guèvremont occupant respectivement 11,1 % et 6,3 % de toutes les occurrences d’auteures citées à l’EUF (n=63), il apparait d’autant plus essentiel de diversifier le corpus, et ce, même si la diversité est plus grande chez les auteures que chez les auteurs. La catégorie Wikipédia « Femme de lettres française52Wikipédia, « Catégorie : Femme de lettres française », Wikipédia. Repéré le 10 mai 2015 à http://fr.wikipedia.org/wiki/Categorie:Femme_de_lettres_francaise, 2015a. » comprend 1393 pages d’auteures desquelles s’inspirer (seulement dans les « A » : Éliette Abécassis, Christine Angot… auxquelles on pourrait aussi ajouter Michèle Audin), et la catégorie « Femme de lettres canadienne53Wikipédia, « Catégorie : Femme de lettres canadienne », Wikipédia. Repéré le 10 mai 2015 à http://fr.wikipedia.org/wiki/Categorie:Femme_de_lettres_canadienne, 2015b. », 243 pages (dont Nelly Arcan, Louky Bersianik, Nicole Brossard et Antonine Maillet, entre nombreuses autres, auraient pu avantageusement figurer dans un sujet de l’EUF).
Quant à la proportion d’auteures et d’auteurs dans les sujets d’une même épreuve, bien que nous souhaitions voir un jour apparaitre des épreuves complètement féminines afin de contrebalancer les (trop nombreuses) épreuves complètement masculines proposées depuis 1996, il semble que ce soit plus difficile, surtout pour les sujets couvrant les périodes précédant le XXe siècle. Il serait tout de même intéressant de voir l’arrivée massive de sujets plus ou moins paritaires dans les épreuves.
Heureusement, Geneviève Tringali souligne la qualité d’une anthologie de 2007, de la maison d’édition Modulo54André G.Turcotte (dir.), Anthologie. Confrontation des écrivains d’hier à aujourd’hui, Tome 3 : de la Nouvelle-France au Québec actuel, Mont-Royal: Modulo, 2007. et écrite par une équipe à plus de 50 % féminine; elle souligne « le soin avec lequel des textes de femmes sont intégrés au corpus [, textes qui sont] présentés et analysés avec beaucoup plus de nuance et de subtilité » que dans « plusieurs anthologies traditionnelles55Geneviève Tringali, « Enseigner la littérature des femmes : transmission et consécration », Postures, Dossier « En territoire féministe : regard et relectures », no. 15, 2012, pp.159-160. ». Autre initiative heureuse, le comité des femmes du Centre québécois du PEN international, dont l’écrivaine Catherine Mavrikakis est membre, a pour projet la sensibilisation des enseignant.e.s des cégeps sur la question de la littérature des femmes et de sa place au collégial56Nathalie Collard, « Prend-on la littérature des femmes au sérieux? », La Presse, 2016, en ligne, <http://plus.lapresse.ca/screens/a688292b-0925-4cbb-b503-a4a187ba7942|fSi0K5zoPe6u.html>, consulté le 6 mars 2016., afin d’éviter que se poursuive ce que Lori Saint-Martin qualifie de « manspreading culturel57Ibid. » dans les institutions scolaires. Enfin, du côté littéraire exclusivement, un Comité sur l’égalité des hommes et des femmes en littérature créé par l’UNEQ évaluera les effets du « biais inconscient » envers les hommes soulevé par Catherine Nichols58Catherine Nichols, 2015, op. cit., et ce, dès septembre 201659Danièle Simpson, 2016, op.cit..
Du côté des enseignant.e.s, l’espoir se profile déjà, si on se fie à un petit sondage maison effectué auprès de dix d’entre elleux (six femmes et quatre hommes) faisant partie de mon réseau. Le corpus de cours60Je leur ai demandé de me lister les œuvres qu’iels donnaient à lire pendant le semestre actuel; certain.e.s ont donné la liste pour un cours, d’autres pour plusieurs cours. J’ai considéré l’ensemble des titres d’œuvres dont iels m’ont fait part. de quatre enseignant.e.s (trois femmes et un homme) compte 50 % ou plus d’auteures, même si dans le cas des six autres, le pourcentage d’auteures varie entre 0 % et 25 %. Le portrait global des œuvres récentes à l’étude, tou.te.s enseignant.e.s confondu.e.s, est quant à lui très réjouissant : 50 % des œuvres écrites depuis 1981 et étudiées dans les classes des enseignant.e.s consulté.e.s sont de la main d’auteures (soit 9 sur 18; quoique l’une d’entre elles soit inscrite sur une liste de lectures au choix); quant aux œuvres écrites depuis 1960 et à celles des 20 dernières années à l’étude, le pourcentage d’œuvres de femmes avoisine les 50 % (6 sur 14 dans le premier cas, dont 2 sur une liste au choix, et 11 sur 23 dans le second). Bien sûr, ce sondage pourrait ne refléter que le degré de féminisme ou de proféminisme de mon entourage; cependant, je préfère être optimiste et y voir, avec la publication de l’anthologie de Modulo, des signes de changements dans la communauté professorale, changements qui seront en outre appuyés par le projet du comité des femmes du Centre québécois du PEN international.
Conclusion
L’EUF se doit, en tant qu’outil d’évaluation élaboré par une de nos institutions, de préconiser la diversité dans les auteur.e.s présenté.e.s, dans un souci de représentation des voix littéraires québécoises et autres auprès de lecteur.trice.s, présent.e.s ou futur.e.s et d’élargissement de la « place symbolique » qu’occupent les écrivaines61Isabelle Boisclair, 2016, op. cit.. Bien sûr, cela devra aussi passer par la diversification ethnoculturelle des auteur.e.s, par exemple62Les fonctionnaires en charge du choix des œuvres pour l’EUF auraient ici intérêt à porter attention aux livres publiés chez Mémoire d’encrier, maison d’édition québécoise qui fait beaucoup de place dans son catalogue à des écrivain.e.s haïtien.ne.s et autochtones, entre autres., mais dans le cadre de cette courte étude, je ne me suis penchée que sur le genre de ces mêmes auteur.e.s, autre passage obligé. Avec moins de 20 % de textes d’écrivaines au total, l’EUF semble faire piètre figure (moins que l’espace médiatique alloué aux œuvres de femmes dans les quotidiens); toutefois, le pourcentage monte à 42 % lorsqu’on considère seulement les œuvres parues depuis 1981, ce qui reflète la proportion d’écrivaines dans le Québec actuel, soit 45 %63Observatoire de la culture et des communications du Québec, 2011, op. cit.. Il est aussi dommage que le nombre d’épreuves où les quatre ou cinq auteurs présentés sont des hommes soit aussi grand, alors que les épreuves presque complètement masculines comptent pour le double des épreuves (quasi) paritaires.
En fait, il est dommage que le fait de ne voir que des auteurs hommes dans une épreuve ne surprenne pas, et qu’il ne semble être venu à l’idée de personne de présenter, à l’épreuve suivante, cinq auteures femmes afin d’équilibrer les épreuves. Évidemment, un tel choix se remarquerait, lui, puisque le féminin est (toujours malheureusement) marqué par rapport au masculin. Serait-ce un geste trop politique? Pourtant, il me semble qu’il s’agit d’un bien petit pas à faire, d’un premier pas vers une meilleure représentativité, dans le corpus, de qui sont véritablement les auteur.e.s du Québec et d’ailleurs dans la francophonie. Alors que l’école québécoise se targue de défendre l’égalité entre les sexes, il faut qu’elle ait à cœur non seulement sa dimension matérielle d’accès aux études, mais aussi sa dimension symbolique : que les étudiantes aient elles aussi accès à des modèles de femmes intellectuelles dont on écoute la voix et dont on juge le propos universel, afin qu’elles puissent sentir que leur propre voix (en tant que femmes, en tant que futures écrivaines) a une place aussi. Selon Delane Bender-Slack, « [t]he danger is that in leaving [the voices of women, minorities, the poor, and the uneducated] out, the perception of what they have contributed to our society becomes warped64Delane Bender-Slack, « Why Do We Need to Genderize? Women’s Literature in High School », The English Journal 88, no. 3, 1999, p. 93. », et ce, autant dans l’esprit des garçons que dans celui des filles.
Car la question va au-delà de cette injonction à la diversité ou à la représentativité des voix; en effet, Lori Saint-Martin rappelle, dans un article insistant sur la nécessité de la parité non seulement dans le domaine politique, mais également dans le domaine culturel (d’où le concept de parité culturelle), que « l’effacement des voix des femmes est une forme de violence symbolique65Lori Saint-Martin, « À quand la parité culturelle? », Le Devoir, en ligne, <http://www.ledevoir.com/societe/actualites-en-societe/461617/sexisme-a-quand-la-parite-culturelle>, 2016. », consulté le 15 août 2016. Pour que le « tapis roulant » évoqué par Isabelle Boisclair cesse de glisser sous les pieds des écrivaines « astreint[es] à faire du surplace66Isabelle Boisclair, s.d., op. cit. », il faudra encore travailler. Je presse à ce sujet le Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur de ralentir la cadence du tapis67Une copie de cet article et une lettre d’accompagnement ont été envoyées au Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, ainsi qu’au Secrétariat à la condition féminine pour l’égalité entre les femmes et les hommes..
Aux lectrices, étudiantes ou non, je souhaite de continuer à découvrir des voix féminines du Québec et du monde, par elles-mêmes s’il le faut, tout en n’hésitant pas à poser des questions et à critiquer les choix faits par les enseignant.e.s et administrateur.trice.s scolaires lorsqu’elles ne s’y retrouvent pas – lorsque les choix institutionnels reflètent « une perspective […] androcentrique » de la littérature68Geneviève Tringali, 2012, op. cit., pp. 165-166.. Si la littérature prétend être un miroir de la vie, il faut que la qualité de ses différentes voix soit reconnue afin que tou.te.s puissent s’y voir – et ne s’en sentent pas exclu.e.s.